Chapitre 72 – Vendredi 22 mai
Cheville
Le petit déjeuner c’est toujours un moment où on n’y croit plus beaucoup à la beauté, c’est même pénible à regarder cette peau tordue qu’on pourrait mâcher. La nuit rend moche, et profondément, sans détour. Pourtant avec Nora, je n’arrive pas à m’y résoudre. Elle mord dans sa tartine et me sourit de confiture, l’arrogance des jolies femmes déraille les mâchoires. Comment pourrais-je manger ? Je verrai ça plus tard, pour l’instant je la regarde, c’est bien assez. Je lui découvre des petits tics comme cette façon de passer sa langue sur les lèvres, ses battements de cils qui vont toujours par deux. Je dissèque mon éléphant, plus légiste que médecin.
J’arrête mes études, elle voudrait bien déjeuner tranquillement. Je troque le microscope contre un nouveau café et allume le petit téléviseur pour Éva. Le dessin animé baragouine une histoire sans logique aucune. Je n’ai pas plus à entendre qu’à voir, je n’ai plus que les mains pour m’occuper. Je m’assois à côté de Nora, lui caresser le cou en silence lui va bien. Elle me le fait savoir en baissant la tête, c’est ma petite victoire.
Elle sort de la douche les cheveux mouillés, elle laissera le vent les sécher. Et du vent il y en a ce matin, le temps se couvre. Nous laissons Éva à son programme et sortons sur ce sentier que je connais trop bien, même si quand elle est là, j’arrive à me perdre. C’est sans doute pour cette raison que nous pénétrons dans la forêt obscure aux larges épaules. Nous savoir captifs ici, jusqu’à mardi, arrangerait joliment mes tourments à venir. Une détonation interrompt mon dessein. Je ne sais pas si la chasse est ouverte, ni elle ni moi n’avons l’intention de pousser l’enquête. Nos talons deviennent nos pointes de pied et nous redescendons ardemment la route forestière. Trop. Nora trébuche sur une pierre et se foule la cheville. Elle injurie tous les Dieux avec des mots pas commodes à porter. En un instant, la balade romantique tourne à l’orage, elle retient ses larmes de douleur et sa bouche n’est plus si jolie à embrasser. Heureusement que la maison est à quelques centaines de mètres. J’hésite à aller chercher la voiture, mais la pluie commence à tomber. Elle s’appuie à mon épaule et nous rentrons à trois pattes. Arrivés à la maison, nous ne sommes plus que deux gouttes d’eau. Nora s’affale sur le canapé et rassure Éva. Je lui passe une serviette pour se sécher et reviens avec de la glace dans un torchon. Cette fois, je suis vraiment toubib. Elle grimace à chaque tentative de mouvements de cheville. L’amputation est une option, elle sourit à nouveau. Je lui jure les grands Dieux, qu’elle a d’ailleurs vertement insultés, que je n’y suis pour rien dans cette histoire, mais il faut bien avouer que ce chasseur m’a rendu un petit service. Elle sourit et grimace tout à la fois. Une chose est sûre, voici les belles prisonnières d’une longère, elles ignorent tout comme moi la durée de leur peine. Personnellement, la liberté conditionnelle me semble largement suffisante.
Je pars en voiture acheter des bandages et une crème inconnue, du moment qu’elle est blanche, cela fera l’affaire. J’achète par ailleurs quelques vivres et boissons pour rendre la prison plus dorée que barreau. À mon retour, Nora n’a pas bougé du canapé, elle regarde la télévision avec Éva. Sa cheville a un peu gonflé, j’applique la crème et enroule le bandage autour de l’articulation. Elle se laisse faire, donne l’impression de s’abandonner en fermant les yeux.
À présent, Éva m’aide à dresser assiettes et couverts sur la table. On coupe quelques tomates, un melon, de la mozza, il n’y a plus qu’à. Toute cette agitation m’évite de penser à ma future-ex-femme, aux clés de son appartement, à sa nouvelle vie. J’aide Nora à se relever tout comme elle le fait pour moi, clopin-clopant jusqu’à la chaise. Après le déjeuner, elle appelle Robin pour lui dire qu’elle ne rentrera pas aujourd’hui et ignore à ce stade le jour de leur retour. Demain, dimanche, lundi matin ? La cheville décidera. Elle n’est pas inquiète pour lui, le gamin a quelques ressources pour vivre en milieu hostile.
Elle reprend place dans le canapé, j’arrange quelques coussins dans son dos pour qu’elle soit confort. Autant que faire se peut. Elle avale un comprimé contre la douleur et bloque la télécommande sur un documentaire animalier. Le pangolin assis à côté d’elle a des fourmis dans les jambes, elle demande si elle peut faire un tour de vélo, mais n’ose pas sortir seule. Elle a gagné, je sors dans la rue déserte. Éva s’en va, Éva revient, toujours ce même élastique invisible. Mon téléphone vibre dans ma poche, cette fois je décroche. Caro prend de mes nouvelles avec quand même un petit reproche qui sèche au fond de sa gorge. Elle parle vite, trop vite, puis attend que je lui renvoie la balle. C’est dans le filet que je lui renvoie, et ça m’ennuie un peu quand même, parce qu’elle se donne du mal. Elle me ramène de jolis trucs à regarder quand elle se baisse pour ramasser la balle, mais ses ronds de jambe incessants, c’est encore bien plus épuisant. Je finis par lui dire que ça ne sert à rien qu’elle m’appelle tous les jours, je lui dis gentiment parce que de la gentillesse j’en ai encore pour elle. Elle fait mine de comprendre et raccroche à moitié.
Je m’assois sur un petit mur en pierre, un peu écroulé, car c’est tout ce qu’ils savent faire ici, les murs. Les pierres, elles, ne restent jamais bien droites. Elles finissent toujours par soupirer et se barrer on ne sait où. C’est bien pratique quand même pour regarder Éva et ses « Coucou Gabriel ! ». La pluie met un terme à son vélodrome.
Nora pianote sur son smartphone, la télévision en arrière-plan. L’après-midi pluvieuse nous oblige à sortir un jeu de société. Quelques biscuits et du thé en attendant on ne sait trop quoi. Vers dix-huit heures, on démarre un film sur l’ordinateur. Je regrette un peu que novembre ne soit pas là, il nous en ferait une bonne flambée dans le poêle à bois. Pour le plaid sur les genoux, on n’a pas besoin de lui ni pour ce petit bout de bonheur qui me chatouille le nez. Une hydre à trois têtes sur un canapé d’angle.
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