Chapitre 73 - Samedi 23 mai
Le piaf
Monter, quand on a le pied chaud, ça va. Descendre, le pied froid, la plume sur l’orteil, c’est plus compliqué. Surtout avec cet escalier, raide dingue de Nora. Elle finit par descendre les marches sur les fesses, ce qui lui vaut les applaudissements de l’assemblée.
- Fous-toi de moi, salaud ! dit-elle en mimant la colère. Viens plutôt m’aider.
- Vous avez demandé le Samu, ne quittez pas. Vous avez demandé le Samu, ne quittez pas.
- Allez ! Viens !
Je viens. Conduire ce n’est pas pour aujourd’hui, elle est encore à moi. Elle s’assoit en grimaçant sur le canapé, nous prenons le petit déjeuner sur la table basse.
- Heureusement que tu es là. Je ne sais pas comment j’aurais fait toute seule.
- Tu ne serais pas venue, donc ça ne serait pas arrivé.
- C’est vrai, mais quand même.
- En tous les cas, je ferai tout pour me rendre indispensable.
- Confidence pour confidence, tu l’es un peu plus chaque jour.
- Tu es ma bonne nouvelle.
- Et je veux bien que tu m’apportes du miel.
Du miel, elle en a déjà plein les yeux, alors un peu plus un peu moins ! Je me relève du canapé le cœur vaillant pour chercher le pot dans le placard. Éva descend à son tour et file droit devant, embrasser sa mère.
Un peu plus tard dans la matinée, j’appelle ma fille pour prendre des nouvelles de la famille. Le déménagement est prévu pour demain, des amis viendront prêter leurs bras. Une matinée devrait suffire, vu le peu d’affaires que sa mère emporte. Le vrai déménagement c’est le chemin entre Ikea et son appartement. Elle recommence à zéro et me laisse un musée poussiéreux. Je raccroche.
Pour aller mieux, il suffirait de tourner la tête et regarder Nora comme pour la première fois. Je n’ai pas envie de lui infliger ce spectacle et sors dans le jardin. J’ai envie de souffrir nettement, de beaux contours sans médecine ni beauté. C’est un petit plaisir solitaire, de la masturbation intestine que de sentir ses tripes suinter de toute part. Je le connais trop bien ce Grand Huit incessant, ses rails abrupts, ses bosses et ses coups de pied faits de droite et de gauche. Je n’ai qu’un jeton, j’attends que la terre cesse de trembler et rentre en laissant la fête foraine dans mon dos. Nora a quelques expériences dans ce domaine pour me laisser un peu de repos. Son silence est la seule chose que je veux entendre. Ses yeux, ils vous parlent bien mieux que les docteurs. Un pour le ventre, l’autre pour la soif, j’y mets un sucre et je l’embrasse. Ce serait le moment de s’envoler un bon coup et tout laisser en plan, ces miettes sur la table et ce lit défait, rien à foutre ! Plier bagage et repartir à l’assaut de notre colline. Seulement, il y a toujours un hic qui vous empêche sottement, des emprunts bien-pensants et des directeurs nés sous- directeurs. Et puis il faut avouer que ma Nora est trop bien assise pour tenter l’effroyable aventure. Le voyage ne souffre de demi-chevilles, alors on reste. Elle me montre même qu’on peut très bien s’aimer sur un canapé et de manière très théâtrale, sans être à poil. De l’érotisme, il y en a partout chez elle ; elle me viole en un battement de cil, un assassinat bien calibré, le meurtre parfait. Et tout ça devant témoin, mais Éva ne voit rien pour la simple raison que Nora ne fait rien, ne bouge pas, elle me regarde et c’est déjà beaucoup trop. Je pars amnésique prendre une douche, elle m’a guéri comme un orgasme.
L’après-midi, nous partons faire un tour en voiture. Rester ici toute la journée, c’est l’assurance de se trouver moins beau, ça je ne veux pas, et puis ce canapé m’épuise. Sans réel but, nous roulons au gré des panneaux d’affichage, c’est notre vent à nous. Il nous pousse jusqu’au Lac des Settons. Nos vies liquides nous dirigent toujours là où pousse l’eau. Je me gare au plus proche pour ma belle estropiée. Son ange gardien est également à ses côtés, nous nous installons tous les trois sur des berges roseaux. Ici, la vie est sobrement teintée de va-et-vient. Les nuages, les oiseaux, les canards, les arbres et les barques, chacun à son rythme, tout le monde fait ça. À commencer par Éva qui papillonne sans cesse, un coup là-bas, un autre ici. Il n’y a que nous deux qui résistons à la danse, faute de vent sur les chevilles. Il y a quand même sa main qui profite du voyage et c’est bien agréable de s’y croire un peu en haut des peupliers. Me voici reparti dans le Massif des Maures en deux temps, trois mouvements. Une vraie compagnie ferroviaire, les doigts de Nora. Elle pourrait me dépouiller de tout sans rien y voir. Éva m’appelle.
- Gabriel ! Viens voir.
- J’arrive.
Je dois laisser la bestiole à trois pattes sur la couverture. Je rejoins Éva penchée près des sapins.
- Regarde, le pauvre.
Par terre gît un oisillon qui piaille.
- Ah oui. Il a dû tomber du nid.
- Tu crois que sa mère va venir l’aider ?
- J’aimerais te dire oui.
- Ça veut dire qu’elle ne viendra pas.
J’hésite à mentir. Le temps de répondre, elle a trouvé la solution.
- On peut le ramener ?
- À la maison ?
- Oui. S’il te plaît.
- Demande à ta mère alors.
Elle revient déjà.
- Elle m’a dit que c’est toi qui décides. C’est ta maison.
- Pas vraiment, mais OK. Tiens, prends les clés et ouvre-moi le coffre !
Je ramasse le piaf un peu dégueulasse et suis Éva jusqu’à la voiture. Il pousse des petits cris, le bec grand ouvert. Je le dépose sur un drap tout aussi sale que lui et referme le coffre. Le vétérinaire est soudainement pressé de rentrer. Nora a un peu froid, ça tombe à point. Une heure trente après, je dépose dans la grange l’oiseau et une boîte à chaussure. Éva a de quoi s’occuper pour le reste du week-end. Cette maison est un véritable hôpital de campagne. À force, ça me donne des envies de guérison. J’entre dans le salon et le dis à Nora. Trois mots suffisent.
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