Chapitre 81 - Dimanche 31 mai
Au fil de l’eau.
Un mur de griffures me glisse un bonjour matinal dans l’entrée. J’ai bien travaillé. Je ramasse quelques bouts de papier oubliés hier soir et m’étire longuement dans la cuisine. Il est un peu tôt pour se croire un dimanche, j’en ai encore des heures à attendre avant que ne viennent mes visiteuses. Ce matin, je ne vielle sur personne d’autre que moi-même, je prends le temps d’ouvrir tous les volets du rez-de-chaussée. Il est cinq heures et déjà un orchestre de jazz a pris possession des lieux. J’ai réveillé un vieux crooner au chapeau mou, je l’accompagne d’un café et de volutes bleues sous le perron. Ça réveille le piaf qui dort à mes pieds, il en profite opportunément pour réclamer pitance. Je n’ai pas la patience infinie d’attendre le jour ni la force d’entreprendre de grandes choses. Un demi-somme face à l’écran de l’ordinateur me maintient à flot jusqu’à mes sept heures bien méritées. Je n’en tire ni gloire ni profit, et me recouche pour deux heures.
C’est bien plus tard que mon soleil arrive. J’ouvre le portail et Nora gare sa voiture à côté de la mienne. Éva descend prestement, elle veut voir son oiseau séance tenante. Nora a une sortie plus délicate. Je lui ouvre la portière, elle me sourit à travers ses lunettes de soleil.
- Elle ne me parle que de l’oiseau depuis que nous sommes parties.
- Je vois ça. Tu vas bien ?
- Super et toi ?
- Comme un beau dimanche.
Elle prend une boîte blanche et me la tend.
- Tiens, j’ai pris une tarte.
- Merci. Comme ça j’ai deux desserts.
- T’es bête.
Éva revient vers nous, elle a déjà trouvé le piaf dans son abri.
- Dis donc, il a bien grossi.
- Il faut dire qu’il ne se fatigue pas beaucoup pour trouver sa nourriture.
- Je peux lui donner à manger ?
- Tu ne peux pas attendre deux minutes, lui dit Nora.
Je dépose la tarte dans la cuisine et ressors avec la boîte du chien.
- Tiens, voici son repas.
Éva me regarde dubitative.
- Ne t’inquiète pas, il ne sait pas lire. Et je t’assure qu’il en mange sans problèmes.
Je retire le grillage du dessus, prends l’oiseau dans mes mains et le dépose sur les marches. Willy a bien compris, il piaffe d’impatience comme un mort de faim. Éva l’apaise rapidement, trois bouchées suffisent à calmer son estomac. Il nettoie son bec contre le rebord des marches, ce qui amuse beaucoup Éva, puis déploie ses ailes et s’envole maladroitement sur à peine deux mètres.
- Mais il vole ! me dit-elle tout excitée.
- Il commence. Il peut te remercier, tu as sauvé Willy.
Nous laissons Éva en bonne compagnie et entrons dans la maison. Nora découvre amusée le mur sans papier.
- Tu n’as pas perdu de temps.
- Depuis le temps justement que je voulais l’enlever.
- Tu vas mettre quoi à la place ?
- Je ne sais pas encore. Tu mettrais quoi, toi ?
- Je te vois venir.
- Droit au but, comme un chien fou.
- C’est ça.
Nous entamons un rapide débat papier peint versus peinture. Je note chaque propos dans un coin de ma tête puis m’attarde sur ses yeux. Elle le remarque rapidement et me répond en deux battements de cils. Ils m’aèrent comme un éventail andalou. Nous laissons mes allusions flotter dans l’entrée. Après l’oiseau, Éva veut faire connaissance avec le chien ours. Lui aussi, il gratte à la porte de la cuisine qui donne sur l’arrière du jardin. Je m’interpose entre le chien et Éva, il veut nous faire la fête. Avec soixante kilos de confettis tourbillonnants, il faut savoir dompter la bête. Éva hésite entre peur et rires, elle se rassure peu à peu à mesure que le chien se fatigue de ses courses folles. Nora suit le spectacle de loin, je guette la distance de sécurité entre la Belle et la Bête. Je ne peux pas l’empailler, mais je sens bien que ce chien va être un joli obstacle à mes envies incessantes de tâter ce monde de mille manières. Au bras de cette femme, oui, mais une laisse à la main, le projet est infaisable. Je suis bien dans la peine de penser à ce choix, de tous ces petits clous qui se chassent sans cesse. Oxan a compris mon chagrin et se fait plus petit, il nous laisse tranquilles, je vais chercher une bouteille de champagne.
- Tu as quelque chose à fêter, me demande Nora.
- Pourquoi, il faut ?
Elle hésite un instant. Elle veut me dire quelque chose, mais remplace sa phrase par une autre.
- Non, bien sûr ! À ta nouvelle vie alors.
- À toi aussi, Nora. À nous !
Ce petit flottement n’empêche pas les bulles d’éclater sur nos palais. Je réussis à en gober quelques-unes sur les lèvres fraîches de mon amour évident. Elle a peur des trois petits mots que je pourrais lui dire, mais peu importe, ils sont écrits dans nos yeux. Et puis je connais la règle tacite établie depuis notre premier jour : le présent uniquement.
Après le déjeuner, j’emmène les filles sur les bords de Marne. Le vélo est trop petit pour Hugo, il l’est encore plus pour Éva malgré la selle relevée à son maximum. Elle n’est pas convaincue par sa monture et préfère abandonner l’exercice au bout de quelques mètres. C’est vrai, après tout, la dignité n’est pas l’apanage des grandes personnes. Nous continuons à pied, notre balade au fil de l’eau.
On y revient sans cesse à toutes ces mers et ces rivières, toute cette vie en pente douce. On ne s’y amarre jamais, c’est inutile, le courant nous en empêche. Main dans la main, on se promène gentiment, on est le bord des choses et c’est très bien comme ça. Ce n’est pas Port-Grimaud et encore moins Saint-Tropez, mais il y a quelques péniches d’amusement qui attirent nos regards.
- Il faudra bien la faire notre virée en bateau, dis-je à Éva.
- Disney, le bateau. Attention, tu en fais des promesses, me répond Nora tendrement. Ne compte pas sur elle pour oublier.
C’est vrai que je les enfile un peu mes idées pour demain. Le présent est tout entier chez elle, pas facile de lutter.
Un glacier fait boutique à l’extérieur, on s’achète un cornet et nous continuons à descendre le fleuve sur un rythme de dimanche. Inutile de presser le pas, Robin rentre demain, Nora me fait le cadeau de la nuit, elles sont encore à moi.
Une fois à la maison, je laisse Éva découvrir la chambre d’Hugo. Ça semble lui convenir, mais elle préfère rester dehors à discuter avec l’oiseau et le chien, sagement séparés par une porte en bois.
Je regagne le salon en douce compagnie. J’allume l’enceinte et sers le reste de champagne. Nous naviguons d’un petit bonheur à l’autre sans trop d’efforts. Nora m’offre ses bras que je paillonne de mes doigts. Je ne les aime pas mes mains, sauf dans ces moments-là. J’ai comme des envies d’éternité, c’est une soirée à casser les horloges énormément.
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