.  J'ai été normale pour la première fois. J'étais une adolescente idiote qui passait son temps libre à être insouciante. Je me suis sentie libre, enfin libre. Seulement en une journée banale.

***

  J'ai rêvé cette nuit, seulement je ne me souviens pas de mon songe. J'ai le souffle court, le coeur qui bat trop fort, des tremblements, une légère nausée. Je suis trempée de sueur et mes cheveux sont en désordre. J'ouvre les yeux, me redresse dans mon lit avec lenteur, non sans difficulté. Je peine à empêcher mes mains de trembler. Ma montre indique huit heure seize. Je me lève, patraque, jusqu'à mon placard pour y récupérer mes affaires. Je viens de me souvenir que je sors aujourd'hui. Hier, Nesta m'a dit que nous devions être sur le parking du lycée à dix heure. Je vais prendre une douche, en espérant aller mieux d'ici là. Je referme la porte de mon placard et croise mon regard. Les miroirs en pied accrochés aux portes des placard me permettent de me voir dans l'ensemble. Mes cheveux sont en pagaille, je les arrange avec quelques coups de brosse. Je suis pâle, plus que d'habitude – ma mère considère que j'ai un teint cadavérique naturellement, je ne dois plus avoir une goutte de sang dans mon visage actuellement. Mon nez et mes lèvres sont enflés par le sommeil et mes yeux sont toujours aussi allongés et mi-clos, pas très vifs. Je détourne vite les yeux pour sortir de ma chambre.

  Il n'y a personne dans le coin à cette heure-ci. Je n'ai croisé que quelques filles qui allaient aux toilettes et une surveillante qui arpentait les couloirs, un café à la main. Les Premières sont en cours maintenant, les autres doivent dormir. Je ne sais pas comment font les gens pour dormir autant. Peu importe à quelle heure je me couche, je me réveille toujours très tôt. En même temps, les fois où je me couche après vingt-et-une heure trente restent assez rares. Généralement c'est en levant les yeux de mon livre que je me rends compte que j'ai dépassé le couvre-feu.

  La salle de bain est vide, rien d'étonnant, dans le doute je vais me réfugier directement dans une cabine pour retirer mes vêtements loin des regards qui traînent. Quand l'eau chaude s'écrase sur ma tête, je commence déjà à me sentir mieux. Je me projette deux heures dans le futur ; je me demande si la journée va bien se passer. Peut être suis-je naïve de croire que tout ira bien et que, dans le cas contraire, je pourrais retourner dans ma chambre quand je le souhaiterai. Je ne suis même pas sûre d'être capable de le dire à Nesta, si je veux partir. Je souffle un coup. Il faut que je me calme. Si je suis inapte à me sociabiliser ici, alors qu'est-ce que ce sera l'année prochaine ? Il faut absolument que je m'ouvre un peu plus au reste du monde.

  Une violente migraine vient tambouriner mon crâne. Comme d'habitude, elle prend racine plutôt vers l'arrière de ma tête, à hauteur de ma bouche et se déploie vers ma mâchoire, sur la gauche. J'ai l'impression que mon cerveau est comprimé dans ma boîte crânienne. Je pose mon front contre le mur de la cabine et ferme les yeux une seconde. Parfois, durant ces salves, ce qui m'entoure ne semble plus si réel. Comme si seulement un rien me séparait du néant. C'est très étrange. En ce moment même, je suis incapable de dire si l'eau a cessé de couler ou si je ne peux l'entendre ni la sentir. Je me concentre sur ma respiration. La pire chose à faire dans ces cas là, c'est de paniquer. C'est comme ça que je fais des malaises. C'est seulement une baisse de tension, rien d'affolant.

  C'est bon, c'est passé. J'ouvre les yeux. Il y a du monde maintenant dans les douches communes. Pas mal de monde. L'eau est froide. Je ne sais plus si je me suis savonnée ou non. Dans le doute, je me lave les cheveux et le corps.

  Alors qu'au moment où je suis sortie prendre ma douche Nesta dormait, elle est maintenant réveillée et presque prête à partir. Elle finit de lisser ses cheveux bruns mi-longs. Elle se tourne vers moi en m'entendant entrer. Elle me sourit.

- T'étais où ? J'ai eu peur, j'ai cru que tu allais me faire faux-bond.

- Quoi ?

- On avait dit qu'on partait à dix heure, tu te souviens pas ?

- Si si, bien sûr mais...

Je pose mes affaires sur mon bureau et attrape ma montre pour la mettre à mon poignet, j'y jette un oeil au passage : neuf heure quarante-trois. J'agrippe ma croix. Je commence à paniquer. Je dois me calmer, sinon je vais faire un malaise.

- … mais... c'est impossible...

Nesta ne semble pas comprendre ma peur. J'ai du mal à trouver mes mots.

- Je suis partie me laver il y a plus d'une heure et demi, mais je n'y suis restée que vingt minutes tout au plus !

Elle pousse un rire léger.

- C'est rien ! T'as pas vu le temps passer, c'est tout ! Ça m'arrive tout le temps. Chez moi c'est un vrai problème, à tel point que mon père a acheté un compte-minute pour les temps de douche de toute la famille.

Je hoche la tête pour lui donner raison. Mais j'ai vraiment peur.

  Non, je ne devrais pas avoir peur, ce n'est rien finalement. J'ai juste eu une absence à cause d'un mal de tête. C'est un peu inquiétant, mais avec le surmenage de l'été et ma carence en magnésium ce n'est pas si étonnant. En rentrant, je retournerai voir le docteur Duclos, il me donnera peut être des vitamines. Au départ c'est le Révérant Daniel qui m'a conseillé d'aller voir mon médecin généraliste. Ce sont les deux seuls personnes à être au courant de mon mal. Oui, je me suis écroulée dans les bras de mon voisin, mais il a suggéré une baisse de tension ou un coup de chaud, comme tous les autres excepté mon Révérant et mon généraliste. Le Révérant Daniel m'a tout de même conseillé d'en parler à mes proches, mais mes seuls proches sont lui et mon cousin que je n'ai pas eu l'occasion de voir depuis quelques années. Les deux seuls personnes à croire en moi et à me soutenir.

  Je prends mon sèche cheveux et ma brosse pendant que Nesta se passe un trait d'eye liner et du rouge à lèvre puis se parfume. Quand mes cheveux sont secs, je prends un chemisier blanc et une jupe cascade taille haute bleue marine. Je ne peux retenir mon sourire quand j'enfile mes tennis blanches, sachant que ma mère ne peut pas me forcer à mettre ces satanées ballerines. Je ne mets que quelques épingles dans mes cheveux pour les discipliner. Nesta, de son coté, porte un jeans clair qui monte haut sur ses hanches et un débardeur rouge et large. Sa tenue est des plus simples, mais la met parfaitement en valeur. Elle fait partie de ces gens qui peuvent s'habiller n'importe comment et rester beaux. Elle est naturellement belle et éclatante.

- T'es prête ? me demande-t-elle.

Je mets mon petit sac à dos sur mes épaules et hoche la tête. Nous sortons de la chambre, j'ai une petite boule dans la gorge.

***

  À peine avons nous posé un pied sur le parking que nous entendons Heinesy crier « Mes choupies ». Le surnom que – je suppose – elle nous a trouvé me fait rire. Nesta me montre du doigt le coté Est du parking où est garée une grosse voiture tous terrains d'un rouge garance vieilli, sur laquelle Heinesy et Hely sont appuyées. Heinesy porte des lunettes de soleil qui mangent son visage et son sourire l'inonde. Le roux de ses cheveux paraît encore moins naturel au soleil, il est d'un rouge orangé vif qu'il est rare de savoir porter, ils bouclent élégamment jusqu'au milieu de son dos. Elle porte des chaussures à semelles compensées d'au moins cinq centimètres avec un jean déchiré de part et d'autres et un t-shirt large à dos nu. Hely est plus discrète, elle porte un marcel dans les teintes violettes, roses et bleues et un short un peu trop court à mon goût ainsi que des chaussures à talon.

  Nous approchons d'elles. La rousse est pleine d'entrain et c'est contagieux, surtout pour Hely qui a du mal à tenir en place. Il faut dire que Heinesy dégage des ondes positives sans rien faire, je ne sais si c'est dû à son sourire ou à son look qui laisse penser qu'il n'y a jamais de soucis à se faire. À moins que ce ne soit la couleur de ses cheveux, tout simplement. J'en viens presque à me réjouir aussi de cette sortie. La rousse nous fait signe de monter dans la voiture quand elle la déverrouille. Je suis étonnée par cette possession.

- C'est ta voiture ?

- Ouais, j'ai eu ce Patrol pour mes dix-huit ans avec mon permis. C'est mon p'tit bébé !

Pour appuyer son propos, elle dépose un baiser sur le capot. Nous montons dans le véhicule, je suis la seule à mettre ma ceinture.

  En cinq minutes, nous arrivons en ville, il en faut cinq de plus pour atteindre la zone commerciale. Je ne suis jamais venue ici. Rien que pour aller de chez moi au lycée me prend trente minute de train. Je vis dans une petite commune, à une dizaine de minutes d'une ville où, effectivement, il y a un lycée publique. Mais mon lycée a une très bonne moyenne générale, au-dessus de la moyenne nationale en fait. Certains professeurs donnent des cours particuliers payants, auxquels j'ai été inscrite durant mon année de Seconde sans réel besoin. De plus, sans moyen de transport c'est assez compliqué d'aller se balader en ville, un argument de taille pour ma mère – de quoi s'assurer que je ne vais pas sécher les cours pour vagabonder. Et la gare n'est qu'à quinze minutes à pied. Pour ma mère, c'était le lycée parfait. C'est donc la première fois que j'ai l'occasion de visiter la ville de mon lycée, elle n'est pas bien grande mais beaucoup plus que la commune où je vis.

  Heinesy se gare sur le parking du centre commercial, Hely bondit presque hors de la voiture pour courir jusqu'au bâtiment et y pénètre ; nous la suivons. Je ne suis allée que très rarement dans des centres commerciaux, celui-là est le plus grand que j'ai vu. Le toit est en verre, laissant les rayons du soleil nous lécher la peau. Hely insiste pour prendre une pâtisserie, n'ayant pas manger de la matinée. Nous en prenons toutes une, avec une boisson chaude. Mes yeux s'accrochent à toutes les galeries et boutiques devant lesquelles nous passons. Il y a beaucoup de monde, pour un jour de semaine.

  Nous entrons dans une boutique Lamey&Fliga. Elle n'est qu'une boutique parmi tant d'autres, mais elle n'en est pas moins grande, bien au contraire. Elle s'étend sur deux étages, modestes, et offre une diversité incroyable. Cette marque propose tout, de la tenue la plus simple à la plus extravagante. Je commence enfin à me détendre quand les filles plaisantes sur certaines tenues. Heinesy est hilarante quand elle imagine qui pourrait porter. Elle a pris une veste angora rose flashy et s'est mise à parler d'une voix caverneuse en allemand. Nous nous mettons toutes à plaisanter et à essayer des tenues plus proches du déguisement que de vrais vêtements. Hely nous tend à chacune des vêtements que nous enfilons. Je porte un pantalon en cuir rouge avec des bottines noires à clous, un débardeur noir transparent beaucoup trop échancré devant et derrière, déchiré à certains endroits et opaque au niveau de ma poitrine, accompagnée d'une veste légère en cuir noir. Nesta porte une robe cocktail couleur saumon avec un chapeau gris gigantesque et des talons aiguilles très chics. Hely ressemble à une écolière avec sa chemise blanche rentrée dans sa jupe tartane. Heinesy est multicolore avec son pantalon vert, sa tunique mauve et sa casquette rose, ses sandales par-dessus ses chaussettes blanches lui retire toute crédibilité sans parler des lunettes en forme de fleurs. Elle penche son bassin en avant et dit d'une voix caricaturale : « Salut, moi c'est Pâquerette. T'as pas des clopes ? ». Je ne peux plus m'arrêter de rire, je ne sais plus depuis combien de temps je ne me suis pas autant amusée, ça m'a manqué.

  Après avoir retiré mon déguisement, j'essaie divers vêtements ; je prends des jeans et des chemisiers blancs puis je craque sur une veste bleue marine ajustée qui ne correspond pas à mon style vestimentaire, mais qu'importe.

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Dernière mise à jour le 08/11/2019