Chapitre 4A

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  Ma mère est un poison. Sous-estimer, insulter, brutaliser, écraser. Elle ne jure que par cela. Et pourtant ce n'était pas sa faute, ça ne l'était jamais. Pas d'après elle. Le monde entier était contre elle. Pauvre d'elle. Elle était soit-disant sévère mais juste, elle faisait tout ça pour le bien d'autrui. Parce que si elle ne corrige pas les gens – moi particulièrement –, qui le fera ? Tout ça parce que les gens sont humains, et que l'erreur est humaine.

   Nous nous devons d'être irréprochable, avoir un sans faute. Chose, évidemment, impossible. Elle n'accepte pas l'erreur, alors qu'elle est constamment dedans.

***

   Nous roulons déjà depuis un long moment. Je reconnais la forêt qui borde notre village. Ce silence. Encore et toujours ce silence pesant. Je ne préfère pas être la première à le briser. Néanmoins si je ne m'explique pas elle risque de me changer de lycée, ce qui ne m'arrangerait gère. Je ne l'entends pas respirer, ni souffler, rien, comme si elle était une entité à des années lumières de l'Homme. Elle intériorise sa fureur. L'ouragan arrive et je n'ai nulle part où trouver refuge.

- Je savais que cette idée d'internat était mauvaise. Dès la semaine prochaine, je m'arrangerais avec l'établissement pour t'en retirer.

Je n'ose pas lui répondre. J'aimerai pouvoir lui dire que je ne souhaite rien de plus au monde que cette liberté nouvelle. Mais si je lui dis cela elle me retirera le peu de plaisir que j'ai cueillie ces trois derniers jours. Je ne veux pas qu'elle anéantisse ce souvenir. Alors je ne dis rien.

- Nous en discuterons ce soir à table, quand ton père sera présent.

Je n'ai jamais compris pourquoi la présence de mon père est requise. Elle a toujours su gérer les problèmes seule, lui n'est là que pour subvenir à nos besoins financiers. Le père protège et la mère entretien. C'est ahurissant, je ne sais même pas pourquoi elle a débarqué en fureur ! La seule chose que je sais, c'est qu'elle a vu les garçons et Heinesy... et la tenue de Hely qui, comme d'habitude, était à la limite du vulgaire, ce qui – encore une fois – n'arrange en rien mes affaires.

   Quand nous arrivons à la maison ma mère claque des doigts en direction de ma chambre, j'obéis sans un mot. J'aimerai tellement avoir un téléphone pour envoyer un message à Nesta, lui dire que ce qui s'est passé est exceptionnel, que la femme qu'elle a vu n'est pas ma mère. Et pourtant...

   Je m'enferme dans ma chambre aussi grande que vide de joie. Je m'allonge sur mon lit et fixe le plafond. Je devrais me sentir bien dans cette pièce, elle a toujours été mon refuge, mon lieu de prière, mon lieu de douleur, de solitude. De tout ce que j'ai toujours vécu, une grande partie s'est déroulée ici. En fait c'est peut être pour ça que je m'y sens si mal. Je repense à ce qui s'est passé au lycée. J'aurais préféré que ça n'arrive pas devant mes... amis ? À qui vais-je faire croire ça, franchement ? Même ma mère l'a dit sur le ton du sarcasme. Ces gens ne sont pas du même monde que moi. Peut être Nesta, du moins elle me comprend un peu, mais les autres en sont loin. Entre Heinesy qui ne jure que par la musique, Hely par les garçons, Mano par... je ne sais quoi et Ekin par Nesta. Et Learth... je ne sais pas.

   Je revois les images de la veille défiler sous mes paupières closes. Quand je suis sortie pour chercher Nesta. Son regard, ses yeux... j'ai toujours cru qu'ils étaient bleus, maintenant j'ai un doute, j'ai l'impression qu'ils tirent sur le vert. C'est une couleur particulière et unique, tout comme lui. Surtout particulière. Et sa verve, qui aurait pu croire qu'il puisse s'exprimer aussi bien, je veux dire pour un garçon comme ça. Pas qu'il soit d'une éloquence incroyable mais... il a su être subtil, presque calme, tout en mesurant ses mots. C'est étonnant, venant de lui spécialement. Learth... jusqu'à maintenant il m'intimidait par son apparence, ce qui est normal puisqu'il a le profil typique d'un psychopathe adorateur de Satan. Mais j'ai découvert une nouvelle facette de ce garçon. Il est... je ne sais pas.

   J'ouvre les yeux. Mais... qu'est-ce que je fais ? Pourquoi je pense comme ça, d'un coup ? Il est mauvais. Je le sais. Je l'ai toujours su. Alors pourquoi mon avis diverge du jour au lendemain ? Parce qu'il a été ''gentil'' ? Balivernes ! Il voulait juste préserver l'image de son ami, lui empêcher une réputation de vicelard. Il ne s'intéresse pas à Nesta, ou même à moi ou à mon avis. C'est réciproque.

   Je me redresse sur mon lit, je regarde par la fenêtre, le soleil fait sa course vers l'horizon ; mon réveil indique dix-neuf heure vingt-quatre. J'ai fermé les yeux pas plus de cinq minutes, et pourtant plusieurs heures ont coulées. Je ne pourrais pas retourner voir le docteur Duclos pour mes migraines, pas après cet après-midi. Je me contenterais de parler au Pasteur Daniel dimanche, ma mère peut me priver de tout mais elle ne m'interdit jamais d'aller à l'église, c'est même obligatoire.

- Numidia ! Descend !

Le ton de ma mère est aussi fort que froid. C'est l'heure du souper. L'ambiance promet d'être festive ce soir.

   Je descends les marches en marbre lentement. Cette maison et très ancienne, mais avec l'argent que gagne mon père et au prix où nous l'avons payé puis rénové, elle ne risque pas de s'écrouler, le marbre et les oeuvres d'art dans chaque pièce en témoigne. Pourtant j'avance à pas de loup, comme si les marches pouvaient s'affaisser ou grincer. J'appréhende les dires de ma mère, j'ai peur de ce qu'elle fera pour me faire regretter mon ''insolence''. Alors j'avance à pas comptés. Quand je pose mes deux pieds au rez-de-chaussée mon coeur s'arrête. Je reprends mon souffle et ma marche jusqu'à la salle à manger. Je m'assois, croisant le regard de mon père en cours de route. Ma mère arrive à table avec le poulet rôti et les petits pois qu'elle pose lourdement sur la table en verre, provoquant un boucan horripilant. Elle sert tout le monde puis nous faisons la prière. Nous mangeons dans un silence familier. Ma mère se tamponne la bouche de sa serviette. Elle va prendre la parole.

- Numidia. Nous devons discuter de ton comportement.

Je hoche la tête sans lever les yeux de mon assiette.

- Tu ne t'es pas conduite convenablement. Le jour de ta rentrée tu m'as parler comme à une souillon écervelée, puis tu nous laisses sans nouvelles. Et pour finir je te retrouve avec une bande de voyous. Tu vas de piano en crescendo, ma fille.

Je lève les yeux sur elle. C'est seulement pour cela qu'elle est venue me chercher toute furibonde, parce qu'elle n'avait pas ne nouvelles ? Je n'ai même pas de moyen de communication, comment veut-elle que je la contacte ?

- J'avoue que je ne m'attendais pas à cela. j'ose lui dire.

- Et pourquoi me dis-tu cela ?

- Je pensais que tu étais venue me chercher pour une vraie raison, je ne savais pas que tu m'attendais.

Je regrette immédiatement ma formulation. Elle se redresse, serre ses couverts jusqu'à s'en blanchir les articulations et respire lentement mais bruyamment. Je vois d'ici ses mâchoires se serrer.

- Je t'ai donné de l'argent, Numidia. Je t'ai dit que tu rentrerais en train, alors ne me prend pas pour une idiote.

- Mais je ne savais pas que tu souhaitais mon retour imminent !

- C'était pourtant évident. Tu vas passer cinq jours par semaines là-bas, alors si en plus tu y restes sans en avoir besoin ! Où va le monde, Numidia ? D'ailleurs, il faut aussi que nous parlions de tes nouvelles... fréquentations.

J'entends la cloche sonnais le début du deuxième round. Autant abandonner le combat tout de suite.

- Nous t'avons déjà expliqué que ce genre d'individu n'était pas recommandable.

- Je sais.

- Alors pourquoi avoir désobéit ?

- Je ne suis pas amie avec ces garçons. La fille, brune à lunettes, qui était à coté de moi, c'est elle ma nouvelle amie. Les deux autres filles ne sont que des connaissances. Mais elles sont très gentilles...

- Tu ne les verras plus. Jamais.

Elle remue discrètement la tête, le visage fermé, comme si l'idée même que sa fille puisse apprécier ''ces gens'' était répugnante. Mes paupières une bonne dizaine de fois. J'inspire, déjà désespérée.

- Pourquoi ?

- Pour ton bien. Si cette fille côtoie ce genre de personnage alors elle ne vaut pas mieux qu'eux.

- Mais pourquoi penses-tu qu'ils ont un mauvais fond ? L'habit ne fait pas le moine bon sang !

- Ça suffit !

Elle accompagne son ordre d'un poing qu'elle abat contre la table.

- Numidia, pense bien que je ne fasse pas cela par plaisir. Je ne souhaite que ton bien. Que penserait le Seigneur s'il passait un unique regard sur toi au moment où tu t'amuses à gambader avec de jeunes dévergondées et des dévoyés ?

- Je n'ai rien fait de mal, j'ai juste eu le malheur de sympathiser avec une fille adorable.

- Tu ne sais rien de cette fille, tu ne l'as connais seulement depuis quatre jours !

- Parce que toi tu l'as connais ?

Elle perd un peu plus patience à chaque seconde. Son visage, pourtant si lisse et parfait d'habitude, se tord sous des traits de colère et de frustration. Mon père prend le relais en me disant :

- Ta mère a raison. Il faut suivre Dieu et non suivre les autres. Il est probable que ta nouvelle copine ne soit même pas croyante.

- Là n'est pas la question !

Je déborde presque face à l'argument de mon père. Je me fiche pas mal de ses croyances ! Je me sens bien avec elle, et avec les filles. Elle ne m'ont pas jugé sur mes convictions, de quel droit je le ferai ? Je ne gagnerai pas cette bataille. Ma mère explose.

- J'en ai assez ! Nous t'expliquons que c'est pour ton bien, pourtant tu t'entêtes et tu refuses d'entendre raison ! Peut être que passer les prochaines quarante-huit heures enfermée dans ta chambre te fera réfléchir, vas te coucher maintenant !

Je me lève et pose mon couvert dans l'évier avant de me brosser les dents et de me coucher. Quand ma mère dit « quarante-huit heures enfermée » je ne sors pas de ma chambre, pas même pour manger. Heureusement que j'ai une salle de bain et des toilettes personnelles. Ça va être long, mais j'ai l'habitude.

***

   Je mets ma tenue du dimanche – une robe blanche, chaste, fournie de dentelle sobre. Mon week-end ne fut pas de tout repos, mais ce n'était ni le premier ni le pire. J'y suis habitué depuis tout ce temps. La messe m'a apaisé, sans grande surprise. Quand elle se termine, je me dirige directement vers le confessionnal. J'attends quelques instants avant que le panneau ne s'ouvre, me laissant entrevoir le Pasteur Daniel.

   Je lui narre ma semaine, le meilleur comme le pire, de mon réveil lundi matin à l'arrivé de ma mère au lycée. Je lui parle de Nesta avec une joie que je ne dissimule pas, ainsi que de notre conversation – nos confessions – nocturne. Je ne sais pas si je dois la nommer comme une amie ou comme étant une simple camarade de classe qui ne sera bientôt plus ma colocataire. J'évoque aussi le « duo H », ces filles tellement extravagantes et drôles, gentilles. Je mentionne ensuite les garçons, et alors que je suis sur le point de m'étendre sur le cas de Learth je tiens ma langue. Je ne sais pas moi-même ce que je dois en penser, en parler ne me perturberait que davantage.

   Le Pasteur Daniel semble heureux pour moi. Dernièrement il s'inquiétait de ma solitude, trop prononcée à son goût. Depuis toujours il me répète « avec foi et persévérance tu peux tout réussir, tu en as les capacités ». Il est le seul à croire en moi ici. Je lui parle alors de ma mère, de son appréhension et de son agressivité, qu'elle n'approuve pas mes fréquentations. Pour moi-même et pour mon « âme ».

- Dieu ne se contente pas de regarder, Il observe minutieusement. Dieu ne juge pas, Il constate.

- Ma mère n'est pas de cette avis.

- Elle a peur, de l'inconnu. Sois patiente, elle comprendra un jour. Elle ne fait que protéger son unique enfant. C'est la nature humaine, ne t'en fais pas.

Je hoche plusieurs fois la tête et souffle un « Je comprends ».

   En vérité je ne comprends pas vraiment. La seule chose que je constate c'est que ma mère ne me fait pas assez confiance pour que je puisse agir de ma propre initiative. Mais je suppose que si le Pasteur ne comprend pas non plus où est le vrai problème c'est qu'il ne vient pas de moi ou de mes amis, mais d'elle. Elle est trop apeurée par Dieu et n'a pas confiance en lui non plus, à croire qu'Il attend le pire moment pour nous surprendre en flagrant délit, ayant enfin une raison de nous punir. Dieu n'est pas un tortionnaire, Dieu est bon.

   Je passe du coq à l'âne en évoquant mes absences, bien qu'elles se fassent rares, troublantes. Depuis plusieurs semaines – non, des mois – j'ai des symptômes étranges. Ce n'était pas inquiétant jusqu'à récemment et je pensais le diagnostique de mon généraliste juste, mais ça empire, progressivement. Mes maux de tête se sont amplifiés, mes trous de mémoire deviennent réguliers, et mes absences s'ajoute. Je lui parle de mon absence de mardi, sous la douche. Je lui explique que je n'ai pas eu le temps d'en parler à ma mère, même si je n'ai pas spécialement envie de lui en parler, temps ou pas. Il me conseil de retourner voir le docteur Duclos, sans surprise. D'après lui, je devrais aussi en parler à mes parents. « Je sais que ce qui affecte la mémoire et la conscience n'est jamais bon signe », c'est la dernière chose qu'il me dit avant que je sorte.

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Dernière mise à jour le 09/12/2019


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