Chapitre 6A
Cette journée fut pleine de rebondissements, surtout durant le second tour du cadran. Sans oublier, bien sûr, le grand final dans la nuit.
***
Nos mercredis démarrent avec notre spécialité – Nesta en LVA, langue vivante approfondie, et moi en maths. Je débute la journée avec deux heures de cours alors qu'elle commence une heure après moi. Je me fais le plus discrète possible dans notre chambre puis je vais me chercher un café au réfectoire. J'avais oublié ce que ça faisait d'être seule, sans personne avec qui discuter, sans Nesta pour glisser son bras sous le mien et me sourire. Je me suis fait à la solitude, je pense que parfois ça peut faire du bien. Pourtant ma colocataire va me manquer ce matin.
Mon mal de tête d'hier est passé, il s'était déjà estompé après mon altercation avec Zakia, désormais il ne semble plus qu'être un petit pincement insignifiant. Mme Le Gall donne un cours des plus atone, loin de la vivacité des cours de M. Moreau. Mais je n'ai pas à me plaindre, c'est mon prix à payer pour être en Littéraire. Je n'ai habituellement rien contre les mathématiques, mais je m'en passerai volontiers.
Je retrouve Nesta en train de rire avec Learth devant la salle de philosophie. Depuis notre conversation nocturne, je me demande de plus en plus si elle ne se rapproche pas de lui pour embêter Zakia. J'approche d'eux, Nesta me rejoint en sautillant quand elle me voit. Elle attrape ma main, je me rends compte à l'instant qu'elle m'a vraiment manqué en maths.
- Ça fait bizarre de commencer la journée sans toi !
- Je me faisais justement la même réflexion.
- Viens en anglais avec mooooiiiii ! Les maths c'est nul !
Je ris doucement. On dirait une petite fille en manque d'amour. Elle me tire vers elle et approche sa bouche de mon oreille pour me chuchoter :
- D'ailleurs Learth est beaucoup plus discret quand tu es dans les parages. Je crois que tu l'intimides.
- Tu plaisantes j'espère, c'est lui qui m'intimide avec sa carrure.
Son rire s'envole, j'ai l'impression qu'elle va mieux depuis hier soir. Ils se sont peut être parlés pendant leur heure de cours commune. Tant mieux pour eux, surtout pour elle.
Nous retournons à nos places habituelles où nous attendons nos notes pour le devoir d'hier. M. Moreau est d'une efficacité redoutable, il a corrigé toutes les copies pour le lendemain. Lorsqu'il me donne notre feuille, mes yeux sortent presque de leurs orbites.
- Un dix-huit ! Mais dis-moi ma caille, t'es plus que doué en philo ! Tu t'es saboté pour rater ton bac ?
- Assez doué pour être proclamé chef ?
- Même pas en rêve.
- Ok, je m'autoproclame chef.
- T'abuses pas un tantinet, là ?
- Absolument pas. Sans moi t'aurais grave foiré. Numidia, elle au moins, aurait pu taper dans la moyenne. Donc je suis quand même le meilleur.
- T'es aussi le redoublant.
- Prosterne-toi au lieu de gâcher ma victoire !
Ces deux-là ne cessent jamais de se taquiner. Learth n'a pas tort, sans lui nous n'aurions pas dépassé le dix. Je n'aurais peut être pas dû le juger trop vite.
- Ne l'embête pas, Nesta. Laissons-le se délecter de cette réussite. N'oublies pas que sans lui notre note serait très différente.
- Numidia a raison, je suis le chef.
- Arrête de l'encourager, me demande Nesta, il va plus passer les portes avec sa tête.
Learth prend la feuille et l'agite au-dessus de sa tête.
Pour la suite de l'exercice, nous devons inclure une introduction et une conclusion. Heureusement, Learth nous aide, si ce n'est fait l'exercice. Nesta n'arrête pas de lui faire de petites remarques taquines pour le déstabiliser, en plus de planter son crayon coté gomme dans les cotes de son ami. J'explose presque de rire quand il lui arrache des mains pour le casser en deux, en plus de la réaction puérile de Nesta en le traitant de « Gros méchant ». Leur complicité me fait rire plus d'une fois encore. La plupart du temps, nous aidons Learth et trouvant des formulations pour ses phrases, provoquant une euphorie chez Nesta qu'elle extériorise en criant « Girl Power » le moins fort possible. Je pensais que – comme à chaque fois – je ferais tout le travail, ça fait du bien d'être dans un groupe qui se donne autant.
En sortant du cours à midi trente, la première chose que je vois c'est Ekin dans un coin du couloir. Il vient vers nous pour saluer d'abord son ami puis vient mon tour. Il fixe Nesta qui l'ignore. Il ne lâche pas des yeux disant doucement « S'il te plaît ». Elle lève les yeux au ciel et cède en lui faisant signe de s'éloigner. Ils s'isolent non loin de nous.
Je me retrouve seule avec Learth, c'est bien la première fois. Il ne paraît pas gêné, contrairement à moi. Je n'ai aucune idée de ce que je dois... dire ? Faire ? Heureusement pour moi, il prend les devants :
- Tu viens au ciné avec nous cet aprem' ?
Je suis étonnée pas sa question, je pensais que sa sympathie se limitait aux cours de philosophie. Est-ce une vraie question ou une simple formule de politesse pour combler le vide ? Je me tourne vers lui, un sourire gêné sur mes lèvres pincées.
- Je ne sais pas. Je ne vais jamais au cinéma.
- Sérieux ?
Ça a l'air de l'amuser. Mon sourire devient plus franc, ça me fait sourire qu'il se moque ouvertement de moi, pourquoi ?
- Ne rigole pas, ça n'a rien de drôle ! dis-je en souriant.
- Ok, mais pourquoi t'y vas jamais ?
- Parce que... le cinéma de ma ville ne passe rien de passionnant, ma mère trouve que c'est abrutissant et sans intérêt... la liste est plutôt longue.
- Putain, ta mère c'est un tyran.
Depuis hier soir, j'ai remarqué qu'il affectionnait un mot en particulier : « Putain ». Charmant, ceci-dit ça colle au personnage. À l'évocation de ma mère, la scène de la semaine dernière ne revient par flashs. Je ne me démonte pas pour autant et hausse seulement les épaules.
- Et encore, tu n'as jamais négocié avec elle.
Il se met à rire et m'offre un sourire... charmant ? Non, on parle de Learth, il n'est pas charmant. Quoi que, ce ne serait pas la première fois.
- Ce n'est pas tout... je n'ai personne pour m'accompagner.
Il hoche vivement la tête et rapproche son visage du mien, si près que je sens son souffle contre ma peau. Ses yeux sont plongés droit dans les miens, il sourit juste assez pour donner un éclat particulier à son regard.
- Qui a dit que tu serais seule ?
- D'habitude, je veux dire.
Je retiens presque ma respiration. Il hausse les épaules.
- Cette fois, tu le seras pas. Penses-y.
Il dévoile ses dents en un sourire ravageur et s'éloigne, les mains dans les poches. Je reste scotchée quelques secondes encore. Maintenant je comprends parfaitement la possessivité maladive de sa petite amie, s'il se comporte ainsi avec toutes les filles elle a de quoi être jalouse ! Je le regarde partir avec Ekin. Nesta me rejoint, toute furibonde, parlant fort. Mais je n'écoute pas, et elle s'en aperçoit.
- Allô ? Y'a quelqu'un ?
Ça me fait mal de l'admettre, mais il m'a un peu... non, complètement retourné, comme une crêpe. Ce... ''mec'' est tellement intense ! Je veux bien concevoir qu'il puisse séduire des filles. Nesta rit grassement en levant les yeux au ciel.
- Il t'a fait son numéro, c'est ça ? Quel gigolo celui-là !
Je la regarde, les yeux totalement déployés, elle rit encore plus.
- Bon, ça ça veut dire qu'il t'a adopté ! Bienvenue dans la famille !
Elle passe son bras sur mes épaules et me tire jusqu'au réfectoire.
Entre ses performances en philosophie et ce qu'il vient de me faire, il ne semble plus aussi insignifiant, aussi vide. Mais il est d'avantage mystérieux.
Nous rejoignons les filles à la cafétéria. Il y a beaucoup moins de monde aujourd'hui, puisqu'il n'y a pas de cours les mercredis après-midi. Hely est plus heureuse que jamais, grâce aux frites et aux hamburgers du menu. Heinesy me donne un léger coup de coude.
- T'as toujours peur des burgers ? Tu savais que j'ai pour défi personnel de punir les méchants ? T'as qu'un mot à dire et j'déglingue ton gueuleton.
Elle me fait un clin d'oeil. Mon rire s'envole sans que je n'ai le temps de l'arrêter. Nous savons toutes les deux qu'elle le mangera. Hely est outrée.
- Sérieusement, tu goûtes même pas ?
- Non, je n'en ai pas envie, pas aujourd'hui. Et si ça peut faire plaisir à Heinesy.
Je lui tends mon assiette.
- T'es parfaite, toi !
La musicienne m'envoie un baiser de sa main et prend mon hamburger pour l'empiler sur le sien. Je m'accommode de mes frites, qui sont déjà assez inhabituelles à mon régime alimentaire. Ma mère serait capable de me faire une crise de nerf rien qu'en voyant le reste de mon assiette. « C'est addictif et loin d'être équilibré » me dirait-elle.
Hely, alors qu'elle picorait ses frites à une vitesse ahurissante, fait une pause et fixe Nesta sans un mot, longtemps. La visée pose son repas, un brin irritée.
- Quoi ?
-T'es prête pour cet après-midi ?
- Hein ?
- Le cinéma, t'as dis oui. Si tu reviens sur ce que t'as dis Zakia va devenir encore plus insupportable, si c'est possible. Vous croyez que c'est possible, d'en arriver à un tel point et casse-couillage ?
- Et merde, j'avais oublié ce truc là aussi ! C'est bien ma veine.
- Je ne manquerais ça pour rien au monde. Ça va être génial ! dit Hely.
Heinesy repose son repas à son tour et tend les mains devant Hely, voulant couper son enthousiasme.
- Ne t'excites pas trop vite, ça risque d'être une boucherie. Tous les deux, dans une pièce bruyante et sombre...
- Si elle a ses règles, je veux bien qu'on appelle ça une boucherie, mais sinon c'est plutôt...
- Non, arrête, stop, pitié, je parle pas de sexe là, t'es dégueu. Je te parle de deux jeunes en plein conflit merdique avec le déclencheur au milieu, Zakia. En plus ce gros lourdingue va forcément tenter un truc, dans ton idée.
Hely jette la tête en arrière et pousse un gémissement de rire. Nesta leur présente un majeur et une langue tirée. Elle pivote vers moi et joint les mains.
- Pitié, ne me laisse pas avec cette bande de fous. Je te promets de faire ce que tu veux, n'importe quoi.
- Ce ne sera pas nécessaire, qu'importe ma réponse. En plus je ne suis pas trop cinéma... les seuls films qu'on regarde chez moi ce sont les diaporamas des photos de famille.
Je fais plier de rire les filles, me rendant compte à quel point ce que je viens de dire est ridicule.
Ma mère ne m'autorise que la lecture, de livres triés par ses soins. Même la musique est proscrite « Finalement, ce n'est que du boucan, un tintamarre sans intérêt, une perte de temps ». Les seuls films que j'ai vu, c'est avec mon cousin et dans le dos de ma mère. Je ris aussi, me moquant intérieurement de ma mère.
Nesta souffle plusieurs fois pour reprendre son calme. Elle s'essuie les yeux sous ses lunettes et fait la moue.
- S'il te plaît, viens avec nous. On va s'amuser ! Hormis Ekin et l'autre pouffe, les garçons sont super cool. On rigole bien avec eux.
- Mano a l'air complètement perdu.
- Il a pas seulement l'air. commente Heinesy.
Nesta pouffe de rire.
- Et la relation bizarre entre Learth et la fille... je ne sais pas, je ne le sens pas.
- Tu m'étonnes, avec Zakia c'est pas surprenant. Elle est tarée.
- Mais... après ce que je lui ai fait... c'est surprenant que Learth ne me soit pas tombé dessus.
Nesta sourit en repensant à hier. Heinesy se penche vers moi.
- Écoute ma belle, Zakia c'est le problème de Learth. On lui a déjà dit qu'il fallait pas compter sur nous après ce qu'elle a fait à Nesta. Il est con sur certains trucs, mais pour ça il a bien compris qu'il fallait faire la part des choses et n'impliquer personne d'autre que lui. C'est pour ça qu'il t'a rien dit, parce que ça lui pendait au nez, que t'a défendu Nesta et qu'en plus c'est son problème et celui de personne d'autre.
- Et donc ?
- Et donc s'il se passe quoi que ce soit elle se casse, avec ou sans lui. Et il le sait.
Nesta hoche la tête pour approuver les dires de son amie. Elle se lève et me tire hors de la table, nous mettant un peu à l'écart.
- En plus tu te souviens de ce qu'on a vu la nuit dernière ? À mon avis ces deux là n'en ont plus pour longtemps. Ils ont un gros problème relationnel qui ne peut finir qu'en rupture définitive. Alors, quoi qu'il arrive ce soir, personne n'y sera pour quelque chose. Ni toi, ni moi, ni même Ekin, seulement ces deux idiots.
Nesta reprend son sourire d'ange.
- Alors, tu viendras ? Ça te fera pas de mal, une nouvelle expérience de jeune, loin de l'église.
Elle me fait un clin d'oeil. Je réfléchis, une seconde peut être, et hoche la tête. La petite brune me prend dans ses bras en sautillant, tandis que les deux colocataires s'échangent une tape dans la main depuis la table. Je crains déjà le pire.
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Dernière mise à jour le 31/12/2019
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