Aux alentours de quinze heure, je suis seule dans ma chambre, tout juste réveillée. Nesta est toujours dans la chambre du « duo H », j'en suis partie il y a deux heures, étant fatiguée et souhaitant me reposer. Ma colocataire l'a pris comme une catastrophe, en protestant qu'avoir des maux de tête aussi violents suivis par une accumulation de fatigue n'est pas un signe de bonne santé.

  Je suis collante, durant mes deux heures de repos j'ai encore songé. Je me suis rendue compte, ce matin déjà, que ces rêves n'en sont pas vraiment. C'est assez difficile à expliquer ou à saisir, seulement... je sens que ce ne sont pas des rêves, mais quelque chose de... de plus. Je ne saurai définir quoi, néanmoins je le sens. Tout ce que je sais, c'est que c'est éprouvant, pour mon corps et mon esprit. Je ne me souviens jamais du déroulement, uniquement le vide, accompagnée de cette sensation omniprésente et oppressante, ce mal-être, étouffant.

  J'écris un mot pour Nesta, indiquant que je suis partie prendre une douche. Je ne veux pas qu'elle me cherche dans tout le lycée, plus inquiète que ne l'a jamais été ma mère. Sous l'eau brûlante j'ai l'impression de retirer une fine pellicule qui recouvre tout mon corps, comme un blister tout serré. Je respire fort à travers les effluves humides, comme si c'était la première fois depuis longtemps. C'est une sensation vraiment étrange.

  Tellement de choses changent, en si peu de temps. Des choses insolites, effrayantes. Non, je délire, c'est certes anormal mais pas au point d'en faire une maladie. J'irai chez le médecin ce week-end pour éclaircir tout ça, pour me rassurer, et pour rassurer Nesta aussi. À quoi bon ? Ma mère me désinscrira de l'internat avant la fin du mois. Je secoue la tête. Je ne veux pas penser à cela, pas maintenant. Et puis, qui sait, peut être qu'en étant plus obéissante et agréable je réussirai à la convaincre, tout en omettant mes sorties avec mes amis. Il me faudra aussi des arguments en béton armé. Oui, je pense – je suis sûre ! – que je peux y arriver, ou au moins faire reculer la date fatidique où elle exigera mon retour définitif. Il faut que je cherche de bons arguments dès maintenant.

  Je me rince et me sèche rapidement avant de sortir de la douche.

  Quand j'entre dans ma chambre, les filles sont là, toutes les trois. Elles discutent, ou plutôt elles hurlent, elles font un tel boucan ! Elles se retournent à mon arrivée.

- Aller, on t'habille !

- Hh... quoi ?

Je n'ai le temps de rien quand Hely prend mes affaires des mains, Heinesy plaque des vêtements contre moi pour les jauger. Des vêtements sortis de mon placard.

- Mais... vous avez fouillé mes tiroirs ?

- Oui. Il faut absolument que tu fasses un tri dans tes fringues. (Hely pose ses mains sur mes hanches) Tu portes biens les jupes, mais pousse un peu plus sur les jeans, ça te va si bien !

Là où n'importe qui pourrait s'emporter, je me mets à rire. On ne peut pas dire qu'elles perdent leur temps, elles sont si entreprenantes, trop même. Nesta les pousse sur son lit et se jette presque sur moi pour se confondre en excuses.

- Je leur ai dis de pas fouiller, mais c'est des harpies ! Elles envahissent tout et vas-y qu'elles se mettent à trier mes culottes... mes culottes !

- Elle a de très jolis strings ! ajoute Hely.

Mon visage est déformé par mes rires. Je suis d'accord avec elle... pas pour mes strings, pour toi. Aujourd'hui tu as droit au jeans et débardeur !

- Je n'ai pas de débardeur.

  Je peux encore une fois remercier ma mère qui, à coup d'arguments datant du siècle dernier, m'a convaincu qu'il est trop impudique de porter chose pareille. Désormais je me sens nue si je porte autre chose que des chemisiers, des tee-shirts au col serré et à manches courtes ou à manches longues, des pulls, des robes pas trop près du corps... tout ce qui fait un minimum disparaître mon corps est synonyme de confort pour moi. Tout le reste est trop aguicheur à mon goût.

  Nesta me tend un débardeur blanc à col – pas trop – plongeant. Elles me sourient toutes, pleines d'espoirs. Aucune pression.

- Je ne peux pas...

- Je te le prête pour la soirée.

- Non... c'est trop...

- Ce serait pas une excuse pour ne pas dire « j'aime pas la coupe » ? me demande malicieusement Hely.

Je pince mes lèvres, autant être honnête.

- J'ai plutôt l'habitude des col serrés, des couleurs sombres, des vêtements sobres.

- Il n'est pas trop ''osé'', argumente Nesta. Avec ta petite veste bleu ça sera nickel, sans pour autant passer pour une actrice porno, tu as ma parole.

Elle lève la main, scellant sa promesse par se geste. Hely et Heinesy font de même. Je ris en remuant la tête et prends son débardeur. Je me vois mal refuser. Je vais l'essayer et voir.

  Dos à elles, je retire le tee-shirt que j'avais enfilé en sortant de la douche. Hely me tend l'un de mes soutient-gorges blanc, je ris plus encore quand je me rends compte que tous mes sous vêtements sont étalés sur mon lit. Je le mets, suivi du débardeur. Je me regarde tout de suite dans le miroir, ma cage thoracique à l'air libre sans laisser voir le rebondi de ma poitrine. Je n'ai rien contre, mais les filles grimacent.

- Mets un jeans, avec le jogging c'est crade. commente Heinesy.

Hely me lance un des jeans que j'ai acheté la semaine dernière, elle me donne bien sûr le plus moulant. La voix de ma mère résonne dans ma tête, je l'ignore.

  Les filles arborent un sourire satisfait. Heinesy approche et me tend une paire de talon posée sur le plat de ses mains.

- Madame, veuillez accepter ce présent.

- Oh, je vais prendre mes tennis, ne t'en fais pas.

- Aller, j'te les prête. C'est ma tante qui me les a offert et je les mets jamais. Hely m'a dit qu'on faisait la même pointure.

- Comment tu sais ça, toi ? demande Nesta, perplexe.

- Poses pas de question, je suis une pro, c'est tout. répond Hely, lui collant son index sur la bouche.

Heinesy les pose à coté de moi.

- Fais comme tu le sens, mais je pense qu'elles t'iraient bien. Et puis, c'est juste pour un soir, Cendrillon.

- Cendrillon, sérieusement ? dit Hely dépitée.

- Elle est toute mimi et va à son premier bal, j'trouve que c'est une bonne comparaison.

- Mais on va pas à un bal, on va au cin...

Heinesy lève les yeux au ciel et colle sa main sur Hely, de sorte à englober tout son visage. Pour réaction, l'agressée remue les bras dans tous les sens en couinant. J'hésite, les talons ne font pas plus de quatre centimètres. Et puis elle marque un point : ce n'est que pour une soirée. J'essaie les chaussures, marche un peu avec et décide de les garder.

  Par la suite, j'ai eu droit à du harcèlement de masse de la part de Hely qui voulait me maquiller. Cette fois, j'ai gagné la bataille en gardant mon visage naturel. Pour le parfum : déodorant à la fleur de cerisier. Hely fait la moue.

- Tu te maquilles jamais ?

- Non.

- Même pas de parfum, de crème hydratante... pas le moindre cosmétique ?

- Non plus, rien du tout.

- Haaan, c'est pour ça que j'ai trouvé qu'une brosse à dents, du dentifrice, une brosse à cheveux, un sèche cheveux, du shampooing, de l'après-shampooing et du gel douche...

- Ça me suffit amplement.

- C'est si triste. Moi je sors pas de ma chambre sans au moins me faire les yeux !

- Elle au moins elle met pas un réveil une heure avant son mec pour se maquiller et se recoucher après. dit Heinesy.

- Comment tu sais que je fais ça !?

- Vous le faites toutes, les meufs accros au maquillage, sale junky !

- Tu te maquilles, toi aussi !

- Peuh, si peu. Ça se voit presque pas.

- Quand même, crayon noir Aqua XL et fard à paupières Kat Von D Beauty, sans parler de ton vernis à ongles noir Yves Saint Laurent...

- Mais t'es une sorcière !

- Je suis une pro, c'est instinctif. Et j'ai fouillé dans tes cosmétiques.

- T'as un grave problème.

Maintenant, quand Hely s'approche d'un tiroir, Heinesy et Nesta lui tape le dessus de la main.

  Avant de partir, nous avons toutes droit à une séance de coiffure. Hely se torture intérieurement entre lisseur ou boucles pour moi ; c'est Heinesy, n'en pouvant plus, qui la pousse pour me lisser les cheveux. C'est la première fois que je me fais pomponner, ma mère me pouponnait, sans mon accord. Ça change, c'est assez spécial. Et ça valait le coup, surtout au moment où Hely et Nesta ont voulu coiffer Heinesy qui n'était pas de cette avis.

***

  Nous partons à seize heure quarante-cinq pour arriver un peu avant dix-sept heure au cinéma. Les garçons ne sont pas encore là. Heinesy sort son paquet de cigarettes pour en extirper une et fouille ses poches. Elle râle :

- Merde, j'ai oublié mon feu. Je vais devoir attendre les mecs pour leur piquer un briquet.

Elle met sa cigarette derrière l'oreille. Nesta observe les affiches.

- Donc, on va regarder quoi ?

Heinesy applaudi de façon lente et sarcastique.

- Tout ça pour emmerder ton ex, sans savoir où tu mets les pieds. Bravo.

- Oui ben ça va... j'espère que c'est pas un film d'horreur...

Nesta frissonne. Moi non plus je n'ai pas pensé à demander. Si c'est un film d'horreur je vais passer la séance avec les yeux fermés et les mains sur les oreilles. Ce serait bête de payer pour ça.

  Une énorme voiture noire aux vitres baissées, crachant de la musique violente, déboule à pleine vitesse sur le parking. À la place du conducteur il y a Ekin. Il s'arrête juste devant nous, tout le monde sort du véhicule. La première chose que je remarque, c'est Zakia qui, à peine sortie de la voiture, se colle à Learth. Elle monte la jambe sur la hanche de son petit ami et l'embrasse si langoureusement qu'ils bavent presque. Je ne sais pas ce qui est le plus pitoyable ; qu'elle manque de confiance au point d'exhiber son trophée de la sort ou la réaction du trophée qui lève les yeux au ciel, agacé au plus haut point. On a l'impression qu'il rêverait d'être n'importe où ailleurs.

  Ekin se dirige directement sur Nesta, essayant de l'embrasser – de quel droit ?! – alors qu'elle se détourne de lui. Heinesy approche de lui.

- C'est quoi qu'on mate ?

- Non mais c'est une blague ? demande Nesta, levant les mains d'exaspération.

- On hésite entre « The Eater Tripes » et « The Hound of Roads ». répond Ekin.

- Super, on a le choix entre un psychopathe cannibale et un Fast and Furious du dimanche. Comme c'est original... râle Nesta.

- En fait The Hound of Roads c'est plus du Mad Max, un truc post-apo. Apparemment le mec est complètement barjot, c'est pour ça qu'on l'appelle le Chien.

- Génial, dans tous les cas on va passer deux heures à regarder un malade mental faire des trucs de taré.

- T'es super négative, c'est triste. ajoute Hely.

- Tu trouves que les filles qui se maquillent pas sont tristes, alors s'te plaît ! s'énerve Nesta.

Hely fait les gros yeux et montre ses mains en évidence. Nesta a donc décider de jouer le pessimisme, ça fait bizarre. Zakia se fait entendre en soufflant :

- Si t'es pas contente t'as qu'à te barrer.

- J'ai jamais prétendue ne pas être contente. Au contraire, je respire la joie de vivre !

Elle cri sa phrase et est sur le point de rentrer dans le cinéma. Elle se retourne et hurle :

- Bon, on va le regarder, le taré avec le chien, ou pas !?

Mano et Learth sont rouges à force de retenir leur rire. Heinesy ne se retient pas plus et crache grassement son hilarité. La séance promet d'être divertissante.

  Le film n'était pas si mal, seuls les zombies étaient de trop pour mon avis. Quand le premier est apparu à l'écran, j'ai eu un sursaut si violent que j'ai attiré l'attention de tout le groupe, les faisant pouffer, sauf Zakia. La fin m'a chagriné, le personnage principal meurt après avoir survécu aux pires horreurs sans cesser de se battre toute sa vie.

  En sortant, Ekin enroule son bras autour des épaules de Nesta qui le repousse une énième fois ce soir. Il n'est pas prêt d'abandonner. Il tape dans ses mains avant de clamer :

- J'ai super faim ! Ça vous dit d'aller à l'American Diner's ?

- Mais graaaave ! J'ai une grosse dalle. répond Heinesy.

- Je viens ! Et Mano aussi ! cri Hely.

- Je viens ? répète se dernier.

- T'as faim, nan ?

- J'ai toujours faim... ok, je viens.

Tout le monde regarde Nesta, inerte et les bras croisés. Elle pousse un râle bref mais intense avant de répondre :

- C'est bon, je viens, sinon on va encore dire que je suis chiante. (elle lance un doigt accusateur à ses amis) Vous avez de la chance que j'ai faim.

- Ok, on va rentrer.

Les paires d'yeux se tournent vers Zakia, même celle de Learth, aussi perplexe que les autres. Il fait un pas de coté comme pour l'abandonner, ''subtilement''.

- Nop, j'ai faim. J'veux bouffer aussi.

Elle le tire à elle et parle les dents serrées.

- C'est bon, on mangera dans ma chambre.

- L'un de tes paquets de chips rassis dans ton armoire, parce que t'es pas foutue de les fermer correctement ? Ce sera burger pour moi ce soir.

Elle rit jaune et s'écarte de lui.

- Attends... tu me laisses pour elle ? (elle pointe Nesta du doigt).

- Non, tu te barres de ton plein gré pendant que je vais me taper un vrai repas. Aller, ciao.

- T'es qu'un connard !

Elle lui fait un doigt d'honneur avant d'aller sur le bord de la route pour faire du stop. Nesta murmure dans mon oreille « Au moins, c'est sûr que quelqu'un va la prendre, avec ses fringues de tapin. », me surprenant en me faisant glousser. Des talons gigantesques, une mini-jupe si courte en haut et en bas qu'elle laisse entrevoir son string rose fluo sous ses bas-résilles avec un bustier qui gonfle sa poitrine et montre les trois quarts de son ventre. Je pense que c'est plus le personnage portant ces vêtements que les vêtements seuls qui donne autant de vulgarité. Je pense même que sa ''jupe'' n'est qu'un bandeau pour les cheveux à la base. Une prostituée serait moins obscène. J'ai véritablement cette fille en horreur.

  Sans perdre plus de temps, nous montons dans les voitures – les filles dans celle de Heinesy et les garçons dans celle de Ekin. Nous passons devant Zakia qui, même quand elle tend le pouce aux usagers, prend une position très dérangeante, je repense à ce qu'a dit Nesta.

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Dernière mise à jour le 31/12/2019