Chapitre 7A
Je n'ai jamais cru au néant. Le grand vide. La fin, définitive. Bien sûr je sais qu'en soit tout à une fin, mais lorsqu'il s'agit d'une vie humaine, j'ai quelques réserves. Pourquoi vivre des décennies pour terminer le grand voyage brutalement, sans aucune raison ? Non, la mort c'est elle, le grand voyage. Du moins, j'y ai toujours cru. Jusqu'à ce que j'affronte le néant. Cette nuit là, à mon réveil – ou ce qui ressemblait à mon réveil – j'ai enfin compris que, sans avoir à mourir, le néant était bel et bien une réalité, même pour une âme humaine. C'était le début du grand plongeon.
***
Je me sens lourde. Comme si une enclume était posée sur ma tête et ma poitrine. J'ai un tambour entre mes deux oreilles. Non, pas un tambour, une machine bruyante et insupportable. Elle vrille mes tympans et parasite mon sommeil. Les sons synthétiques m'extirpent un peu plus de ma léthargie à chaque cri. Bip... bip... bip...
Je déclos mes paupières lentement et avec une grande difficulté. La lumière blanche, trop intense, me fait gémir de douleur. Ma gorge est encombrée, ou serrée, trop étroite. Émettre le moindre son me fait un mal de chien.
- Dieu soit loué, tu vas bien !
Entendre la voix de ma mère ne me procure pas le réconfort qu'il devrait, loin s'en faut. Quand mes yeux s'adapte enfin à la lumière des néons au plafond et du faible soleil transperçant la fenêtre et les rideaux, j'aperçois la femme qui m'a élevé, debout à coté de moi. Ma gorge se serre un peu plus.
Je ne reconnais pas la pièce dans laquelle je me trouve, ni le lit dans lequel je suis allongée. Tout est blanc, des murs jusqu'au plafond en passant par les rideaux et les draps. On se croirait dans une chambre froide, si l'on omet la température ambiante d'environ vingt-huit degrés Celsius. Mon lit est haut perché, avec des espèces de barreaux en plastique de chaque coté. Aucun doute : je suis dans une chambre d'hôpital.
- J'ai eu si peur, tu n'imagines pas à quel point !
Au ton de ma mère, loin de l'inquiétude qu'elle prétend vivre, je suis un peu plus rassurée. Je suis dans un hôpital, le corps lourd et la tête encombrée. Elle n'attend pas une seconde pour rouvrir son magazine, tout en entretenant la ''conversation''.
- Ton père voulait rester, mais il avait une réunion importante.
J'aimerai réfléchir, mais j'ai la tête dans un étau. Ce n'est pas douloureux, étrangement, seulement incommodant.
J'avale ma salive, j'essaie du moins. Ma bouche est plus sèche que le Sahara. Me voyant me débattre contre mes glande salivaires, ma mère me tend un verre d'eau que je bois cul-sec. Ma gorge se dénoue.
- Qu'est-ce que je fais ici ?
Ma voix est rauque et profonde, fatiguée et enrouée aussi.
- Ta camarade de chambre t'a retrouvé dans un état pitoyable. Elle a dit que tu l'avais réveillé en tombant violemment de ton lit. Lorsqu'elle est venue te rendre visite, je lui ai sommé de partir, et de ne plus s'approcher de toi.
- Quoi ? Pourquoi ?
- Tu as changé, en mal ma fille. Il y a forcément un rapport entre tes fréquentations malsaines et ton séjour à l'hôpital.
- Elles n'ont rien de malsaines.
Il n'y a que ma mère pour voir un lien occulte partout. Je suis à l'hôpital alors que tout allait bien jusqu'ici ? La cause est forcément divine. C'est ridicule. Elle a surtout vue une opportunité de m'éloigner de mes amis. Elle m'exaspère.
- Comment peux-tu donner un verdict pareil sur une si courte durée ? Ça ne fait pas dix jours que je les connais.
Ma tête me démange tellement. Je touche l'arrière de mon crâne, mes doigts atterrissent sur du textile. Je ne me rends compte que maintenant qu'un bandage est enroulé autour de ma tête. Je tente de l'enlever.
- Ne touche pas à cela. Ton opération date d'il y a deux jours, ça n'a pas encore cicatrisé.
Soudain, je redoute le pire. La lobotomie se pratique-t-elle encore de nos jours ? Ma mère serait-elle capable d'aller jusque là pour me tenir sous son joug ? Non, j'ai l'air en pleine possession de mes moyens... enfin, ma personnalité est intacte. Et ma mère ne me ferait jamais une telle chose ! Quelle idée ! Tout ça pour une divergence d'opinions, jamais.
- Je me suis cognée la tête ?
- Oui, mais c'est pour ta biopsie qu'ils t'ont mis ça.
- Quoi ?
- Ce n'est rien. Ils ont prélevé quelque chose dans ton cerveau.
- Quoi !
- Arrête de paniquer. Ils ont juste vu une masse sur l'IRM (elle tourne une page de son magazine), et ils voulaient en avoir le cœur net.
Une IRM !? Ce n'est pas le genre d'examen que l'on fait à la légère, et certainement pas une biopsie du cerveau ! Elle ne se rend même pas compte de la gravité de la situation... j'ai quelque chose dans le cerveau, une ''masse''. Une masse ! Je prends peur. Ma main se porte à ma croix, mais elle n'est plus autour de mon cou.
Une poussée d'adrénaline prend le pas sur ma lourdeur, me permettant de sortir de mon lit. Mon crâne n'étant pas de cette avis me foudroie d'une douleur qui me fait presque tomber. Mon corps tremble, encore endormi. Mais je tiens sur mes deux jambes.
- Mais que fais-tu !
- Je veux partir... je veux partir !
Je panique. Je n'ai aucune idée de ce qu'il se passe dans cet hôpital, je sais seulement que je veux être loin d'ici, maintenant. Des infirmiers arrivent dans la chambre, demandant à ma mère de sortir. Bien sûr, elle ne bouge pas. J'arrache les tubes et aiguilles à mon bras et prends une seringue. Je la tends devant moi, comme une arme, tout en me tenant à une perche à perfusions.
- Laissez-moi sortir d'ici !
Je les menace de ma pauvre petite seringue. Je n'ai aucune chance, mais je tente de tout pour le tout. Je ne suis guidée que par mon instinct de préservation, qui me hurle de fuir cet endroit. Une femme métisse portant une blouse blanche entre dans la chambre. Elle ordonne à tout le monde de reculer.
- Numidia, calmez-vous.
- Je veux partir !
Je transpire, j'ai peur, je suis au bord de la suffocation. La femme, voyant clairement mon désarroi, approche en douceur sans une once d'agressivité, ni dans ses gestes ni dans son regard.
- Je suis le docteur Austin, votre médecin. Vous venez de vous réveiller après deux jours de sopor.
Je ne bouge pas, sans pour autant baisser ma garde.
- Vous êtes déboussolée, c'est tout à fait normal comme réaction. Si vous voulez bien me donner cette seringue et vous rallonger dans votre lit, je vous expliquerai tout. Vous pourrez me poser toutes les questions que vous voulez.
Je suis toujours agitée. Je regarde autour de moi, aucune sortie n'est possible. Je veux savoir. J'hésite encore une seconde devant la main tendue de mon médecin, la curiosité prend le pas sur la peur ; je lui donne mon arme de fortune. Elle la pose sur un plateau en métal.
- Sortez tous. Je dois parler à Mademoiselle Leroi.
Tous les infirmiers sortent. Ma mère s'approche pour me saisir le poignet, elle empoigne sa prise telles les serres d'un faucon sur sa proie.
- Mais qu'est-ce que tu as dans la tête ? As-tu totalement perdue l'esprit ? Tu es une idiote ! Pensais-tu ré...
- Vous aussi, Madame Leroi.
Sans avoir laissé à ma mère le temps de me remettre à ma place, le docteur Austin prend un ton autoritaire avec elle. Ma mère se tend comme un arc prêt à tirer.
- Je vous demande pardon ?
- Votre fille a besoin de calme, de toute évidence vous ne l'aidez pas.
- C'est ma fille.
- C'est ma patiente. Et si vous aviez prévenu une infirmière à son réveil, comme nous l'avions convenu au lieu de la faire paniquer, nous n'en serions pas là. Donc je vous demande de sortir. Je vous donnerai les détails de notre échange en temps voulu.
Elle lui indique la porte de sa main, toujours aussi patiente et maîtrisée. Ma mère pose ses mains sur ses hanches, signe de son désaccord. Elle finit néanmoins par sortir en grognant.
J'attends quelques secondes après qu'elle ait fermée la porte derrière son passage pour souffler silencieusement. Merci. J'ai du mal à retenir mon sourire. Personne n'a jamais pu donner un ordre à ma mère sans se prendre un retour de bâton. Elle hausse les sourcils durant moins d'une seconde.
- J'avais déjà senti qu'elle n'était pas facile. Maintenant je suis fixée.
Je passe ma main dans les cheveux qui sortent de mon bandage pour les remettre en arrière. Je me rallonge dans mon lit et souffle encore une fois. Le docteur remet mes perfusions – l'une a sauté si fort que je saigne plutôt abondamment – et prend une chaise pour s'asseoir à coté de mon lit. Elle souffle elle aussi.
- D'habitude je commence en me présentant, chose faite. Ensuite je demande si vous préférez que je vous tutoie ou que je vous vouvoie. Dans la panique, j'ai engagé le vouvoiement, mais puisque vous êtes mineur...
Je hausse les épaules. Elle me sourit.
- Je vais te tutoyer. Tu n'as que dix-sept ans, le vouvoiement c'est pour les vieux de dix-huit.
Elle parvient à me faire sourire. Elle prend ce qui ressemble à un dossier – sûrement le mien – et l'ouvre.
- Tu peux me dire de quoi tu te souviens, avant l'hôpital ?
- Pourquoi ?
- J'aimerai comprendre l'origine de l'incident.
- Quel incident.
- Durant la nuit de mercredi à jeudi, ta camarade a été réveillé par un gros bruit. Tu étais tombée de ton lit. Elle s'est levée pour constater que tu convulsais. Les convulsions se sont arrêtés dans l'ambulance qui t'a amené ici. Pourtant tu ne t'es pas réveillée. Tu étais proche du coma. Tu te souviens de quelque chose avant cette nuit ?
Des convulsions ? Alors j'ai vraiment quelque chose dans le cerveau. Je fais l'inventaire de la soirée. Il y a eu le cinéma, le restaurant, nous sommes rentrées sans les garçons. Je me suis douchée puis couchée.
- Rien d'anormal. Je suis sortie avec des amis et dans les environs de vingt-deux heures j'étais couchée...
Soudain, une image furtive me revient. Mon cauchemar. Je reste suspendu à ma phrase, je m'y accroche sans y mettre de point final. Le film de mon songe revient en bribes. J'en retiens même ma respiration.
- Numidia.
Je sors de ma transe et avale ma salive. J'ai encore la gorge sèche. Une partie de pétanque se joue dans ma boîte crânienne.
- J'ai... fais un rêve. Il n'était pas familier, pourtant je fais le même depuis des mois. J'avais seulement... oublié. Je ne m'en rends compte que maintenant.
Le docteur Austin ne dit rien, elle me fixe. Mon regard est dans le vide, perdu.
- Je vois quelqu'un... non, quelque chose. Il n'a rien d'humain. Il est là pour...
Je n'ose pas terminer. J'ai une boule dans la poitrine, obstruant ma gorge. Je porte ma main à ma tête. Ça y est, j'ai compris. Mon sang quitte mon visage. J'ai peur. Je lève les yeux vers elle.
- Qu'est-ce que j'ai ? Dites-moi juste si... si...
Je n'arrive plus à prononcer le moindre mot. Je griffe ma cage thoracique, là où devrait reposer ma croix. Le docteur Austin ferme le dossier et se redresse. Mon coeur s'arrête, je dois l'entendre le dire.
- Il y a une masse dans votre lobe temporal droit près de l'hippocampe, de la taille d'un œuf. Vous avez un glioblastome multiforme. Un astrocytome de stade IV. C'est une tumeur au cerveau. Nous pourrions la retirer, mais ça occasionnerait des dégâts irréversible. Je déconseille la chirurgie, et aucun chirurgien ne voudra la réséquer.
- D'accord.
Je suis comme anesthésiée. Je devrais être effondrée, mais rien ne vient, pas une once de tristesse, de terreur, de désarroi. J'avais peur avant de savoir. Maintenant, je sais. Et je ne ressens absolument rien. Pourtant je sens mes yeux s'humidifier.
- On ne peut donc pas la soigner ?
Ma voix est lointaine, faible, celle que j'avais à six ans après m'être fait gronder.
- On ne peut pas l'opérer. Mais on peut démarrer au plus vite un protocole.
- Quel genre de protocole ?
- Chimiothérapie avec temozolomide et radiothérapie, tous les jours durant six semaines, dans un premier temps. C'est le protocole standard pour un GBM. En plus des médicaments pour traiter les symptômes à venir.
- J'ai déjà des symptômes. Migraines, fatigue, absences.
- Nous les traiterons. Tu auras un traitement symptomatique et un traitement anti-tumoral.
- Est-ce que j'ai une chance de guérir ?
Elle reprend son souffle, comme après un marathon.
- Dans certains cas, on parle de vivre avec le cancer ou la tumeur, alors on suit le protocole à la lettre en donnant du temps aux patients. Tu es l'un de ces cas. Parfois certains patients dans ton cas refusent le traitement anti-tumoral, alors l'espérance de vie se réduit considérablement.
- J'ai combien de temps avec le protocole ?
- La plupart des patients vivent cinq ans.
Mon coeur rate un battement. Quand il redémarre c'en est douloureux
- Et sans le protocole ?
- Ça varie d'un patient à l'autre. La moyenne est de six à quatorze mois.
Ma poitrine se comprime. J'avale ma salive avec difficulté.
- Quels sont les effets secondaire avec le protocole ?
- Pour la chimio ; nausées, vomissements, diarrhée ou constipation, fatigue, lésions buccales, les possibles réactions allergiques ou cutanées, la liste et longue. Pour la radiothérapie ; oedèmes, érythèmes, maux de tête, nausée, vomissements et après environ trois semaines la chute des cheveux.
- Après les six semaines de protocole, ce sera terminé ?
- Tout dépend du développement de la tumeur. Mais il est probable que d'autres protocoles soient mis en place plusieurs semaines suivant le premier.
- J'ai donc le choix entre vivre cinq ans dans la douleur ou vivre quelques mois dans la tranquillité.
- En gros, c'est l'idée. Mais sache qu'il y a une chance pour que tu vives au-delà du protocole.
- Que je guérisse ?
- Oui.
- Donnez-moi un chiffre.
- Dans ton cas, moins d'un pour cent.
Je hoche la tête. Autant dire que je suis morte. Elle insiste.
- Numidia, même si le traitement anti-tumoral est rude, il te donne du temps. Pas dans les meilleures conditions, mais il t'en donne. Cinq ans, comparé à quelques mois sans traitement. Tu peux choisir de ne pas suivre de protocole, mais avec tu gagnerais quatre ans. Est-ce que ça ne vaut pas le coup ?
- Je dois y réfléchir.
Je reste interdite. Elle me donne encore quelques précisions techniques sur les différents traitements, mais je suis ailleurs. Elle se lève pour me laisser, seule dans ma chambre arctique.
Je passe la journée entière à fixer le plafond.
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Dernière mise à jour le 13/01/2020
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