Chapitre XX
« Il n'y a pas de parents parfaits, il n'y a que des parents qui font de leur mieux. »... je n'ai jamais compris cette phrase. Je l'ai toujours trouvé stupide. Si stupide ! Faire de son mieux ? Pourquoi ? Pour me faire craquer ? Pour m'ignorer ? M'épuiser ? Me mettre à terre ? À bout ? En ruine ?... pourquoi ? Pourquoi ai-je toujours été si seule ?
***
Ma mère a décrété que je n'irais plus à l'école en train, mais qu'elle m'accompagnerait. Elle ne veut pas que Lokian me trouve à la gare et m'emmène loin d'elle. Elle est tellement paranoïaque. Nous sommes jeudi matin, à quelques minutes du lycée. Nous n'avons pas échangé un seul mot depuis ce matin où elle a hurlé mon nom pour me réveiller. Je ne l'entends même pas respirer. J'ai presque peur qu'elle se transforme en créature démoniaque qui me dévorera le visage avant de me démembrer dans un hurlement bestial. Je commence à me demander si elle est au moins humaine.
Nous sommes enfin devant le lycée. Elle m'ouvre le coffre de la voiture pour que je prenne ma valise. Je reviens vers elle, toujours coté passager, la porte ouverte.
- Tu viendras donc me chercher demain soir, c'est ça ?
Elle inspire profondément, tourne lentement la tête, de façon cauchemardesque et me lance un regard à glacer le sang. Elle retourne la tête vers la route et accélère, sans se soucier de la portière encore ouverte ou de moi qui ai toujours la tête dans l'habitacle. J'ai envie de pleurer.
Je monte jusqu'à mon étage et m'approche de ma porte. Je fouille dans mon sac pour trouver mes clefs, mais des voix parviennes jusqu'à moi. Elles proviennent de l'intérieur de ma chambre.
- Te met pas dans cette état ma puce.
- C'est ma faute... j'aurais pas dû l'inviter...
C'est Nesta et Ekin.
- Mais non, c'est pas de ta faute.
- Arrête de dire ça ! Si j'avais pas insisté elle serait pas venue.
- Et elle aurait passé ses vacances à déprimer.
- Mais au moins elle n'aurait pas de problèmes à cause de moi ! Sa mère va le lui faire payer au centuple... à cause de moi.
- En même temps, on a tous insisté.
Cette fois c'est Heinesy.
- C'est pas notre faute si sa mère est une putain de psychopathe. Ni la tienne, Ness.
Learth est là aussi ? Ils se sont passé le mot ou quoi ?
- Mais c'est MA responsabilité. C'est mon chalet, mon idée, ma coloc. Je voulais qu'elle profite de la vie, et voilà le résultat... Je suis trop conne.
- Arrête ma biche, c'est pas de ta faute. Numidia a pas une vie facile. On pensait que ça irait avec Lokian mais...
- Merde. Lokian... vous pensez qu'il va bien lui aussi ? demande Heinesy, la panique dans la voix.
- Franchement, vu comment ils se piffent tous les deux, je pense qu'il a dû s'en prendre plein la gueule lui aussi. dit Learth.
- Vu ce qu'il m'a raconté sur sa famille, je crains le pire. Et ce con répond pas à mes messages ! Et Numidia, t'as essayé de lui envoyé un message ?
- J'ai pas osé, j'avais peur qu'elle ait oublié de le mettre en silencieux et que sa mère le trouve. Vu qu'elle est pas au courant... la voix de Nesta est de plus en plus faible.
- Elle va peut être même pas venir aujourd'hui. imagine Learth.
Je n'aime pas écouter aux portes. Il faut que j'entre... mais ils risquent de comprendre que j'écoute à la porte depuis un petit moment. Tant pis, ils n'ont pas dit de méchancetés sur moi, ils ne devraient pas se sentir gênés.
J'insère ma clef, mais elle se bloque, la porte est déjà ouverte. J'abaisse la poignet avec difficulté, ma volonté faiblit à chaque seconde. À peine la porte traversée, Nesta bondit sur moi pour me prendre dans ses bras. J'en lâche ma valise.
- Numidia ! J'ai eu si peur pour toi ! Je suis vraiment désolée, t'imagines pas à quel point !
Les larmes me montent. Je lui rends son étreinte. Ça fait tellement de bien d'être aimée. Je recule légèrement. Mes yeux se portent sur Heinesy. Elle a l'air rassurée, mais toujours angoissée. Je regarde les autres, ils ont l'air fatigués. Si un jour on m'avait dit que des gens s'inquiéteraient pour moi... j'aurais sûrement ri, ou pleuré.
Nesta passe son bras sous le miens pendant que Learth prend ma valise. Nous nous asseyons sur mon lit, les autres sont en face. Ils me regardent avec insistance. Nesta effleure ma plaie sur ma pommette, là où ma mère m'a frappé du revers de sa main. Ses bagues ont ouverts ma peau. Je suis bleue à cette endroit. Je souffle.
- Je ne sais pas ce qu'il s'est passé. Quand nous sommes arrivé à la maison, mon père a voulu se cacher, comme s'il avait honte, ce qui me laisse penser qu'il nous a trahi. Lokian s'est énervé, puis ma mère a fait une remarque et...
Les images tournent dans ma tête, comme s'il s'agissait d'un de mes cauchemars. Ce souvenir n'en est pas moins terrifiant. Je me reprends avant de perdre pieds.
- Il a voulu la tuer. Je l'ai senti, mais je ne comprends pas pourquoi. Je sais qu'il la déteste, mais je n'avais jamais imaginé qu'ils se haïssent à ce point. Elle a fait la remarque de trop, mais mon père s'est mis entre eux et... il était sur lui, à le frapper, avec tant de violence et de haine... je ne l'avais jamais vu comme ça.
Les larmes s'arment dangereusement.
- Et ma mère a pris cette chaise pour frapper Lokian, mais je voulais pas qu'elle lui fasse du mal, je me suis mise au milieu à mon tour et elle m'a frappé avec ses bagues... j'ai eu si mal et... et elle a abattue la chaise dans le dos de Lokian, il souffrait. La douleur sur son visage. Elle en voulait plus, mais j'ai empêché ça...
Je repense à ce que j'ai dit à ma mère, sa réaction, son regard... épouvantable. Je ne peux pas en parler. Pas de ça. Je respire fort et vite. J'ai pris l'habitude d'être dans un état second.
- Elle a appelé la police. Elle leur a dit qu'il avait profité de leur charité et qu'il avait tabassé mon père pour lui prendre son argent et sa montre en or, histoire de payer sa dose.
- Putain, quelle pute...
Heinesy fulmine. Nesta me caresse le dos, bienveillante, comme toujours. Je fixe le vide.
- Je sais pas quoi faire.
- Faut que tu te barres.
Tout le monde regarde Learth. Il semble étonné par la réaction commune.
- Attendez, pourquoi vous me regardez comme ça ?
- Elle peut pas faire une fugue. Elle est mineure.
- Non, Nesta. J'ai pas dit qu'elle devait fuguer, j'ai dit qu'elle devait foutre le camp.
- C'est quoi la différence ? demande Heinesy, désespérée.
- Une fugue c'est un truc de branleurs qui trouvent que papa et maman sont pas justes parce qu'ils t'ont privé de sorti. Moi je parle de se tirer avant qu'elle en crève.
- C'est pas réaliste. dit Ekin.
- T'as une meilleure idée peut être ?
- Il faut qu'elle porte plainte. dit Nesta.
- Non, avec ce que m'a dit Lokian c'est comme se mettre une corde au cou avec cette folle. répond Heinesy.
- En plus si elle a réussi à convaincre les flics que Lokian est un drogué sans preuve... ajoute Learth.
- Et encore, vous ne l'avez pas vu faire ses larmes de crocodile. Ma mère aurait pu faire carrière à Hollywood.
- Putain, on est pas sorti de l'auberge. souffle Ekin.
- Mais si tu vas au planning familial ou dans un centre d'accueil pour femmes battues... il y a bien un numéro pour enfants maltraités !
- C'est du pareil au même, Nesta. Je te rappelle que je suis la fille qui a un cancer du cerveau. La petite malade mentale qui a des hallucinations. Qui ne peut pas passer une journée sans prendre douze médicaments par jour. Ils ne m'ont pas cru quand j'ai voulu défendre Lokian, ils ne me croirons pas plus ailleurs.
Le silence retombe. Je ne me rends compte que maintenant que Mano et Hely ne sont pas là. Je n'ai même pas le courage ni l'envie de demander pourquoi. Je regarde ma montre, c'est bientôt l'heure d'aller en cours. Je me lève avec lassitude et les autres font de même.
Quel monde pourrit...
***
La rentrée fut triste et silencieuse. Nous n'avons presque pas échangé ces deux derniers jours. Le trajet du retour dans la voiture de ma mère n'a pas été mieux. Le néant total. Ma vie est plus ou moins redevenue ce qu'elle était avant mon cancer, mais en pire. Je ne reverrai sûrement jamais Lokian. Ma mère est capable de me retirer de l'internat à tout moment. Je sais qu'elle est folle. J'ai conscience d'avoir souffert toute ma vie. Je vais mourir...
Je ne peux pas la laisser faire. Plus maintenant. Je suis à l'étage, au bout du long couloir de l'aile Est de la maison. J'hésite une seconde, seulement une seconde, avant de toquer à la porte. Mais il ne répond pas. Il doit être absorbé par son travail. Ou soûl. J'essaie d'entrer, mais la porte n'est pas de cet avis. Il n'y a pas de verrou à cette porte. Il a dû la bloquer avec une chaise. Je force, en vain. Non, je refuse qu'il me laisse tomber aussi simplement. J'insiste. J'insiste. J'insiste. Aller ! Je prends de l'élan et fonce sur la porte de l'épaule, comme un rugbyman. La porte craque, elle bouge quand je la pousse, mais ce n'est pas encore assez. Je frappe la porte du poing. Je recule d'un pas. Je reviens vers la porte. Je recule de nouveau. Qu'est-ce que je peux faire de plus ? Je ne fais pas plus de cinquante kilos, et mon épaule bat encore sous le coup que j'ai asséné. Je me colle à la porte et la frappe encore.
- Tu ne pourras pas te cacher éternellement.
Je frappe encore.
- Ouvre moi au lieu de fuir !
Je mets des coup de pied à la porte.
- Ma mère a raison, tu es lâche !
Je m'acharne sur la porte. Je suis en colère. Je suis remplie de haine. Je monde est injuste, il faut s'y faire. Mais lui, lui. Il préfère se cacher et m'ignorer.
- Pourquoi tu m'as laissé tomber !?
Je fonce de nouveau sur la porte de mon épaule, je fais des allés-retours. Je prends mon élan et me jette dessus. Encore et encore. Je n'essaie même pas d'être discrète. Je pousse des grognements à chaque impact. Je commence à crier.
- Pourquoi tu as abandonné Lokian !? Pourquoi tu me laisses seule au monde !? Pourquoi tu ne fais rien !?
Mon épaule me fait si mal. Je percute le mur, n'arrivant plus à viser. Je cogne ma tête contre la cloison, les yeux clos. Si je ne retenais pas la douleur au fond de ma gorge, je hurlerais de frustration. Je ne peux rien faire. Je ne peux rien contrôler. Je ne suis pas fichue d'ouvrir cette saleté de porte !
Mon père ouvre la porte. Son état me coupe le souffle. Il a les yeux rougis par les larmes et l'alcool, son odeur en témoigne. Sa chemise est chiffonnée et sale, des auréoles jaunes sous les bras et des tâches dispersées et plus ou moins grosses, sortie de son pantalon. Il n'a pas de cravate. Il lui manque une chaussure. Il n'est pas rasé depuis au moins deux jours – sachant qu'il se rase tous les jours. Il est décoiffé. Si ma mère le voyait comme ça, elle aurait honte de lui. Il reste dans l'embrasure de la porte. Il me regarde d'une manière que je ne pourrais définir. Peut être de la colère, je n'en ai jamais vu chez lui.
- J'avais pas le choix ! Je pouvais pas faire autrement !
Sa voix est traînante et basse, mais aussi rauque, sourde, comme une bête sortant de sa grotte après un trop long sommeil.
- J'ai fait ça pour Lokian. La police serait venu le chercher à la gare sinon... comme ça il a une chance.
- Une chance ? Mais il est seul, papa. Son père l'a mis dehors, il n'a personne ! Je suis sa seule famille ! Et tu l'as fait fuir !
- Je voulais pas qu'il aille en prison ! Il a déjà un casier, je pouvais pas prendre ce risque, Lumia !
Il est si soûl qu'il n'arrive plus à dire mon nom. Je secoue la tête de gauche à droite frénétiquement, sans le lâcher des yeux.
- Je me fous de tes excuses, tu nous as trahi... Tu nous as abandonné.
Son visage s'effondre, tout comme sa conviction. Ses larmes coules, il ne s'en cache pas.
Il retourne dans son bureau. Je le suis. La pièce dédiée à son travail est sans dessus-dessous. Au-delà du désordre, chose qui ne lui ressemble pas, on voit qu'il s'est défoulé sur le mobilier, comme moi lorsque j'ai saccagé les deux salons. Il ramasse sa chaise et la remet à sa place pour s'y asseoir. Il prend la bouteille ouverte d'alcool brun sur son bureau et la boit au goulot. Il ne se maîtrise plus. Je pose les mains sur son bureau en face de lui, il est affalé dessus. Il est pathétique.
- Tu n'étais pas obligé de lui dire où nous étions.
- Vous auriez fini par rentrer. Et je savais que si elle ne pouvait pas se venger de Lokian elle se défoulerait sur toi.
- Se venger de Lokian ? Sérieusement ?
Mais elle a quel âge ? Ce n'est pas un petit garçon qui lui a pris son jouet. Je ferme les yeux, inspire, expire fort et rouvre mes paupières.
- Il s'agit de ma vie, la mienne. Lokian a fait ça parce que je lui ai demandé. Il n'était pas obligé de venir passer la fin des vacances avec moi mais il l'a fait. Il a même laissé son chien loin de là où nous étions. Il a pris TA voiture, sachant pertinemment que c'est ma mère qui s'occupe de tes affaires. Il a pris tous ces risques. Pourquoi à ton avis ?
Je lui mets les faits sous les yeux. Ce n'est pas une question, mais je l'ai formulé comme telle pour être plus impactante. Il ne réagit pas. Je me penche un peu plus sur lui.
- Il les a pris parce qu'il te faisait confiance. Et toi, tu as pris cette confiance et tu as craché dessus... je comprends pourquoi maman te méprise.
Il ne dit rien. Il se redresse et approche son visage du mien en souriant.
- Tu ressembles tellement à ta mère...
Sa phrase est comme un coup de poignard. Je recule sous cette agression. Je suis horrifiée. Je sens mon visage s'empreindre de peur, mais aussi de déception, mais envers moi-même.
- Comment tu peux dire ça..?
Il se rend compte de l'indélicatesse de ses dires et recule à son tour. Sa main se porte à son visage, pour se cacher. Je m'énerve. Je lui tire la main.
- Et arrête de te cacher ! Arrête ! Depuis que je suis née tu te caches ! Est-ce qu'il y a quelqu'un derrière ce masque au moins !?
- En effet, tout le portrait de sa mère.
Je me retourne : ma mère. J'étais de dos depuis tout ce temps, je ne sais pas depuis quand elle m'écoute. Elle affiche un sourire méprisant. Elle vient à grandes enjambées jusqu'à mon père et reste bien droite et digne, en opposé a lui. L'ordre face au chaos. Elle souffle un rire à l'image de ce qu'elle voit.
- Regarde toi, Royd.
Elle lui assène une énorme gifle et rire franchement.
- Même ton sang ne respecte plus l'épave que tu es devenu.
Et elle part comme elle est venue.
***
Aujourd'hui, après la messe, j'ai parlé au Pasteur Daniel. J'en avais besoin, mais je me sentais coupable de ne pas lui avoir parlé avant. Surtout maintenant que je suis seule.
- Je suis désolée, j'aurais dû venir bien plus tôt.
- Tout va bien, tu n'as pas à t'en faire. Tu es libre de venir t'exprimer ou non, comme bon te semble.
J'ai gardé le silence un long instant.
- Que se passe-t-il ?
- Je... j'ai désobéi. J'ai tout gâché.
- Explique-moi tout.
- J'ai passé les vacances avec des amis, avec la désapprobation de ma mère. Mon cousin m'a aidé mais elle ne voulait pas que j'y aille. Je voulais y aller. J'en avais besoin.
- C'est faux.
Sa réponse m'a coupé le souffle. Il s'est expliqué.
- Le besoin est primaire. Nous avons besoin de nous nourrir, de boire, de dormir, de procréer. Tu n'as nullement besoin de t'amuser, tu en avais juste envie.
- Non, vous ne semblez pas comprendre...
- Au contraire, je comprends très bien.
- Non. Je suis malade. Je vais mourir. Je suis à deux doigts de craquer. Rien ne va dans ma tête. J'avais besoin d'y faire de l'ordre.
- Ah oui ? Et c'est en vagabondant avec des jeunes de ton âge et en désobéissant que tu fais de l'ordre ?
- Mais...
- Numidia. Ce n'est pas toi. C'est ton cancer qui parle. Tu ne peux pas abandonner tes idéaux et tes croyances parce que tu as peur de ce qu'il y a au bout du tunnel.
Je n'ai rien répondu. Je bouillonnais intérieurement.
- Accroche-toi à ce en quoi tu as toujours cru : Dieu. Ne l'abandonne pas si près du but.
Je n'avais qu'une envie, c'était de lui arracher la tête. A-t-il toujours été aussi insupportable et moralisateur, ou n'est-ce qu'aujourd'hui que je m'en rends compte ? Il a peut être raison, c'est mon cancer qui agit, pas moi. Pourquoi tout remettre en question maintenant, alors que j'étais si sûre de moi il y a quelques mois ? Parce que je vais mourir. Non. Je n'ai jamais été éternelle, j'ai toujours attendu la mort, presque avec impatience. Il y a autre chose. Alors oui, peut être que le Pasteur Daniel possède une part de vérité, mais il y a aussi une autre raison, et j'ai une petite idée là dessus : ma mère. Quoi qu'elle est peut être elle aussi chamboulée par le cancer... Elle était déjà infecte avant le cancer. Le problème, c'est qu'il n'y a aucune certitude. Il y a toujours un ''peut être''.
Je croise rapidement ma mère en allant dans le parc, juste en face de l'église. C'est son tour d'aller voir le Pasteur Daniel. Elle me bouscule presque en passant. Je vais m'asseoir sur le banc, à coté de mon père. Il ne dit rien. Il n'a pas bu ce matin, mais il émane de lui encore une odeur d'alcool. Heinesy m'a dit une fois que les gros buveurs sentent leur boisson en permanence, leur transpiration en est imprégnée. Mon père est définitivement un alcoolique. Il me fixe, je le sens, mais j'évite de le regarder depuis hier. J'évitais déjà avant, depuis que Lokian est parti en fait, mais encore plus maintenant. Chaque fois que je vois son visage dans ma tête, ma mère le gifle dans mes pensées. Cette image est si simple, et pourtant d'une telle violence.
- Numidia...
Il veut me parler. Nous sommes enfin seuls pour la première fois depuis hier. Il veut que je lui pardonne. Mon pardon est périmé depuis trop longtemps, et je l'ai trop recyclé. Il n'est plus valable. Dommage pour lui.
- S'il te plaît, Numidia...
- Non. Je n'ai rien à te dire.
- Alors écoute-moi.
- Je ne veux pas entendre un de tes mensonges.
- Je ne t'ai jamais menti.
Je ne peux m'empêcher de lui jeter un regard de haine, d'injustice, de colère.
- Si. Tu m'as dit que tu étais de mon coté. Que tu serais là pour moi...
- Numidia...
- Je te faisais confiance !
Je n'ai pas réussi à limité mon ébullition à mes yeux, elle est passée dans ma voix.
Je porte mes mains à mon visage, prenant conscience de mon agressivité. Je baisse la tête. Je n'en peux plus d'être comme ça.
- Regarde-moi, je ne suis plus la même. Je vais craquer. Je n'ai plus personne.
- Tu as toujours tes amis du lycée.
- Jusqu'à quand ? On sait tous les deux qu'elle va tout gâcher, comme à chaque fois. Ça ne sert à rien. J'en ai marre de lutter.
Il essaie de me tenir la main, mais je repousse son geste. Je ne supporterais pas une nouvelle déception. Je me lève pour marcher, mais il retient mon attention encore une seconde.
- Attends Numidia... qu'est-ce que je peux faire ?
- Prouver que tu es de mon coté.
- Comment ?
- C'est ça le problème. Je ne sais pas comment. Je ne sais pas comment aller mieux.
Et je m'éloigne.
- Je ne sais pas comment aller bien.
***
Nous sommes à table depuis une vingtaine de minutes, à attendre. Je regarde discrètement ma montre. Vingt heure seize. Nous sommes attablés depuis dix-neuf heure trente. L'entrée à durée très longtemps elle aussi. Mais voilà que nos assiettes sont vides et que nous les regardons avec mon père. Ma mère, elle, fixe le vide, avec une expression étrangement malsaine. Comme s'il n'y avait rien derrière ses yeux. Rien dans sa tête. Rien dans son cœur. Rien dans son âme. J'ai l'impression de percevoir un infime désespoir dans tout ce néant. J'ai peur de la regarder. Mais je ne veux pas me coucher trop tard. Demain je vais à l'école, je ne veux pas être fatiguée. Je lève les yeux vers elle longtemps ; aucune réaction.
- Maman.
Sa vue se fond froidement dans la mienne. J'ai l'impression de regarder la mort dans les yeux. Ses prunelles transparentes me glacent le sang.
- Oui ?
Sa voix inhabituellement fluette perce mon cœur. Elle n'est vraiment pas dans son état normal. J'avale ma salive bruyamment.
- Nous pourrions passer au dessert... non ?
J'ai peur de poser une affirmation incongrue. Elle se fige, ses yeux transpercent les miens. Elle sourit.
- C'est vrai. Merci, Numidia.
Elle sort de table et emporte avec elle les plats vides. Même partie de la salle à manger, sa présence est toujours pesante. Mon père n'ose pas lever les yeux. Après des secondes qui semblent être des heures, elle revient avec un flan brûlé. Elle le coupe et en sert à tout le monde. Mais il est immangeable. On dirait du charbon. Mon père et moi observons le dessert sous toutes ses coutures : non, on ne peut pas manger ça. Je dévisage ma mère, son expression ne change pas. Elle commence à me faire peur, très peur. Elle sourit.
- Alors, vous ne mangez pas ? Je l'ai fait pour toi, Numidia. Je me suis souvenue que tu adorais ça quand tu étais petite. Puisque tu ne peux plus profiter de la vie.
Le terme qu'elle emploie m'abasourdit. ''Profiter''. Profiter de la vie. Je n'ai pas le souvenir de lui avoir dit ça. Je l'ai dit souvent, mais jamais à elle.
La stupéfaction doit se lire sur mon visage puisque son sourire s'élargit. Je suis prise dans la toile de l'araignée. Elle se lève et vient vers moi. L'araignée vient se repaître se sa proie. Elle se colle à moi, littéralement. Le prédateur enroule sa victime dans une toile mortuaire. Elle pose sa main sur mon épaule.
- N'est-ce pas, Numidia ?
Je hausse les épaules.
- Tu ne peux plus profiter de la vie. À cause de moi. Je suis un monstre.
Elle adopte un ton accusateur et théâtral. Je ne respire plus. L'araignée tue.
Alors que sa main est toujours sur mon épaule, elle me jette au sol violemment. Elle prend mon assiette contenant toujours la part de flan et me la jette au visage. Elle cri et me laboure de coups de pied. Je me recroqueville sur le carrelage. Elle hurle comme une bête assoiffée de sang et d'agonie. Mon père se lève pour l'arrêter, mais elle prend ma chaise et lui lance dessus. Il s'écroule au sol, en larme, le corps inondé par l'alcool et secoué d'impuissance. Je parviens à me relever, mais elle fait voler dans ma direction tout ce qui lui passe sous la main. Elle cri de plus en plus fort. Elle est rouge écarlate. Elle est cauchemardesque. Elle sort l'un des énormes plats en cuivre de mes grands-parents, ceux qui pèsent une tonne, et l'éjecte sur moi. Il atterrit sur ma cheville, m'immobilisant. Je crie de douleur en tombant. Elle revient sur moi et ramasse le plat pour s'acharner sur moi. Elle le lance à ma tête et m'attrape les épaules pour les percuter à plusieurs reprises contre le sol froid.
- Tu ne vas pas mourir ! Tu ne vas pas mourir ! Tu ne vas pas mourir !
***
Lundi matin. Je suis à l'hôpital, encore. Mais pas pour mon cancer. Voyant mon état ce matin, ma mère m'a amené aux urgences. « Elle est tombée dans les escaliers hier soir. Ils sont en marbre. Je ne pensais pas qu'elle était aussi mal en point. » J'ai pris ce mensonge comme des excuses. J'ai mal partout. Je veux retourner à l'école. Je ne veux pas rentrer chez ma mère. Elle est à mon chevet à toute heure. Elle ne sort que pour parler au médecin, répondre au téléphone. Même pour aller aux toilettes elle ne sort pas, elle utilise les miennes. « Tu n'en as pas besoin de toute façon ». Mon père n'est pas venu une seule fois. Je ne sais pas si je préfère ou si c'est pire que tout. Autant mourir seule.
Le docteur Austin entre dans la chambre, elle lance un regard accusateur à ma mère, le même que cette dernière me lançait hier soir. Elle m'offre un sourire qui ce veut réconfortant. Rien ne peut me réconforter. Elle regarde ma mère.
- Madame, pouvez-vous nous laisser seules s'il vous plaît.
- Non. Ma fille a besoin de moi.
- Votre fille a besoin d'intimité et de morphine, pas de vous. Et je dois vider sa poche.
Elle pointe du doigt le sac remplit d'urine. Ils pourraient au moins les faire opaque. J'ai honte d'être obligé d'uriner dans un tuyau. Ce n'est pas la première fois, mais cette fois je n'y suis pour rien. Ma mère se lève. Elle s'ancre à quelques centimètres de mon médecin. Elle la pointe du doigt.
- Si j'apprends quoi que ce soit de négatif, vous aurez affaires à moi.
- Nous en reparlerons à votre retour. À tout à l'heure, madame Leroi.
Elle ne bouge pas tout de suite. Elle sort doucement et ferme la porte derrière elle. Mais elle continue de me fixer à travers la vitre à coté de la porte, depuis le couloir de l'hôpital.
- Vous allez bien Numidia ?
Je hoche la tête sans lâcher des yeux ma mère. Son regard est menaçant. Le docteur Austin s'en rend compte et souffle avant de faire glisser le rideau d'isolement. Je glisse mes yeux sur elle. Elle ne me croit pas.
- Numidia. Dites-moi ce qu'il s'est passé.
Je hausse les épaules.
- Je suis tombée des escaliers.
- Ça vous arrive souvent de tomber des escaliers ?
- Non, c'est la première fois. J'ai eu une absence.
- Alors vous ne voyez pas d'inconvénient à ce que je vous prescrive un nouveau traitement tout à fait différent de l'actuel ?
Je fais non de la tête. Je ne dois pas réfléchir. Le docteur me fait les gros yeux en levant les mains.
- Vous vous rendez compte du danger que ça implique de mentir à un médecin avec votre cancer ? C'est très grave.
- Je ne vois pas de quoi vous parlez.
- Arrêtez ça tout de suite. La première fois que je vous ai vu, vous avez retrouvez un rythme cardiaque normal qu'au moment où votre mère est sortie de votre chambre. Votre amie m'a dit à votre dernière visite que vous aviez une mère abusive. Et maintenant ça. Vous croyez que je n'ai pas vu la façon dont elle vous fixe ? C'est elle qui vous a fait ça.
- Non, c'est faux.
- J'ai déjà vu des chutes d'escaliers en bois qui avaient des marques plus conséquentes. Et vous prétendez avoir fait une chute dans des escaliers en marbre ?
- C'est pourtant la vérité.
- Alors pourquoi vous pleurez ?
C'est vrai, je pleure. Je n'avais pas vu ma vision se troubler. Je ne le vois qu'à présent. Et mes larmes n'en maigrissent pas, au contraire. Le docteur ne me lâche pas.
- C'est elle qui vous a dit de mentir ? Elle recommencera si vous me dites la vérité ?
- Non. Elle ne m'a rien demandé.
- Alors pourquoi ne pas parler !?
- Parce que sinon ce sera pire !
Je ne respire plus, retenant tout mon être. Et craque. Je pleure fort, sans retenue. Je me suis trop retenue. Je balaie mes larmes de mon avant-bras valide.
- Je n'ai jamais été aussi libre ! Je n'ai jamais eu d'amis ! Je n'ai jamais rien eu qui vaille le coup ! Et aujourd'hui je me sens plus vivante que je ne l'ai jamais été ! Alors si je dois finir en miette pour avoir une existence qui compte enfin, ainsi soit-il !
Je suis essoufflée, à bout de nerf, éreintée. Je ne peux plus. Mais je tiens encore debout, c'est tout ce qui compte. Le docteur Austin me jauge. Elle vient s'asseoir sur la chaise de ma mère.
- Je peux faire quelque chose pour vous. Je peux appeler les services sociaux...
- Non, elle a réussi à duper la police, elle arrivera à duper les services sociaux.
- Vous ne voulez même pas essayer ?
- À quoi bon ? Si ça marche, je vais être transférée dans une famille d'accueil où je serais de nouveau seule et mourante et si ça ne marche pas j'en baverais encore plus.
- Vous devez agir...
- Non. Non, vraiment croyez-moi. Je ne peux rien faire.
- Il y a toujours une solution.
- Docteur, je vais mourir. Je n'ai plus que quelques mois. Je serais bientôt majeure, là je pourrais m'en aller pour mourir dans mon coin. Pour l'instant, je préfère jouer le jeu et attiser le moins possible la flamme. Si j'obéis parfaitement, comme je l'ai toujours fait, tout ira bien. Jusqu'à mes dix-huit ans, je dois tenir jusque là.
Elle n'est pas convaincue mais me laisse tranquille. Elle est sur le point d'ouvrir la porte.
- Docteur.
Elle se retourne.
- Ne faites rien, je vous en prie. Ne faites rien. Je nierai de toute façon. C'est mieux comme ça, je vous assure.
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