Chapitre XXX

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Les vacances continuaient. Mais j'avais toujours un mal-être insondable et grandissant. Mon cancer, mais pas que...

***

Nous avons passés la journée du 26 à faire du ski avec Nesta et ses frères. Nestor m'envoyait des petites vannes puisque je ne sais pas faire de ski, mais quand j'ai pris le truc, il a arrêté de se moquer de moi. Il répétait « La chance du débutant ». J'ai bien compris que c'était son truc, qu'il n'était pas méchant, alors je joue au même jeu maintenant. Quand il se moque de moi, je lui prouve qu'il a tort.

Puis le 27 nous y sommes retourné. Je n'ai fait que des petites pistes, mais j'étais fière de moi. Je tenais debout, sans tomber qui plus est, et sans bâtons ! Et le 28, j'étais malade. Un gros rhume, c'est tout, mais Nesta a insisté pour que je reste au lit toute la journée. « Imagine que tu sois malade pour le nouvel An ! » Alors on a passés la journée à parler, boire du chocolat et Nesta a voulu me faire les ongles. J'étais curieuse de voir le résultat, alors j'ai accepté.

Nous voilà le matin du 29. Je descends les escaliers pour me prendre un café. Le père de Nesta est déjà levé. Il est étonné en me voyant.

- Une ado levée aussi tôt ? Quel est ton secret ?

Je ris doucement.

- J'ai toujours été matinale. Quand on est réveillée à coup de verre d'eau toute son enfance, on est vite traumatisé par les grasses matinées.

- Alors Nesta n'exagérait pas. Ta mère est vraiment extrême.

- C'est peu de le dire.

Je me sers un café et boit lentement.

- Et vous, vous êtes levé tôt ce matin.

- Oui, on va bientôt partir, quand les garçons seront prêts.

- Vous partez ?

- Eh bien, on a pas vraiment le choix si on veut faire un peu de place pour vos amis.

Hein ? Les autres vont venir ? M. Mercier ferme les yeux en souriant.

- Bon, je suppose que c'était une surprise.

Je ris en secouant les mains.

- Ne vous en faites pas, j'aurais fini par remarquer qu'il manquait du monde. Nesta aurait eu du mal à me donner une explication.

- Alors ça reste notre secret.

Il pose son doigt sur sa bouche et repart sur la pointe des pieds. J'ai l'impression de voir Nesta. Je sais de qui elle tient.

La famille Mercier a plié bagages dans la matinée. Nesta, voyant que je ne posais aucune question, est allé crier sur son père en disant qu'il ne savait pas tenir sa langue. Il a fait semblant de pleurer en répétant qu'il appellerait ''S.O.S parents battus''. Ils nous ont dit au revoir et Nestor m'a discrètement souhaité bonne chance. Je crois qu'il m'aime bien, mais qu'il ne veut pas l'admettre.

Pour la surprise, Nesta n'a pas voulu me dire quand est-ce que les autres arriveraient. Nous mangeons face à face à midi. Il n'y a que des restes pour l'instant. M. Mercier a fait trop de nourriture pour le repas de Noël, il est reste encore pas mal. Nesta me fixe en mangeant. Je lève la tête et lui souris.

- Qu'est-ce que tu veux encore ?

- Tu vas bien ?

- Oui, pourquoi ça n'irait pas ?

- Ben... je voulais faire la surprise pour te faire plaisir... mais maintenant que je sais pour toi et Learth...

Je lâche mes couverts en souriant.

- Ça risque d'être tendu pour toi, non ?

- Nesta, tout va bien. On a fait... ce qu'on a fait, et c'est tout. On était d'accord pour en rester là et faire comme si de rien n'était.

- Eh ben je vois que ça fonctionne à merveille.

Son ton est sarcastique. Je la regarde longtemps, sans bouger.

- Qu'est-ce que tu insinues ?

- Rien, je constate. La preuve c'est que je suis pas la seule à avoir remarqué une certaine tension entre vous.

- Quoi ? Les autres aussi ?

- Vous êtes tellement bizarres aussi ! Entre les regards fuyants et les longs silences gênant qui dérangent tout le monde à part vous deux... je te jure que ça met tout le monde mal à l'aise.

- Et tu veux que je fasse quoi ? Que je m'excuse auprès de tout le monde d'avoir pété un câble parce que ma vie part à vau l'eau ?

- Non, il faut que vous parliez. Il faut mettre les choses au clair.

- Les choses sont déjà à plat.

- Et moi je te dis que non.

Elle croise les bras en faisant une tête boudeuse.

- Quand on vous voit tous les deux une seconde ensemble, on dirait deux petits chiens abandonnés à la recherche d'affection d'un humain. Alors que la solution c'est de vous faire des mamours entre vous.

Et voilà, de nouveau son sourire. Le même qu'elle avait dans le train quand elle a su. Je fais non de la tête.

- Ça n'arrivera pas. Je vais pas me jeter dans ses bras par désespoir. Pas une deuxième fois.

Je reprends mes couverts et mange, pas par faim, pour clore la conversation. Mais son sourire ne s'efface pas.

- Tu sais que si tu ne fais rien, moi je le ferais.

Je lève les yeux vers elle. Non. Le pire, c'est qu'elle en est capable. Elle adorerait ça.

- Je te préviens. Si tu fais ça, je t'en voudrais à mort. Vraiment. Et même que... (je regarde autour de moi) je dirais à Ekin que tu as des gaz la nuit.

Elle recule en ouvrant la bouche, horrifiée.

Nous nous regardons avec animosité, puis nous rions. Nesta tape la table et ferme les yeux. Elle secoue la tête.

- Tu le ferais vraiment ?

Je hausse les épaules et lève les mains.

- J'en sais rien. Je me dis que sous l'emprise de la peur, c'est possible mais...

C'est tellement puéril. De sa part comme de la mienne. Mais... c'est tellement bon de redevenir des enfants insouciantes et bêtes. On nous demande de devenir adulte si vite et en si peu de temps... c'est injuste. Pour moi, et pour tout les autres.

Il fait presque nuit. Nesta est partie prendre sa douche il y a quelques minutes maintenant. Moi je lis un livre devant la cheminée allumée. Mais je n'arrive pas à me concentrer sur ma lecture. Mon esprit revient sans arrêt sur ce que m'a dit Nesta ce midi. « Il faut que vous parliez. Il faut mettre les choses au clair. »... elle a raison. Mais je ne sais pas comment faire. Je n'ai jamais été confrontée à ce genre de situation. Les circonstances sont devenues tellement compliquées.

Je pose mon livre sur le guéridon et souffle. Je ferme les yeux. Merde. J'ai encore les foutues images. Mais pourquoi j'ai fait ça !? Pourquoi a-t-il fallu que je sois aussi stupide et impulsive !? Je ne pouvais pas tout simplement aller chez Heinesy et prendre Lokian dans mes bras !? Je plaque mes mains sur mon visage et le frotte. Je râle et grogne à moitié.

- Ma vie est un bordel...

Je tombe sur le coté. J'en ai marre. Comme si ma vie n'était pas assez compliquée comme ça, il faut toujours que j'en rajoute. Je suis insupportable. Je lève la main et la laisse tomber sur mon visage.

La porte d'entrée s'ouvre. Ils sont enfin arrivés. Cool, je vais pouvoir penser à autre chose ! Je vais enfin arrêter de cogiter et parler à des vrais gens qui ont des sujets de conversations autres que ma vie toute pourrie. Je lève la tête et regarde derrière moi. Oh non... Je rebaisse la tête, espérant qu'il ne m'ait pas vue. Comme par hasard, Learth est le premier arrivé, et il est tout seul. J'entends des sacs tomber au sol et la baie vitrée s'ouvrir. Il doit fumer. C'est l'occasion de monter dans ma chambre pour me cacher et prétexter une sieste. Je ne suis pas du tout fatiguée, mais je n'ai rien d'autre en stock.

Je me lève et prends mon livre. Je fais le tour du canapé. Ne le regarde surtout pas. Mes yeux désobéissent et glissent vers la lumière. Je m'arrête et le vois, sa cigarette entre les lèvres. Il me regarde. Il est face à moi. Mon cœur arrête de battre. J'ai du mal à bouger. C'est humiliant. C'est terriblement humiliant, pour lui comme pour moi. On est incapables de se comporter en adultes. On arrive pas à aller au-delà de ça. On est des enfants. Il brise cet instant et se retourne pour être face à la montagne. J'ai du mal à détacher mes yeux de lui. J'ai envie de pleurer.

Je me reprends et monte dans ma chambre. Je ferme la porte et suffoque presque. Je mets ma main devant ma bouche pour étouffer le bruit. Je me laisse glisser contre la porte et ferme les yeux. « Et il savait que s'il couchait avec moi, ça lui poserait un problème. Il peut pas être pote avec une coucherie. » Les paroles de Heinesy tournent dans ma tête. Je me sens tellement coupable.

- Qu'est-ce que j'ai fais ?

Je me recroqueville et pleure en silence.

Les autres sont arrivés dans la soirée. Nous avons fini les restes et mis de la musique. Je me sentais mal. Mal à cause de ce que m'avait dit Nesta plus tôt dans la journée. Mal à cause du regard de Learth. Mal à cause de moi. Mal parce que je ne fais rien de bien en soi. Qu'est-ce que je fais de bien ? Mes devoirs. Aider les gens de ma ville. Et c'est tout. Je fais du mal aux gens sans m'en rendre compte, ça aussi je le fais bien. J'ai fais du mal à mon père en l'accusant alors qu'il a toujours fait de son mieux. J'ai profité de Learth, alors qu'il essayait juste d'être là pour moi. J'ai fait du mal à Lokian en le rendant complice que mon escapade en octobre. J'ai fait du mal à ma mère en la décevant toute ma vie. Non. Je ne suis pas quelqu'un de bien. Je suis définitivement quelqu'un de décevant.

Je me suis levée pour aller me coucher très tôt. Personne ne l'a remarqué, et ça m'arrangeait. Je ne voulais pas que les autres voient que je n'étais pas bien. Je me suis brossé les dents, et maintenant me voilà dans mon lit depuis au moins une heure. J'entends les autres s'amuser en bas, la musique à fond. Je ne sais pas ce qui me fait le plus mal ; que mon absence ne change rien, ou que je le mérite.

J'entends quelqu'un monter les escaliers. Je me doute que c'est Nesta, qui d'autre sinon. Elle ouvre la porte et s'allonge à coté de moi.

- Je vois bien que tu dors pas.

Je fais non de la tête. Elle est dans mon dos. Je sens ses bras s'enrouler autour de mon corps. J'ai pris l'habitude de dormir comme ça avec elle ma première semaine entière à l'internat. J'ai commencé à me cacher durant la deuxième. Ce contact m'avait presque manqué. Elle colle son oreille à mon dos.

- Pourquoi tu es triste ?

- Je ne sais pas.

- Si tu le sais. Tu veux pas me le dire, c'est tout.

Je me tourne vers elle, les yeux humides.

- J'ai mal partout. Je me sens coupable d'un tas de choses.

- Quel genre de choses ?

- De ce que j'ai fait à mon père. À Lokian.

- Tu ne leur à rien fait. C'est ta mère qui est responsable de ce qui leur est arrivé.

- J'ai fait du mal à Learth.

- Non, pourquoi tu dis ça ?

- Je le vois. Je... j'ai profité de sa gentillesse. J'ai entendu Heinesy dire qu'il ne pouvais pas avoir de relation intime avec une amie. Que ça gâchait tout. Et elle avait raison. Tout à l'heure, quand il est arrivé. Tu étais sous la douche. Je l'ai croisé. La façon dont il m'a regardé... sur le coup je me suis juste dit que j'étais incapable de lui parler. Mais j'ai vu dans ses yeux qu'il m'en voulait.

- Non. Numidia, il ne t'en veut pas. Il a du mal à gérer ce genre de chose, c'est vrai. C'est un vrai pigeon avec les filles. Non, je pense qu'il s'en veut à lui-même.

- Pourquoi il s'en voudrait.

- Pour la même raison que toi.

Mais... ça n'a pas de sens. Elle remet mes cheveux en arrière et me sourit.

- Moi je le vois depuis le début de l'année. Au début tu l'intimidais avec ton look de poupée en porcelaine. Mais quand tu as prouvé que tu étais plus que ça, quand il a compris comment tu affrontais ta vie, comment tu affrontais ta mère. Je te jure qu'il a changé de regard. Au début tu étais une extraterrestre pour lui. Maintenant tu es plus que ça. Tu es une femme blessée mais debout. Et ça, c'est très sexy.

Je m'étouffe en inspirant quand elle dit ça. Elle se met à rire.

- Oui oui, tu m'as bien entendu. Les femmes fortes, c'est sexy.

- Mais je ne suis pas une femme forte. Je suis une fille faible.

- Non. Si tu étais faible, tu ne te serais jamais battu. Les gens faibles, c'est ceux qui n'essaient jamais.

Je ne sais pas quoi répondre à ça. Ma mère ne m'a pas enseigné ça. Les gens faibles sont ceux qui échouent ou qui n'ont pas d'avenir. J'ai échoué, et je n'ai pas d'avenir. Je suis faible. Mais Nesta ne peut pas comprendre. Elle me sourit.

- Tu veux que je dorme avec toi cette nuit ?

- Non, dors avec Ekin. Je sais qu'il en meurt d'envie.

- On s'en fout de lui. Je vais dormir ici cette nuit.

Elle se lève et s'arrête en plein mouvement. Elle se retourne lentement.

- La conne. J'ai pas changé les draps...

Elle colle sa main sur son front. Elle me sourit.

- Si tu veux, tu peux dormir dans mon lit. Les autres dormiront ici.

- Non, c'est bon, je peux dormir avec les autres.

- Il reste six lits si je dors ici. C'est parfait. T'es sûre que ça te dérange pas ?

- Non, plus on est de fous, plus on rit.

Elle caresse mes cheveux et sort.

- Je reviendrai plus tard.

- Ne te presse pas, profite de ta soirée.

- Ok.

Elle ferme la porte. Je me retrouve seule dans le noir.

La porte s'ouvre, me sortant de ma somnolence. Ils chuchotent en traînant les pieds. J'entends quelqu'un se cogner en râlant de douleur. Je reconnais le rire de Hely.

- Chut, Numi dort. chuchote Heinesy.

- Elle est allée se coucher quand ? demande Mano.

- Y'a au moins trois heures. répond Learth.

- C'est pas possible, tu la guette ou quoi ? demande Ekin.

- Non, j'ai remarqué qu'il manquait quelqu'un.

- Arrêtez de parler, vous allez la réveiller.

Aux paroles de Nesta, Hely pousse un cri de rire. Tout le monde fait chut très fort. Elle se retient de rire.

- Pardon, c'est Mano qui m'a pincé la hanche.

- Putain, on y voit comme à travers une pelle ici. dit Learth.

- Y'a pas un lit deux places ? demande Lokian.

- Non, et personne ne baise cette nuit. exige Learth.

- Ça va, on pense pas qu'à ça. dit Ekin.

- Ah bon, tu penses pas qu'à ça, toi ? répond Nesta, sarcastique.

Bon, je les gêne plus qu'autre chose. J'allume la lampe de chevet près de moi et me redresse. Je vois les visages se couvrir de culpabilité et d'innocence. Je souris.

- Personne ne m'a réveillé, je ne dormais pas.

- Toujours pas ? demande Nesta.

Je fais non de la tête. Lokian prend un coussin.

- Bon, faut l'assommer alors.

Il jette l'oreiller sur moi et plonge sur le sol. Son corps fait un gros bruit en tombant. Heinesy hurle de rire en se tenant le ventre. Elle lui saute dessus, littéralement. Il s'en suit une bataille de polochons. Ma toute première. Je me lève même pour en frapper au corps à corps. Lokian me prend sous son bras et me jette dans un lit. Des plumes volent dans la chambre remplie de petits lits.

***

Je suis allongée sur le dos. Je le sais parce que la surface dure sur laquelle je suis couchée me torture la colonne vertébrale. J'ai particulièrement mal à la nuque, juste sous la boîte crânienne. Je n'arrive presque pas à ouvrir les yeux.

J'ai mal. Je sens mille mains me tenir en place pour m'empêcher de bouger, des serres froides et charnues. Je sens quelque chose me ronger le cou, les jambes, la tête. Des sons de chair et d'os réduits en charpie m'angoissent et l'odeur du sang me donne des haut le cœur. J'ai la nausée. J'ai le goût du sang jusque dans ma bouche.

Je force sur mes paupières, mais quelque chose force dessus. Je n'y arrive toujours pas. Je dois d'abord arracher ce qui les bloque. Je tire ma main droite le plus fort possible, mais la serre ses contracte davantage sur mon poignet. Ses griffes se plantent dans ma peau. Elles m'arrachent un hurlement. Mais je les sens bouger sur moi. Les choses me rongent toujours, mais elles bougent.

J'arrive enfin à extirper ma main et touche mes paupières. Elle sont cousues entre elles. Je dois les arracher. J'ai peur, mais je dois je faire. J'inspire et tire violemment sur les fils qui déchirent mes paupières. Je cris encore. C'est le seul moyen d'avoir un peu moins mal. Je fais le même geste sur l'autre œil et les ouvre avec difficulté.

Je vois des scolopendres géantes, noires avec des reflets violets et rouges, parcourir mes membres. J'en vois un me dévorer les jambes. Mais il n'est pas normal. Il a une tête humaine. Il a le visage de ma mère, avec une bouche sans lèvres et des dents de requin, en plus des mandibules. Ses antennes frôlent le haut de mes cuisses. Je tire mes jambes, mais elles sont déjà rongées jusqu'à la moitié des mollets. J'ai perdu un quart de mes jambes. Je ne peux même pas repousser le monstre à coup de pied. Si seulement j'avais arraché mes paupières plus tôt.

Je sens toujours quelque chose me grignoter la nuque et la tête. Je pose une main sur mon crâne et l'autre à mon cou. Une douleur traverse mes deux membres. Je les ramène devant mes yeux. Ils m'ont dévoré les mains. Je hurle plus fort. De douleur. De désespoir.

Je me réveille en inspirant fort. Je veux plaquer ma main contre ma bouche, mais je n'en ai plus, elles ont été consumé elles aussi, comme mes jambes. Je ne peux pas me lever. Je me laisse tomber au sol et rampe jusqu'à la porte. Je me mets à genoux pour l'ouvrir avec mes coudes, tout en retenant ma respiration. Je sors et réussi à la fermer derrière moi. Je rampe dans le noir sans savoir où je vais. Il faut que je m'éloigne, sinon ils vont me tuer.

Je n'ai pas le temps de sentir le vide sous mes coudes quand je tombe. Je roule sans fin sur le coté. J'atterris enfin, mais je ne peux pas courir. Je rampe encore jusqu'à tomber sur un mur. Je me colle dos au mur. Je ne veux pas fermer les yeux. Si je ferme les yeux yeux ils vont revenir. Si je redeviens aveugle, ils vont me dévorer. J'ai mal à la nuque, à la tête, aux mains, aux jambes. Je respire lentement. Ils ne doivent pas m'entendre.

Quelqu'un arrive, ou quelque chose. Ça vient vers moi. Non. Je ne veux pas y retourner. Je tends mes moignons vers le monstre et détourne les yeux sans les fermer.

- Numidia, calme toi.

Il parle. Il n'est pas sensé parler. Les monstres ne parlent pas. Il prend ma main. Quoi ? Mais... je n'en ai plus... La lune éclaire légèrement la pièce à travers la baie vitrée. Je vois son visage.

- Learth.

Je dis son nom dans un souffle.

Je le répète, comme si son nom était une incantation. Il prend mes deux mains et les replie vers moi. Je les regarde.

- J'ai toujours mes mains.

- Oui.

Je regarde mes jambes. Je les touche.

- Mes jambes. Elles aussi. Ils ne les ont pas dévoré.

- Non.

Il ne cherche pas à comprendre ce que je lui dis. Il ne me donne que des certitudes. Il ne bouge pas. J'ai toujours peur. Mais je suis perdue. Et comme à chaque fois où je me retrouve perdue, je me fonds dans ses bras et pleure.

***

Je me réveille la première, comme toujours, mais dans mon lit. Mon dernier souvenir de cette nuit, c'est les bras de Learth. Je me suis endormie dedans je crois. Je me redresse et regarde la chambre. Learth est dans le lit du fond. Je vois son bras dépasser du lit. Il a dû me porter jusqu'ici.

Je me lève pour aller boire mon café. Je vais prendre un livre et me servir. La cheminée est restée allumée, mais le feu est presque éteint. Je remet deux bûches et tâtonne les braises. Il met du temps, mais reprend ses flammes.

Quelqu'un descend quelques heures après moi. Je m'attends à Learth, mais c'est Nesta. Elle prend un café et vient s'asseoir à coté de moi.

- Bonne nuit ?

- J'ai connu mieux.

Je ne lui dis pas que j'ai encore fait un cauchemar. La connaissant, elle va culpabiliser de ne pas m'avoir entendu. Elle me sourit et boit son café en silence.

Très vite, tout le reste de la maison se lève. J'entends Heinesy et Lokian partir avec la voiture de Learth, chose qui m'étonne puisqu'il n'aime pas la prêter. Puis Nesta, qui était remontée voir Ekin pas encore levé, descend avec lui. J'entends la baie vitrée s'ouvrir et se refermer. Nesta atterrit dans le canapé sans prévenir. Je sursaute en me tenant le cœur. Elle n'était pas obligée de sauter dedans. Je lui souris en voyant son visage illuminé.

- Chaque fois que tu viens dans mon chalet, c'est pour lire. me dit-elle.

- Que veux-tu que je te dise ? Je ne suis pas comme vous, je n'arrive pas à m'occuper avec mon téléphone.

- Tu peux regarder la télé.

- Non, ça me donne la migraine.

- Ah... ouais on va éviter du coup.

Elle fixe le feu en se pinçant les lèvres. Elle se tourne vers moi.

- Ça va toi en ce moment ?

Non. Mais je ne peux pas le lui dire, ce serait égoïste. Je ne veux pas gâcher ses vacances. Je lui souris.

- Oui, pourquoi ça n'irait pas ?

Elle hausse les épaules.

- Avec tous ces changements ; ton indépendance vis à vis de ta mère, la découverte de la balance, ton petit olé olé avec notre petite caille.

Je me sens bouillir d'un coup. J'ai encore une image. C'est pas vrai ! J'ai envie de m'étrangler. Et elle aussi.

- Nesta !

Mon cri est étouffé. Elle sourit encore plus. Elle fait exprès, c'est obligé.

- Je sais, je sais, tu veux pas en entendre parler.

Il faut vraiment qu'elle comprenne.

- Écoute, je sais ce que tu veux faire : tu veux que je vive une belle histoire d'amour pendant que j'en ai le temps. Mais crois-moi, ça n'arrivera pas. Surtout pas avec... (son nom reste en travers de ma gorge) lui.

- Je vois, tu n'oses même plus dire son nom.

- Si.

- Non, je n'ose plus.

- Alors dis-le.

On en arrive là donc... je me sens ridicule. Je ne peux empêcher mes yeux d'explorer les environs pour être sûre de ne pas me faire entendre.

- Learth.

Je n'arrive qu'à le chuchoter. Elle se penche vers moi et chuchote elle aussi.

- Ne t'en fais pas, y'a pas de micro chez moi.

Je lève les yeux au ciel. Elle se paie bien ma tête.

Elle se lève et repart. Il faut que je lui parle. Il faut que je trouve un moment où on sera seules. Il faut que je lui demande d'arrêter ça. Parce que ça me fait souffrir plus qu'autre chose. Je sais qu'elle est pleine d'attentions, mais je ne peux pas continuer comme ça. C'est trop dur.

Ceux qui étaient sur le balcon rentrent dans le chalet. J'entends Hely dire qu'elle va en ville avec Mano pour acheter de quoi fumer. Bon, avec un peu de chance, les garçons aussi vont partir. Après je pourrais parler avec Nesta. Il faut le faire, même si je n'en ai aucune envie.

- Tu veux regarder aussi, Numidia ?

Je me redresse pour regarder Nesta qui m'interpelle. Elle pointe la télévision du doigt. Non, vraiment je n'en ai pas envie.

- On va regarder un film.

- Non merci, ce n'est pas mon truc, les écrans.

Je me remets bien dans le canapé. Mais elle apparaît devant moi et me tire par le bras. Elle m'amène jusqu'à l'autre canapé.

- Mais c'est un film culte ! Tu essaies bien de te cultiver ?

- Oui, mais...

- Eh ben voilà une bonne occasion. Tu vas arrêter de lire tous les livres de ma maison de vacances et tu vas te griller les yeux devant cette beauté de technologie. En plus, tu pourras m'expliquer le film. Je l'ai vu deux fois sans rien comprendre.

Learth, que je n'avais pas encore remarqué, s'énerve.

- Non mais t'es sérieuse là !? Je te l'ai expliqué déjà !

- Mais toi t'es trop à fond, j'ai besoin d'un avis extérieur, d'un avis féminin.

- Tu peux demander à Heine.

- Oui, mais elle est pas là. Alors on regarde le film, et puis c'est tout.

Elle appuie sur mes épaules pour m'asseoir au bord du canapé. Elle s'assoit à coté de moi et démarre le film. Il y a Nesta et Ekin au milieu. Learth est à l'autre bout. Bon. Le seul moyen d'éviter de penser, c'est de me concentrer sur le film.

Résumons : un homme insomniaque qui va dans des réunion pour cancéreux pour aller mieux mais qui décide de partir quand une femme commence à faire pareil que lui. Son appartement explose, il va donc vivre avec un autre homme qu'il a rencontré dans un avion. Ensemble, ils fondent une communauté d'hommes qui se tabassent entre eux pour se sentir bien. Et l'autre homme chez qui le personnage principal va vivre est abominable. Je ne vois pas comment on peut aimer ce film. C'est de la violence gratuite. C'est vulgaire. C'est sombre. C'est déprimant.

Nesta se penche à l'oreille de Ekin et le tire par le bras. Elle me fait quoi, là ? Ils se lèvent et nous regardent.

- Ekin doit me montrer un truc là-haut.

Sérieusement ?

- Quoi, et le film ?

- Tu m'expliqueras, moi je comprends toujours pas de toute façon.

- En même temps, tu te barres au début.

Learth n'a pas l'air enchanté non plus. Elle lui tire la langue et part avec Ekin. Learth je se tourne et cri.

- Et c'est qui qui fait la vaisselle ?

- J'y vais.

Je saute du canapé et fonce presque vers la cuisine.

Je commence à ranger la vaisselle propre. Je suis sur le point de finir, je me retourne pour prendre les assiettes mais Learth les a prise avant. Je me fige. Non, hors de question de réagir comme une enfant intimidée. Je prends l'éponge à vaisselle et allume l'eau. Quand je pose la première assiette dans l'égouttoir, il la reprend et l'essuie avec le torchon.

- Tu n'es pas obligé de m'aider. En plus il y a le film.

- Non, c'est bon, ça ira plus vite à deux. En plus je le connais par cœur ce film.

Nous continuons notre tâche en silence. Mon cœur bat vite, mais de stresse. Mes jambes sont en coton. Learth souffle en riant. Ce n'est pas un rire de joie, mais d'exaspération.

- Ils sont pathétiques.

Je le regarde. De quoi il parle ?

- Tu trouves pas ça bizarre que tout le monde se barre en même temps ? Depuis le temps, Heinesy et Lokian auraient dû revenir. Et maintenant ces deux cons qui se cassent.

- Je ne sais pas.

Il secoue la tête.

- Tu l'as dit à Nesta, c'est ça ?

- Elle a deviné plutôt. Et les autres se doutent de quelque chose.

Il pose le verre qu'il est en train d'essuyer et baisse la tête.

- Ils me gavent, t'imagines pas à quel point. De vrais gosses. Je te parie tout ce que tu veux que c'est elle qui a tout organisé.

Non, ils ne sont pas aussi calculateurs.

- Pourquoi tu dis ça ?

- Je les connais bien. Et je connais bien les plans foireux de Nesta !!!

Il pointe du doigt l'étage sans faire de bruit. On entend le bruit d'une porte qui se referme. Il me regarde, comme s'il avait réponse à tout. Je souris, mal à l'aise.

- On peut dire qu'ils se donnent du mal à la tâche. C'est très... très gênant.

Nous continuons dans le silence.

Je suis en train de laver une autre assiette. J'ai l'impression qu'il me fixe. C'est horrible comme sensation. Ça me rappel le début de l'année, quand je sentais des yeux me scruter, je sais que c'était lui, mais je ne sais pas pourquoi il le faisait à l'époque. Ma main fait un geste trop appuyé et l'assiette me glisse des mains. En voulant la rattraper au vol, je la fais sortir du champ de l'évier et elle tombe au sol. Elle éclate en mille morceaux.

- Merde !

Ma voix se brise. Pourquoi je fais tout de travers !? Incapable de faire correctement la vaisselle ! Je m'appuie contre le bord de l'évier et me cache les yeux du revers de la main. Elle est trempée, et je m'en fous. Je suis nulle. Je respire fort et j'ai des sanglots dans la gorge. Mes jambes vont bientôt lâcher. J'en peu plus. Je peux plus vivre comme ça.

Learth se penche pour ramasser les éclats de céramique et les jette dans la poubelle. Quand il a fini, il vient devant moi.

- Numidia, te met pas dans cet état pour ça.

Je secoue la tête. J'inspire silencieusement.

- Je suis une incapable. Je ne fais rien comme il faut. Je fais n'importe quoi. J'ai...

Je n'y arrive plus. Je me laisse tomber brutalement le long de l'évier, ne sachant plus comment tenir sur mes jambes. Je me tiens la tête, recroquevillée. J'ai honte.

Il s'accroupit devant moi avec le torchon. Il tire mes mains et les essuie. Il le repose et caresse mes épaules.

- Tu peux pas continuer comme ça, Numidia.

- Et tu veux que je fasse quoi ? Que je me jette par la fenêtre ? Que je demande à l'hôpital de m'interner ? Que je retourne chez ma mère pour qu'elle m'enferme peut être ? Je ne peux rien faire !

Je suis agressive. Il n'a rien fait, mais je ne peux pas me crier dessus. Alors je me défoule sur lui. Les larmes inondent mon visage.

- Si tu peux.

- Non ! Tu comprends rien ! Ma vie est insupportable ! Je suis insupportable !

- Arrête Numidia.

- J'ai l'impression de me noyer sans pouvoir me débattre !

- Calme-toi un peu.

- Je ne peux pas ! Je ne peux rien faire.

- Arrête !

Il me cri dessus, fort, avec autorité. Je me tais. Il se frotte le visage. Lui aussi est à bout.

- Tu peux pas te laisser couler au moindre coup de blues ! Sinon tu vas vraiment en crever !

Je ne bouge pas. J'ai assez crié. Pas la peine de lui répondre.

- Tu peux pas continuer de te cacher.

Quelque chose en moi bouge. Je ne saurais dire si ça se brise ou se débloque, mais ça change.

- Je t'ai à peine entendu cette nuit quand t'es partie en couille. Imagine si t'avais foutue le camps. Au moment de t'en rendre compte, comment tu serais revenue ?

Je ne pouvais pas partir, je n'avais plus de jambes.

- Si tu te mets à suffoquer, que tu t'étouffes ? Tu fais comment pour respirer ?

Il s'assoit sur ses fesses, en face de moi. Il appuie son dos contre l'îlot central de la cuisine. Il me regarde droit dans les yeux.

- Tu peux pas continuer de m'ignorer non plus.

Mon cœur se serre.

- J'étais d'accord pour qu'on fasse comme s'il s'était rien passé. Mais tu fais comme si j'existais pas. Et honnêtement, ça me tue de dire ça, mais ça me fout les grosses boules.

J'aurais pu m'attendre à tout sauf à ça. Il m'aime bien, je l'ai compris, mais je ne pensais pas que ça allait au delà de ça. Il sourit.

- Encore cette tête de révélation. Tu réagis comme si c'était une découverte. Numidia, si j'en avais rien à foutre de toi je me lèverais pas la nuit pour t'aider. Je t'aurais pas parlé de mon passé. Je t'aurais pas embarqué sur mon toit. Et j'aurais certainement pas couché avec toi. Je sais que c'est dur à croire, mais à moins d'être complètement bourré, je couche pas avec n'importe quoi. Et je voulais pas parce que je me doutais que ça allait partir en couille. Depuis qu'on a couché ensemble j'ai l'impression de voir un zombie. Et j'aime pas savoir que je suis responsable de ça. Alors arrête de te mettre toutes les fautes du monde sur le dos et ressaisis-toi.

Il se lève et sors une cigarette de sa poche. Il va jusqu'à la baie vitrée et l'ouvre.

- Learth.

Je ne le vois pas d'ici, mais j'entends qu'il s'est arrêté dans son mouvement.

- Je suis désolée. Je n'aurais pas dû faire ça. J'ai tout gâché.

Un ange passe. La porte se referme. Je croise les bras et engouffre ma tête dedans.

Je me laisse glisser doucement sur le sol. Mais ses mains me redresse et il me prend dans ses bras. J'ouvre les yeux et me retrouve dans le creux de son cou. J'enveloppe mes bras autour de lui. Je retiens mes pleures. Je me blottis contre lui. Il me soulève et me porte jusqu'au canapé, celui en face de la cheminée. Il m'allonge dessus et embrasse ma tempe. Il repart sur le balcon pour fumer. Je ferme les yeux et essaie de ne penser à rien. Surtout pas à la chaleur sur ma tempe.

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