Nous arrivons au grand hall, il est bondé comme chaque année. Par chance, les affiches où sont mentionnées les classes sont catégorisées par section, et il n'y a que deux classes pour notre filière ; nous sommes en littéraire. Ma mère aurait préféré que j'aille en scientifique ou en économie, mais j'ai toujours eu un faible pour tout ce qui concerne la linguistique. Que ce soit la langue française en générale ou encore les langues étrangères, et la philosophie me passionne – ce qui est un bon point puisqu'une classe littéraire a en moyenne huit heures de philosophie par semaine. Ma mère a finis par accepter à une condition : je devais prendre la spécialité mathématiques. De toute façon entre l'art, l'italien appliqué et les maths, je n'avais pas vraiment le choix, même si j'aurais préféré prendre l'anglais appliqué.

  L'année dernière j'étais en Première L°B avec Nesta, à l'époque je me fichais bien de qui serait dans ma classe puisque je n'ai jamais eu d'amis. Pourtant, même si c'est un peu stupide, j'espère que Nesta sera dans ma classe. Je sais qu'elle ne perdra sûrement pas son temps avec moi et qu'elle préférera le passer avec ses amis, mais j'aurais au moins la sensation de ne pas vraiment être seule. Je regarde l'affiche de la Terminale L°A, je suis dedans, Nesta me dit qu'elle n'est pas dans la L°B, alors je vérifie dans la mienne. J'expire discrètement de soulagement quand je vois son nom dans la Terminale L°A. Elle a une réaction beaucoup moins discrète quand elle tape dans ses mains et me sourit.

- Cool ! On est dans la même classe !

Je ne lui réponds que par un sourire et un hochement de tête. Je ne le lui dirai pas, mais je n'irai pas m'asseoir à coté d'elle. Je n'ai aucune envie de m'immiscer dans son groupe d'amis, et puis être parmi les gens populaires, ce n'est pas le rêve pour moi.

  Une fois devant la salle, tout se passe comme je m'y attendais. Nesta dit bonjour et fait des embrassades à presque tout le monde. Une bise par ici, une tape dans la main par là. Je reste à l'écart, comme toujours. Ça ne me dérange pas, la compagnie des gens me met mal à l'aise et les gens en général me trouvent ennuyeuse et ''glauque''. Elle discute avec tout le monde, alors que j'attends la sonnerie avec impatience pour pouvoir me réfugier dans la salle.

  Le moment tant attendu retentit. Nous voyons Mme Barthélémy, professeure de littérature, arriver. Je la connais, elle était déjà dans l'établissement l'année dernière. Hystérique, impulsive, elle a dû mal à maîtriser son langage. Quand elle s'énerve, elle a du mal à parler, comble pour un professeur de langue – en plus d'enseigner en parallèle le latin. Honnêtement je croisai les doigts pour avoir Mme Kolinski. Mme Kolinski était mon professeure de français durant mes années de Seconde et de Première. Douce, dynamique, patiente, gentille mais aussi autoritaire. Elle aime plaisanter avec la classe et je n'ai jamais vu un seul élève se plaindre d'elle, et elle n'a jamais exclu personne de son cours. Malheureusement nous avons Mme Barthélémy, et non Mme Kolinski. Je dois m'y faire.

  Mme Barthélémy ouvre la salle. Quand j'entre pour me mettre au premier rang, je sens une main se glisser dans la mienne : Nesta. Elle me sourit.

- On s'assoit cote à cote ?

- Ne t'en fais pas pour moi. Tu peux t'asseoir avec tes amis. Je ne voudrais pas vous déranger.

Elle semble me jauger. Elle me tire par le bras pour nous asseoir au deuxième rang, sur le coté droit de la salle en entrant. Une fois assise, elle me chuchote :

- Je m'entends avec à peu près tout le monde, mais je ne suis pas amie avec tout le monde. Il y a une différence entre être amical et être ami. Ça n'a rien à voir.

Elle se redresse sur sa chaise.

- Avec toutes mes activités je me suis fait des ''contacts''.

- Je pensais vraiment que tu étais amie avec toute la classe.

Elle secoue la tête tout en restant souriante et amicale, comme d'habitude.

- J'apprécie pas mal de gens, et c'est vrai qu'on peut penser que j'ai beaucoup d'amis. Mais crois-moi, je comptes mes amis sur mes dix doigts.

Elle me fait un clin d'oeil et sort de quoi écrire, je fais pareil. Tout de même, une question me taraude : pourquoi n'essaie-t-elle pas d'être amie avec quelqu'un d'autre ? Il y a des gens tellement plus intéressants que moi dans cette pièce.

 Une fois les affaires de notre professeure arrangées, elle se plante au milieu du tableau, attendant que tout le monde se lève. La plupart des élèves font ce qu'elle attend, toutefois le dernier rang n'en fait rien, jusqu'à ce qu'elle se racle la gorge.

- Bonjour à tous.

La classe répond en canon.

- Je suis Mme Barthélemy, votre professeure de littérature française et professeure principale. Vous êtes donc la T-L°A. Je reconnais certains visages et je tiens à mettre les choses au clair dès le début. Je ne tolérerais aucun retard et toute absence doit être justifiée.

À ce moment précis, comme pour se moquer de Mme Barthélémy, quelqu'un entre dans la salle sans frapper. Le vacarme que provoque le retardataire fait bondir tout le monde.

  Des bottes noires, un jeans trop large et déchiré presque en totalité, un t-shirt trop grand d'un groupe de rock que je ne connais pas, des cheveux noirs en vrac, des yeux bleus fatigués et un regard vide. Learth Rockatansky, pourquoi ça ne m'étonne pas qu'il ait redoublé sa Terminale ? Learth est un cliché de bad boy : mauvais garçon, tombeur auprès des filles, j'm'entiste au plus haut point et véritable parasite de la société. Il est, tout comme Nesta, très populaire, mais pas pour les mêmes raisons, ils sont comme le jour et la nuit. Les rumeurs à son sujet ne le glorifient pas, loin s'en faut. Selon les bruits qui courent il est sataniste, ce qui ne m'étonne pas le moins du monde. En revanche on raconte qu'il sacrifie des chats et parfois des chèvres à la pleine lune à la gloire de Satan. J'ai pas mal de réserves quand à cette histoire, même si ça ne m'étonnerait pas. Il ne fait pas que des sacrifices, aussi curieux que cela puisse être : il a été plus d'une fois renvoyé temporairement pour de bonnes raisons. Lesquelles ? Et bien disons que fumer du cannabis dans les couloirs et créer des pièges contre les professeurs et certains élèves n'est pas des plus judicieux. Beaucoup de monde l'admire. Moi je le méprise. Ce n'est qu'un garçon comme les autres qui a besoin d'être le centre le l'attention. Je ne comprendrais jamais les filles qui sont en extase devant ce déchet humain.

  Il regarde vers moi et fait un signe de la main, je mets un instant à comprendre qu'il ne m'était pas destiné. Son geste était pour Nesta qui le lui rend avec joie. Je ne pensais pas qu'elle pouvait aussi apprécier ce genre d'individu. Il va vers le fond de la salle sans regarder Mme Barthélemy qui désapprouve son comportement. Elle l'attrape par le col et le tire en arrière.

- Oh non, hors de question ! J'en ai assez de ce comportement ! Ça fait trois ans que c'est la même histoire !

Il se tourne vers elle et lui répond en souriant de toutes ses dents de façon trop caricaturale pour être honnête. Elle le pousse jusqu'au premier rang, au seul endroit où il y a de la place. Mon sang se glace. Il la regarde sans comprendre.

- Devant, jeune homme. Peut être que cette fois, si vous êtes juste en face de moi, vous pourrez admirer autre chose que les filles et vos dessins.

Elle le pose juste devant nous puis se retourne pour continuer de présenter le déroulement de l'année. Nesta met un coup de crayon sur la tête de Learth. Il se retourne en fronçant les sourcils, frottant le haut de son crâne et se décoiffant davantage. Il n'essaie même pas de se faire discret.

- Pourquoi ? demande-t-il à son assaillante.

- T'avais dit que tu ferais attention aux horaires cette année, tu l'as mérité.

Il lui fait les gros yeux.

- Hé, c'est pas un crayon qui va te mettre K.O. Tu fais quoi, un mètre quatre-vingt-dix ?

- Quatre-vingt-huit. Et j't'ai pas demandé de me punir en cas de retard.

Puis il lui rend un coup de crayon sur le sommet de sa tête avant de se retourner. Nesta me regarde en souriant et le montre du doigt.

- Lui, c'est l'un de mes amis.

Elle se met à rire en voyant mes yeux habituellement allongés s'agrandir. Une nouvelle pièce à ajouter au puzzle Nesta. Comment peut-elle être amie avec lui !? Il est tellement... bizarre et sans intérêt ! Je n'arrive pas à comprendre. Si au moins il était intelligent je pourrais le concevoir, mais pas du tout ; la preuve avec son redoublement. Je me demande si Nesta est vraiment quelqu'un de bien.

  La rentrée ne dure que la matinée, à midi trente nous sortons donc de cours. Nesta me fait signe d'attendre une minute, ce que je fais. J'ai envie d'aller dans ma chambre et défaire mes valises, mais j'aimerais en savoir plus sur elle vu que nous allons passer une année scolaire ensemble. Il vaut mieux que nous soyons en bon terme. Elle me fait signe de la suivre tout en se dirigeant vers Learth, j'obtempère sans réfléchir. Il cherche quelque chose dans son sac. Nesta lui demande :

- Alors, ces vacances ?

- Comme d'hab', mais tu viens pas me voir pour ça, hein ? dit-il en souriant.

- Oui et non. Tu sais que je m'intéresse quand même à toi, alors arrête de faire le mec beau gosse et mystérieux et dis-moi.

Il sort un paquet de cigarette d'où il en extirpe une avec un briquet, je n'avais jamais remarqué qu'il avait les mains tatouées, à moins que ce ne soit nouveau. Il faut dire que je n'ai pas souvent eu l'occasion de le détailler.

- Je l'ai vu pendant les vacances, et il a pas arrêté de parler de toi. Tu comptes lui recauser un jour ou tu préfères lui couper les couilles direct ?

- La seconde option est tentante, mais je vais me contenter de continuer à l'ignorer.

Il regarde autour de lui avant d'allumer sa cigarette sans prendre en compte l'illégalité de son acte.

- Écoute Ness, il a été pris au dépourvu, il regrette vraiment. On s'est pris une cuite avant la rentrée et il s'est mis à me chialer sur les genoux avant de gerber sur sa moquette.

- Oui ben il avait qu'à y réfléchir avant.

Elle baisse la tête et fixe ses pieds, puis les yeux de Learth font des vas et viens entre elle et moi. Il tapote la jambe de Nesta de son pied et lui fait un signe de tête en ma direction. Elle prend conscience de la situation. Immédiatement elle reprend son sourire et pose sa main sur mon épaule.

- Learth, je te présente ma coloc', Numidia. Numidia, Learth, l'un de mes amis.

Il me fait un signe de tête que je lui rends, il regarde son téléphone. Il lève les yeux vers Nesta.

- J'ai croisé Heine tout à l'heure, elle te cherchait, elle m'a demandé de te dire de la rejoindre à la cafet'.

- Cool, merci.

Elle lui fait un signe de la main et il part.

  Elle m'explique que Heinesy est l'une de ses meilleures amies depuis le début du lycée. Quand elle me parle d'une rousse flamboyante au style rockabilly et extravagante, je vois tout de suite de qui il s'agit : Heinesy Knight. Elle ne semble pas méchante, mais ce que je sais d'elle n'est pas très délicat. Elle a redoublé son année de Seconde, elle est bruyante et se fiche du monde qui l'entoure, elle a son propre univers, ce que je respecte sans vraiment comprendre. Dans un sens elle me rappelle Learth, mais une version bien meilleure et moins méprisante, plus joyeuse et colorée. Quand Nesta me propose de manger avec elle et son amie, je n'ai pas besoin de réfléchir longtemps avant de répondre.

***

  Nous allons à la cafétéria sans passer par notre chambre, nos affaires peuvent bien attendre la fin de notre repas. Nous prenons chacune un plateau que nous remplissons. Nesta passe devant, à la recherche de Heinesy. Un cri attire tous les regards, baissant même le volume ambiant de la salle. « Nestaaaaaaaa ! ». Une fille, aux cheveux si rouge qu'ils ne peuvent être naturels, se lève au fond de la salle et agite ses bras au-dessus de sa tête ; c'est Heinesy. Nous nous dirigeons vers elle. Une fois à la table, ma colocataire pose son plateau et prend dans ses bras la rousse. Elles rient en choeur. Au bout d'une minute interminable, elles se séparent, Nesta me fait signe de m'asseoir à coté d'elle. Une fille aux cheveux médiums et châtains clair est assise à coté de Heinesy – elle a un petit nez droit et une bouche pulpeuse mais très étroite – je n'ose pas demander s'il s'agit d'une autre amis de Nesta. Je me contente de me taire.

  Les deux amies échangent des banalités pendant encore un petit moment avant de se souvenir de notre présence. Heinesy fait un grand sourire aux dents blanches et symétriques.

- Désolée, dès qu'on se voit on s'arrête plus, de vraies gonzesses ! Moi c'est Heinesy. On était pas dans la même classe l'année dernière ?

J'avais oublié à quel point Heinesy avait la voix rauque. Pas comme un pompier, non, une voix très harmonieuse et douce, très agréable.

- Oui. Moi c'est Numidia.

- Je vous présente donc ma coloc', reprend Heinesy. Voici Hely, Terminale S°F, tout juste dix-sept ans et célibataire. Rien que pour vous, mesdames !

Hely glousse, affichant un sourire qui dénude tellement ses dents qu'elle en ferme les yeux, en plus de rougir intensément. Soit elle est très gênée soit elle a des sautes d'humeurs, à moins qu'elle ne soit limitée. On ne peut pas se réjouir à ce point d'une présentation, aussi spectaculaire soit-elle.

  Nous continuons de discuter – quand je dis ''nous'' je parle bien sûr de Nesta et Heinesy –, le repas se déroule dans la bonne humeur. Heinesy propose de faire une sortie entre filles demain dans la matinée, elles sont toutes d'accord alors que j'hésite un long moment. L'argent n'est pas un soucis, vu ce que gagne mon père par mois et ce qu'il me donne pour s'excuser d'être absent de ma vie. Toutefois je n'ai jamais fait ce genre de chose. Quand Nesta m'affirme que ce sera sympathique et que nous partirons si je le souhaite, j'accepte. Je n'ai aucune idée de ce que font des filles quand elles sortent, à part peut être les boutiques. Mais honnêtement, je ne vois pas Heinesy faire les magasins.

  J'ai très vite ma réponse quand elles parlent d'aller chez Lamey&Fliga, une boutique populaire de vêtements de toutes sortes, puis dans un café pour prendre un milk-shake. J'appréhende assez cette journée, mais au fond de moi j'ai l'impression de franchir une étape.

***

   Dans la soirée, Nesta m'a indiqué où se situent les douches pour que j'aille me laver. La salle de bain est grande mais pas très intime. Les cabines sont séparées par des murs et le seul isoloir est une porte qui dévoile les jambes et les épaules de la plupart des filles ; il suffit de pencher la tête vers la cabine pour tout voir. Je ne suis pas du tout à l'aise, au moins les douches ne sont pas mixtes. C'est quand je me retrouve en communauté que je me souviens pourquoi je suis toujours seule : certaines filles se promènent nue et se fouettent avec leur serviette, se pince les parties intimes, s'insultent mais affectueusement bien sûr ! Et moi pendant ce temps je me fais toute petite dans ma cabine et je sais que, maintenant, je prendrai ma douche au beau milieu de la nuit s'il le faut. Je ne supporte pas le comportement de toutes ses filles exhibitionnistes et puériles.

  Je m'essuie et, juste avant que je n'ai le temps de m'habiller, une fille renverse mes vêtements en passant à coté de ma cabine. Je m'enroule maladroitement dans ma serviette et ramasse à toute vitesse mes affaires, mais elles sont trempées. Je réajuste ma serviette et agrippe mes affaires. J'ai l'impression d'être nue, mais je fais avec et marche aussi vite que je peux vers ma chambre. Je garde les yeux au sol en espérant que personne ne me verra dans le couloir. Je vois ma porte, malheureusement je percute quelqu'un qui sort de la chambre 41. Mes affaires atterrissent sur le sol, tandis que je frôle la nudité. Je me baisse pour les ramasser et la personne que j'ai percuté s'abaisse aussi.

- Excuse-moi, j'ai pas fait gaffe.

Quand je vois les mains qui rassemblent une partie de mes affaires je me fige. Il a des tatouages sur ses mains, ceux de la droite remontent sur son avant-bras. Je lève les yeux et croise le regard vide de Learth. Une fille en sous-vêtements le tire par le col.

- Pourquoi tu t'excuses toi ? C'est cette gourde qui t'a foncé dessus !

-C'est bon, calme-toi.

Je prends le reste de mes affaires et engage un demi-tour. Quand je ferme la porte, je vois la fille enfourner sa langue dans la bouche du sataniste. C'est répugnant.

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Dernière mise à jour le 06/11/2019