8 - Star
Qu'est-ce que vous feriez pour la gloire ?
« Mesdames, messieurs, ainsi que tous les autres, je vous souhaite la bienvenue pour cette session extraordinaire. »
Un brouhaha enthousiaste répond à l'annonce. Il n'y a aucune trace de la solennité usuelle des lieux. Le temps est à la liesse, au réconfort. Tous les politiciens, les diplomates, les ambassadeurs, leurs aides, même leurs gardes : ils sont en joie, chantant presque. On ne se croirait pas dans le Parlement des Mondes Unis.
Combien de sacrifices ? Qu'est-ce que vous accepteriez de perdre, pour juste un peu de célébrité ?
J'en connais qui y ont dévoué leur vie. Chaque instant, chaque moment, pour ce seul but : être reconnu. Tout est tourné vers ce but ultime, celui d'être quelqu'un, peu importe qui, tant qu'on parle de vous. Tant qu'on se souvient de vous. Ne pas être oublié, ne jamais l'être. Immortel, si ce n'est dans les faits, alors dans les mémoires. Et de votre vivant : être sur toutes les lèvres, dans toutes les têtes, sur tous les écrans. Votre image, vos reflets, à jamais répétés, partout, tout le temps. À s'y méprendre, vous êtes l'Univers. Il n'y a que vous.
Læ président peine à rétablir l'ordre. Il faut dire que l'envie n'y est pas vraiment. S'iel ne se contenait pas, iel rejoindrait bien la fête. Mais sa fonction est importante. Tous doivent apprendre la nouvelle, même si la rumeur se répand comme une traînée de poudre à travers les systèmes, suivant la route des satellites, plus vite que la lumière, sautant d'une planète à une autre sans s'arrêter, enflammant les cœurs.
La nouvelle que plus personne n'attendait. Enfin.
« S'il vous plaît, chers dignitaires, je vous prie de prendre place. Un peu de calme. »
Mais iel sourit en disant cela.
Le problème, c'est que c'est une ambition dévorante.
Il faut monter. Loin, loin, plus loin que la stratosphère, que le système solaire. Briller plus que le Soleil, ne plus être que la seule étoile au firmament. Obnubiler. Devenir divin. N'être célèbre, au fond, que par son existence. Comme une évidence. Comme une vérité.
Et tout est bon pour cela.
Il faut quelques minutes pour qu'enfin, une tranquillité relative revienne dans le parlement. Les politiciens se réinstallent devant leurs écrans, rebranchent leurs traducteurs, réorganisent leurs effets. Une tension habite désormais l'assemblée, mais elle n'a rien d'inquiétante. C'est ce sentiment particulier, lorsque l'on attend quelque chose de bien qui est voué à arriver, comme lorsqu'on on est enfant et que le cadeau arrive et qu'il faut attendre sagement avant de le recevoir. Tous les regards sont tournés vers le centre de la salle, où læ président peut enfin parler librement.
Alors, que feriez-vous pour la gloire ?
Qui êtes-vous prêt à sacrifier, sur l'autel de vos ambitions ?
J'en ai vu. Partout. Tout le temps. Ceux qui n'hésitent pas à mentir, tromper, manipuler. Qui cachent leurs intentions à la perfection, affectant une façade sympathique. Usant de leur charme pour toujours arriver à leurs fins. Et surtout : avec les mains propres. Rien n'est de leur faute. Tout est arrivé par hasard. Ils ont eu de la chance, voyons. À quelque chose, malheur est bon…
Et c'est marrant comment c'est toujours les mêmes qui récoltent les fruits de votre déchéance.
« Je saurais garder ma concision légendaire. »
Petits rires. Tous savent à quel point la remarque fait mouche.
« En ma qualité de président de cette assemblée, je vous annonce que la paix est enfin revenue dans le système solaire. »
De nouveau, la salle explose de joie. Læ président roule des yeux. Il y en aura encore pour longtemps, à ce rythme. Mais iel continue de sourire.
Tant de politiciens corrompus jusqu'à la moelle, juste pour un peu plus de pouvoir, pouvoir aller plus haut, juste un siège plus haut, plus proche du ciel, dominer le monde de toute sa puissance…
Trop d'acteurs prêts à briser la carrière des autres pour que la leur continue, à arranger des coups en traître, à utiliser de tous les atouts pour forcer la main, séduire, cajoler, faire du chantage, manipuler, insulter, briser mentalement…
Toutes ces célébrités, qui n'existent que par vertu d'être célèbres, qui accumulent tout ce qu'elles peuvent accumuler pour simplement se dresser face à l'Univers et, sur leur trône d'argent sale, de biens volés, de sang séché et d'ossements, hurler : « J'existe ! »…
Tant de vies brisées pour qu'une seule puisse briller.
« Dignitaires, un peu de tenue. Nous avons une invitée de marque aujourd'hui. »
D'un coup, le silence se fait. Se pourrait-il… ?
« Je sens poindre vos questions. Oui. Elle est là. Celle sans qui rien de ceci ne serait possible. »
Tout le monde s'agite. C'est de nouveau une cacophonie dans le gigantesque amphithéâtre, dans toutes les langues, les traducteurs électroniques crépitent, impossibles de suivre la cadence. Mais de toute façon, ils sont inutiles : l'exubérance n'a pas besoin d'être traduite.
Vous imaginez ? Tout ça pour un peu de gloire ?
Lorsqu'elle entre dans la salle, les décibels explosent. Les gens se ruent presque sur elle, mais se contiennent fort heureusement au dernier moment. Elle les salue tous, son sourire est brillant et si vrai, plus encore que sur les écrans, son regard si pur, chacun de ses gestes une perfection. Certains pleurent, sincèrement, incapables de contenir leur émotion. On voit certains qui hier se seraient étripés volontiers si l'occasion le permettaient s'enlasser pour se soutenir.
Læ président iel-même ne peut résister, et va à l'opposé même de sa nature en déclamant :
« L'actrice qui brille de mille feux depuis plus de quinze ans ! Celle qui nous a fait rêver d'un monde meilleur ! Qui a toujours agi pour la paix ! Qui a montré sa douceur et sa bienfaisance en étant la première à venir en aide aux populations les plus meurtries ! Qui a su se montrer ferme face à la tyrannie des humains, et sans jamais cesser sa carrière, a œuvré en tant que diplomate parfaite pour arriver à faire ce que nul ne pensait possible : la paix dans notre système solaire ! Le retour vers une confédération unie, démocratique, juste, équitable ! La fin d'années de guerres, de conflits meurtriers, un terme à cette boucherie sans nom ! »
Est-ce que vous seriez prêt à sacrifier toute une planète pour qu'on parle de vous ?
Toutes les caméras filment l'événement. La scène est méticuleusement retranscrite dans les moindres détails, retransmise dans chaque foyer du système Sol, chaque bar, chaque aéroport, chaque vaisseau. Partout, ou presque, la fête est à l'honneur. Jamais personne n'oubliera ce moment. C'est le plus beau jour de la vie de beaucoup. Certains n'arrivent même pas à comprendre ce qu'il se passe, tellement le concept même d'une paix leur est inconnue.
Est-ce que vous seriez prêt à faire des centaines de millions de morts comme si de rien n'était, juste pour avancer un peu plus ?
« Chers amis, chers anciens ennemis et futurs amis, chers spectateurs, j'ai l'immense honneur de vous présenter la seule, l'unique… Aurore Lestariel ! »
Alors qu'il est beaucoup plus simple d'atteindre la gloire.
La dénommée a un petit sourire grâcieux lorsque læ présidente s'incline très bas et lui laisse la place sur le podium. Elle répond par un petit mouvement du buste et, d'un pas mesuré et précis, se dresse face au micro. Toutes les caméras sont sur elles. Toutes les lumières sont sur elles. Elle rayonne. Elle sourit, et tout le monde est ébloui. Elle ouvre enfin la bouche, s'apprêtant enfin à parler, son discours solennel, qui restera ancré dans les mémoires :
« Je… »
La balle l'atteint en plein cœur.
Par exemple, comme ça.
Son corps s'effondre dans un silence à très juste titre mortel. Elle garde sa grâce jusqu'au bout, s'affalant dans un bruit minime, yeux révulsés.
La salle explose de rage, de panique, de douleur.
Sur sa poitrine, le sang se répand doucement, imbibant la robe par faisceaux.
De là où je suis, on dirait presque une étoile.
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