15 - Weak
Mishti feuilletait son magazine avec une grande délicatesse, presque excessive. Elle caressait du bout des doigts certaines photos, comme plongée dans une transe. Elle parcourait pourtant les articles à la vitesse de l'éclair. Ses yeux s'agitaient en tous sens, balayaient la page sans s'arrêter, si ce n'est pour se stopper sur les illustrations. Le contraste était saisissant, perturbant même.
La jeune femme chercha sa tasse d'une main sans quitter des yeux ce qu'elle lisait, d'un mouvement lent et un peu hésitant. Lorsqu'elle la trouva, elle se rendit compte qu'elle n'avait plus rien à boire. Avant même qu'elle ne se tourne vers le comptoir, la serveuse était là, souriante.
« Un peu plus de café ? »
Mishti hocha la tête avec un sourire aussi bref qu'il était mignon et reprit sa lecture, oubliant de nouveau le monde extérieur. Elle corna avec délicatesse l'une des pages avant de refermer le magazine et de passer au suivant de la pile. La serveuse finit son travail pendant ce temps et, sans un bruit, retourna derrière le comptoir sans cesser de l'observer.
« Tu peux demander à sortir avec elle, tu sais, ça se fait. »
La serveuse frappa son collègue sur le bras, une tape gentille mais assez féroce pour faire comprendre que ça ne l'amusait pas.
« Je rigole, roh, répondit-il, offusqué.
- Je ne trouve pas ça drôle.
- Ouais, ouais.
- Je n'ai pas le droit d'être gentille avec une cliente sans que tu n'y vois de la drague ? T'es vraiment un crétin.
- Je préfère cette interprétation à l'autre.
- Qui est ?
- Que tu as pitié d'elle. »
La serveuse se mordit le coin de la lèvre avant de répondre. Un instant de silence qui en disait long.
« Ridicule.
- Évidemment. Bon, on m'appelle à la table 7. Surveille un peu la salle aussi.
- Oui, bien sûr. »
Mais elle n'en fit rien. Elle continuait d'observer sa fidèle cliente, qui s'installait tous les mercredis après-midis à la seule table qui pouvait l'accueillir, elle et son fauteuil roulant. À lire, à dévorer même, tout ce que la presse pouvait régurgiter sur les super-héros et leurs adversaires, tous les pouvoirs, toute la recherche sur le sujet, absolument tout. Cela faisait presque soixante-dix ans maintenant que le monde entier était devenu un univers de vieux comics. Tant avait changé, et tant était resté pareil. Un chaos incroyable, imprévisible. La majorité de la population avait un ou plusieurs super-pouvoirs, désormais. Tous aussi divers et impossibles que les autres.
Mais pas Mishti.
Sirotant son café, elle passa au magazine suivant.
Une heure plus tard, Mishti sortait du café en douceur, maintenant ses forces autant que possible. Elle considéra la petite montée qui l'amènerait jusqu'à l'arrêt de bus. D'un air décidé, elle se mit en route.
Quelqu'un décida de l'aider à ce moment-là.
« Eh, lâchez-moi ! Qu'est-ce que vous faites ? »
Le jeune garçon qui venait de se mettre derrière elle s'arrêta aussitôt. Il avait l'air d'avoir à peine onze ans. Surtout, il avait une cape rouge nouée au cou, et un masque de carnaval sur le visage. En prime, sur son T-shirt blanc était dessiné à la va-vite un dessin difficile à comprendre au premier regard. Mishti préféra ne pas tenter le deuxième, surtout qu'elle devait se tordre le cou pour voir le gamin derrière elle, qui la dépassait d'une demie-tête.
« Bah… j'allais vous aider à monter ! Je suis un super-héros !
- Tu ne sais surtout pas ce que tu fais ! claqua-t-elle, rageuse. Apprends à demander avant de faire n'importe quoi. Et maintenant, lâche mon fauteuil.
- Mais…
- Lâche ! »
Il obtempéra, craintif, presque les larmes aux yeux, et elle poussa un profond soupir.
« Écoute, c'est très… gentil, mais tu ne peux pas faire ça. Tu n'as pas à me sauver. Tu n'as pas à m'aider.
- Mais… j'ai une super-force ! Et puis vous avez besoin…
- Je n'ai besoin de personne, l'interrompit-elle. Tu as présumé que tu pouvais m'aider, mais à aucun moment tu n'as considéré mon avis. Ni si j'avais envie de ton aide. J'ai besoin de cet exercice pour maintenir ma forme, et même sans cela, ce n'est pas à toi de décider à ma place ce qui est bon pour moi. Je ne suis pas une chose à valdinguer pour que tu te sentes bien. Compris ? »
Il hocha mollement la tête. Mishti se retint de rouler des yeux et décida plutôt de cesser de se casser le cou. Avec une profonde inspiration, elle se lança. Le garçon décida de marcher à côté d'elle, veillant d'un œil. Elle comprit qu'il s'assurait que personne ne la dérangerait pendant qu'elle remontait la pente, mais préféra ne rien dire.
« Je suis désolé, finit par déclarer le gamin, une légère tristesse dans la voix. »
Mishti ne répondit pas. Elle était focalisée sur l'arrêt de bus. Quelques secondes passèrent avant qu'il ne demande :
« C'est quoi votre nom ? Moi c'est Tristan.
- Mishti.
- C'est quoi votre pouvoir ? »
Pas de réponse. Le gamin parut vouloir insister, mais son attention se focalisa sur autre chose.
« Oh, vous avez plein de magazines de super-héros ! C'est trop cool ! Oh, même le spécial sur Dominion ! Vous savez qu'on sait toujours pas qui c'est ?! Il est vraiment trop fort, même si c'est un méchant. Je suis sûr qu'Invincible va finir par l'avoir, il a dit que ça n'avait que trop duré, et je peux le voir, dites ?
- Non.
- S'il vous plaît ?
- Non.
- … bon, d'accord. »
Il zyeuta quand même le précieux magazine pendant tout le reste du trajet, qui ne dira au total que cinq petites minutes. Mishti poussa un soupir de soulagement en se calant sous l'arrêt de bus, et considéra l'enfant – Tristan ? – qui restait là sans rien dire ni rien faire, veillant encore sur les alentours. Elle soupira et l'ignora autant que possible. Elle alla même jusqu'à mettre ses écouteurs et sa musique. L'enfant parut guetter un quelconque signe d'elle, mais finit par y renoncer lorsque le bus s'arrêta et que la jeune femme roula sans aides jusqu'à l'intérieur, montant avec l'aisance de l'habitude sur la plate-forme dédiée. Le gamin s'en alla, et Mishti le vit partir, maussade et un peu abattu, avec un très léger pincement au cœur. Mais elle ne pouvait pas se permettre d'éduquer toute la population. Elle n'en avait pas l'énergie.
Au fond du bus, un homme en manteau l'observait discrètement.
Mishti progressa le long de l'allée droite et parfaitement plate menant jusque chez elle avec un petit sourire aux lèvres. Qu'il était bon de rentrer, enfin. Personne pour l'embêter. Enfin, pas trop…
« Maîtresse, enfin, il est tard ! Vous alliez rater le dîner !
- Pardon, Dona. »
La servante prit une moue chagrine.
« Ce n'est pas parce que vos parents vous laissent libre de faire ce que vous voulez que vous pouvez faire ce que vous voulez, jeune fille !
- Pourtant, j'aurais cru…
- Rentrez vite si vous ne voulez pas que je vous passe un savon ! Le dîner est prêt et n'attend plus que vous.
- D'accord, d'accord. Merci. »
Quelques minutes plus tard, dans le somptueux salon parfaitement agencé pour permettre le meilleur déplacement, Mishti dévorait son repas à toute vitesse. La servante secoua la tête en la voyant faire :
« Vous n'avez aucun respect pour mon travail.
- Mais chi ! rétorqua Mishti. Je manche vite parche que ch'est chi bon !
- Et ne parlez pas la bouche pleine, enfin ! »
La servante soupira avant de regarder l'horloge et de sursauter.
« Déjà ! Bien, laissez la vaisselle là, je m'en occuperai demain. Les petits m'attendent. À demain, maîtresse !
- À demain, Dona. Rentre bien.
- Ne vous couchez pas trop tard !
- Mais oui, mais oui… »
Quelques instants plus tard et après un claquement de porte, Mishti était seule. Elle termina son repas en se léchant les babines et soupira d'aise en se recalant dans son fauteuil. Il lui fallut une petite minute pour se remettre de ce délicieux dîner. Après quoi, elle ramena la vaisselle jusqu'à l'évier et se força à la faire, même si cela l'épuisait un peu. C'était le moins qu'elle pouvait faire.
Dehors, une forme noire l'observait.
Mishti sortit de la douche en chantonnant. Cela avait beau être laborieux, même avec toute l'accessibilité du monde, elle appréciait trop les effets d'une eau bouillante sur son corps. Cela la revigorait juste assez pour s'affairer toute la nuit.
Tout en sifflotant, elle se rendit au bureau, gigantesque, et sans faire de pause, ouvrit un panneau secret. Là, elle tapa un code secret connu d'elle seule, révélant dans un bruit feutré un accès caché dans le mur, une pente légère menant droit au sous-sol. Elle se laissa glisser tout du long, ne s'arrêtant que pour faire les quatre demi-tours nécessaires pour atteindre enfin le bout. Remonter serait encore et toujours une épreuve, mais elle pouvait tout aussi bien utiliser les moteurs – discrets, légers – intégrés au fauteuil pour l'aider. Elle rechignait juste à en user.
Elle pénétra dans son antre secret en sifflotant, jeta les magazines sur la table où se trouvaient déjà beaucoup d'autres, récupéra deux ou trois trucs au passage, puis s'installa à son bureau. Elle alluma son ordinateur, tapa son mot de passe, procéda aux vérifications supplémentaires usuelles, et fut enfin accueillit par le message usuel :
« Bonjour, Dominion.
- En effet. Bonjour. »
La voix était grave et masculine. Mishti sourit sans se retourner.
« Bonsoir, Invincible. »
Celui-ci fit trois pas prudents.
« Alors c'est bien toi. Une gamine sans pouvoir, complètement handicappée. Pitoyable. La couverture parfaite pour une ordure comme toi. »
Mishti se retourna avec l'aisance de l'habitude, sans paraître prendre la mouche à aucune des remarques. Invincible la regardait avec une fureur indescriptible, mais restait stoïque et immobile, fidèle à son rôle de super-héros justicier.
« Depuis quand m'as-tu démasqué ?
- Disons que tu n'as jamais été doué en filature, Invincible. Contrairement à Démon Rouge. Lui, au moins… »
Invincible projeta la table d'une simple claque, l'arrachant de son support métallique en acier comme si ce n'était rien et la faisant se fracasser au mur.
« COMMENT OSES-TU PRONONCER SON NOM ?! »
Ce fut donc à ce moment que Mishti sortit le pistolet qu'elle avait récupéré sur la table et vida son chargeur dans la poitrine d'Invincible.
Celui-ci tituba un instant, hébété, avant de poser un genou à terre. Puis de relever la tête, tout sourire.
« As-tu oublié qui j'étais, imbécile ? Je suis Invincible !
- Je sais. J'ai lu ça dans un magazine. »
Avec calme, Mishti rechargea son arme et la vida de nouveau dans le super-héros. Celui-ci trembla mais ne perdit pas son sourire aguicheur et charmeur. Même s'il était un peu sanglant, maintenant.
« Je finirais… par… me relever. Tou… jours.
- En temps normal, oui. »
Elle récupéra un autre chargeur et le vida sur lui, comme les autres.
« Mais nul n'est invincible. Même pas toi. »
Elle tira encore. Le super-héros tomba au sol, avec un air perplexe sur le visage.
« Pour… quoi ? Je… n'arrive… pas…
- Tu as fait une erreur sur moi, Invincible. Je suis une gamine, oui. Handicapée, oui. »
Elle visa soigneusement la tête.
« Mais pas sans pouvoir. »
Bang. Bang.
Le cadavre tomba, pathétique, comme toujours. C'était rare qu'elle se salisse les mains elle-même, mais bon, parfois, les hommes de main ne suffisaient pas. Elle poussa un long soupir. User de son pouvoir l'épuisait très vite. Elle se tourna vers l'ordinateur et lança un appel. Quelques sonneries plus tard :
« Oui, Maîtresse ?
- Ce sera bref, Dona. Demain matin, il faudra nettoyer au sous-sol.
- Oh, encore ?! Vraiment, vous pourriez faire attention.
- En échange, j'ai fait la vaisselle ?
- Bon, d'accord, Maîtresse. Je raccroche, je dois coucher les enfants. Et ne vous couchez pas non plus trop tard, hein ?!
- Promis. Bonne nuit, Dona.
- Bonne nuit, mon chou. »
Mishti sourit dans la pénombre de son antre. Elle se cala contre son fauteuil et considéra un instant l'écran gigantesque de son ordinateur. Tant de plans. Tant de choses à faire. Elle ne savait pas trop pourquoi elle le faisait. C'était amusant et grisant, pour sûr. Enrichissant, aussi. Elle jeta un œil au cadavre d'Invincible, et décida de rouler vers lui.
« Pitoyable, hein. »
Elle lui tapa la tête du pied. Un pouvoir incroyable de régénération, oui. Même à la forme de cadavre, il s'était déjà relevé. Mais là, il ne risquait pas.
Il avait cru affronter une fillette handicapée sans pouvoir. Quelqu'un de faible. D'inoffensif.
Ça avait été son erreur. Ça l'était toujours.
En sa présence, nul n'était plus fort qu'elle.
Dommage pour eux qu'elle soit si faible.
Annotations
Versions