« Connaissez-vous le Collectionneur de Bouteilles du Monde-d'À-Côté ? Non ? Mais au moins, vous connaissez le Monde-d'À-Côté, bien sûr… Mais si, mais si, ne mentez pas, allons, pas de ça entre nous. Tout le monde le connaît, qu'il le veuille ou non, car tout le monde le voit, le sent, y passe un peu de temps, y dépose un morceau d'âme en passant, y laisse traîner ses idées et ses pensées, y récupère l'inspiration pour demain à partir des rêves et cauchemars d'hier. Il est facile d'y aller, très facile, si facile que certains passent des années à chercher à y entrer sans jamais trouver, alors que d'autres y entrent par hasard, c'est dire, oui, c'est dire…

 Pourtant, il suffit d'avoir le truc ! Enfin, si vous voulez y venir de votre plein gré, en tous les cas, et c'est très facile : se tenir bien droit, mais pas trop, juste assez, et puis, dans un petit pas, tomber à travers les dimensions, juste un petit pas qui tombe à travers le sol et le monde, pour atterrir juste là, juste à côté, ce monde qui borde tous les mondes et aucun, en fait, seulement quelques-uns, les quelques choisis, pas tout à fait un monde d'ailleurs, plutôt un rêve, un cauchemar, oui, avec autant de rêves brisés que de cauchemars oubliés, oui, oui, pour sûr, une illusion qui n'existe qu'aussi longtemps que vous y traînez un peu, c'est vrai, mais l'est-ce ?

 Après, je dis le truc, mais je l'ai dit, oui, je l'ai dit, beaucoup entrent et viennent par mégarde, tout le monde ou presque, au fond, et en même temps, jamais personne – vous noterez cette constante dualité, cette incertitude, ce doute toujours, car dans le Monde-d'À-Côté, tout est étrange, fluctuant, changeant, sauf ce qui paraît l'être, mais parfois pas. Non pas qu'il n'y ait aucune logique, non, non, mais il n'y en a pas une non plus, il y en a des milliers, toutes en même temps, parfois pas, c'est vrai, elles alternent, changent, tout dépend d'où vous êtes ou de quand vous êtes, au fond, si le temps et l'espace importent pour vous, ça aussi, ça dépend, beaucoup de choses dépendent de vous au fond, j'oserais même dire, tout le Monde-d'À-Côté ne dépend que de vous, de ce que vous en percevez, le reste pur néant jusqu'à ce que vos sens décident de les manifester, peut-être, qui sait ? Pas moi, c'est sûr.

 Il y a des êtres, dans le Monde-d'À-Côté, des démons et des dieux, des esprits et des monstres, des humains et des moins humains, ou trop humains parfois, aussi, oui, des choses inqualifiables, des trucs ineffables, quelques bidules qui n'existent pas mais qui sont manifestement là, des paradoxes déparadoxifiés et des contradictions manifestes, ou des manifestations contradictoires. Il y a de tout, pour celui qui sait bien regarder, mais rien pour celui qui cherche à trop bien regarder, oui, je sais que c'est difficile à suivre, mais ce n'est pas ma faute, c'est la vôtre.

 Et donc, dans le Monde-d'À-Côté, il y a des êtres et des non-êtres et des peut-êtres et des ???-êtres, et parmi ces différents états d'être, il y a un nom que vous connaissez désormais, car je vous l'ai dit plus tôt, rappellez-vous, mais oui, le Collectionneur de Bouteilles, c'est cela même, vous suivez sans difficulté après tout, malgré ce que vous pensez ou ne pensez pas, je ne sais comment vous fonctionnez en fait, peu m'importe même. Écoutez-moi, écoutez-moi, ne perdez pas le fil, mais laissez-le aller et venir, là, comme ça, soyez un chat devant ce petit morceau de fil que j'agite devant vous, sans cesse sur le qui-vive, admirez le mouvement mais ne vous laissez pas avoir à tenter de l'attraper, c'est un piège, seul le mouvement compte.

 Le Collectionneur de Bouteilles est ancien, très ancien, mais peut-être pas tant que ça, car le temps n'a pas trop de sens de toute façon, mais pour ses visiteurs qui le côtoient, qui viennent de mondes où sa trace est encore notable, encore remarquable, il ne peut être jeune, aussi est-il vieux. De quoi a-t-il l'air ? Tout dépend qui le demande, tout dépend qui le voit, pour certains c'est un monstre, une aberration, une créature démoniaque ; pour la plupart des humains et humanoïdes proches, oui, ça veut dire quelque chose, pour eux donc c'est une créature proche de leurs critères, grande créatures, toujours, aux membres fins, osseux, disproportionnés, la chair et la peau souvent fine et d'albâtre, des doigts délicats et fins, agiles, parfois inquiétants dans leur grâce et leur délicatesse, parfois amusants dans leur agitation frénétique. Son visage est perturbant, ses traits tirés, un crâne très projeté en arrière, comme fuselé, avec un front presque aplati, aux cheveux rares et courts, des oreilles allongées, presque pointues, et des yeux noirs, comme d'énormes boules qui semblent un peu jaillir des orbites, une petite bouche menue, un nez écrasé, aplati, inexistant presque. Sa tenue est changeante, mais il s'habille, car il est pudique.

 Bien sûr, son nom n'est pas anodin, non, vraiment pas. Il collectionne les bouteilles, toutes les bouteilles, mais pas réellement toutes, non, seulement les plus importantes, seulement celles qui comptent vraiment – c'est à cela qu'on reconnaît un collectionneur, aussi, peut-être, ce n'est pas un simple accumulateur de biens tangentiellement reliés par une idée aussi précise qu'elle est confuse, non, c'est quelqu'un qui est capable de déterminer la valeur des choses, de leur donner un sens, une raison même, et chaque bien de la collection n'est déterminé que par le collectionneur lui-même, l'importance étant rattaché avant tout à lui-même, bien sûr.

 Alors, qu'a-t-il dans sa collection ? Eh bien, pour celui qui se risquerait à se perdre dans le Monde-d'À-Côté, à s'égarer dans les sentiers perdus, les routes oubliés, les chemins bien délimités, les avenues célestes peuplées de pèlerins sanguinaires mais heureusement aveugles et édentés, à suivre des guides perdus dans leurs pensées mais pas dans leurs pieds, et qui se retrouverait par hasard devant le Collectionneur de Bouteilles, il pourrait voir les plus beaux objets de sa collection, par exemple, imaginez une petite bouteille de verre, banale dans sa forme, banale en tous points, si ce n'est qu'elle contint tout l'univers de Barakmashir avant qu'un dieu vengeur ne l'avale pour d'obscurs raisons et ne jette la bouteille au loin, une tragédie vraiment, mais le malheur des uns fait le bonheur des autres, et au fond, rien ne dit qu'ils ne perdurent pas encore, logés dans l'estomac divin, n'est-ce pas ?

 Sinon, il y aurait cette bouteille de fumée, noire comme la suie qui la compose, qui contient encore l'essence d'un ange, si pur qu'il fut enfermé pour préserver la réalité, car son existence même l'aurait purifié en tous points. Ne me demandez pas comment c'est possible, sachez seulement que ça l'est, oui, enfin peut-être, en tous les cas la bouteille est jolie. Sur une autre étagère, dans un autre style, perdue au milieu d'autres – la première bouteille utilisée dans un monde quelconque pour contenir de l'alcool, à côté de la deuxième brisée et utilisée en l'état pour tuer quelqu'un, ainsi que de la troisième qui servit à contenir les cendres de quelqu'un – se trouve une bouteille faite de diamants, d'or, de perles. Aucune valeur dans celle-ci, hormis sa richesse présumée, ce qui en fait sa valeur aux yeux du collectionneur, paradoxal, je sais, incohérent par rapport à plus tôt, et alors ? Qu'importe.

 La collection s'étend, partout, autour, vous êtes dedans même, dans une gigantesque bouteille, infinie et pourtant parfaitement définie, c'est sûr. Là, dans un coin obscur, vous pourriez trouver une collection étrange de bouteilles, toutes biscornues, dérangeantes au regard. L'une d'entre elles attirerait votre regard ? On vous dirait que c'est la résidence d'un homme corompu, tout du moins de son âme, qu'il légua à un marchand pour se débarasser de sa conscience tenace, de sa moralité. Ce n'était ni la première bouteille de ce style, ni la dernière, mais le collectionneur l'aimait bien, alors il la gardait exposée, l'âme noire tournoyant toujours dedans, ses reflets rouges brûlant les yeux.

 Un peu plus loin, oui ? Une bouteille qui contient un bateau. Beaucoup de bouteilles avec des bateaux. Cela amuse beaucoup le collectionneur. Certains bateaux contiennent une autre part de la collection, mais celle-ci est plus difficile d'accès, c'est sûr, tout du moins pour le non-initié. Au loin, là-bas, à l'horizon, toujours dans la collection, vous pourriez croire voir une gigantesque bouteille, oui, vous n'êtes pas sûr, eh bien il s'avère que quelqu'un tenta d'enfermer toute une cité à l'intérieur, chose qu'il parvint à faire durant un temps, mais son exploit fut bien vite oublié.

 Des bouteilles partout, encore et encore, en plastique, en terre cuite, en verre, en métal, faites d'eau liquide, faites d'air, contenant tout ou contenant rien, encore pleine mais toujours vide, chaudes, froides, banales, impossibles, dangereuses, partout des bouteilles, il y en a encore et encore, c'est magnifique, c'est splendide, une collection incroyable, nul n'en a de pareil, et pour cause.

 Mais au fond, vous n'allez pas voir le Collectionneur de Bouteilles pour admirer sa collection, personne ne le fait, non, seuls ceux qui ont une raison toute autre d'y venir s'y perdent, car les autres risqueraient d'abîmer la collection, ou bien d'en prendre un objet, et non, non, cela, non, le Collectionneur ne peut accepter que cela arrive, aussi se protège-t-il, mais pas trop, car sa collection doit continuer, aussi infinie et complète soit-elle, elle pourrait toujours l'être plus, il n'a pas toutes les versions, toutes les possibilités, toutes les bouteilles qu'il voudrait, au fond, alors il échange. Oui, en échange d'une bouteille, une bouteille rare, précieuse, inimitable, unique, il vous offre l'impossible, ou tout du moins, son équivalent.

 Alors, sachant ceci, que voulez-vous et que me proposez-vous, jeune enfant ? »

 Le garçon cligna des yeux. C'était très compliqué. Il serra un peu plus son doudou contre lui, un fier lapin un peu plat que sa maman lui avait offert. Il regarda les bouteilles autour de lui avec un air de réflexion intense, avant de lever le bras. Le Collectionneur approcha aussitôt son visage, tout son corps se déploya à sa suite pour lui permettre d'examiner l'objet au plus près.

 « Hmm, une bouteille en plastique ? Qu'a-t-elle de spécial ?

• C'est du jus de pomme !
• Hm, oui, oui. Mais encore ?
• C'est bon.
• Hm. Je vois.
• C'est ma maman qui me l'a offerte. »

 Le Collectionneur considéra la bouteille avec attention, l'effleura presque du doigt mais n'y toucha pas, ses mains paraissaient tâter l'espace entourant l'objet sans y toucher.

 « Je veux retourner voir maman, geignit le gamin. »

 Le Collectionneur parut terminer son examen. Il se caressa le menton un instant, avant de dire, tout bonnement :

 « D'accord. »

 « Robinson ? Où es-tu ? Robinson !

• Maman ! Maman !
• Oh, Robinson, tu m'as fait peur ! Je t'ai cherché partout ! Où étais-tu ?
• Là-bas. »

 Le gamin agita la main dans une direction floue, vers un buisson du parc. Sa mère le serra fort contre elle.

« Petit chenapan, ne refais jamais ça. Si jamais tu t'étais perdu… Bon, allez, on rentre. Tu as toutes tes affaires ? Où est ta bouteille ?

• Je l'ai donné !
• Donné ? Mais… à qui ?
• Un collectionneur.
• Vraiment ?
• Oui. »

 Cela parut suffire à l'enfant. Sa mère se contenta de cette réponse, ne cherchant pas à comprendre les histoires sans queue ni tête de son petit. C'était souvent une perte de temps.

 « Allez, on rentre. »

 Juste à côté, à un pas tombant de là, le Collectionneur déposait son nouveau trophée pile à la bonne place, un endroit que lui seul pouvait déterminer, mais qui était bien entendu parfait – ou pas du tout, difficile à dire. Il admira l'objet avec un petit sourire satisfait.

 C'était vraiment une bonne bouteille.