Chapitre 1

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Grelotante, l’estomac creux, je resserrai autour de mes épaules mon châle de laine grise, et me rapprochai encore du maigre feu qui brulait dans l’âtre. Bientôt je n’aurais plus de bois, et à moins de sacrifier le peu de mobilier présent dans la pièce, j’en serais réduite à mourir de froid. Ou de faim… Le garde-manger était vide, lui aussi.

Je soupirai, résistant à l’envie d’aller regarder dehors. Ouvrir la porte une fois de plus ne servirait à rien d’autre qu’à laisser entrer l’air glacial et la neige, réduisant à néant mes efforts pour maintenir une température sinon agréable du moins vivable dans la maison.

Je retenais mes larmes à grand-peine.

Pour tenter de me distraire un peu, je laissai mon regard errer autour de moi. La maison - la cabane devrais-je dire - faite de rondins irréguliers et mal joints calfeutrés de mousse, était si petite que j’en faisais le tour en quelques pas. Elle ne comportait aucune autre ouverture sur l’extérieur que la porte, et était simplement meublée d’une paillasse, d’une table et de deux bancs de bois grossier, et du coffre sur lequel j’étais assise, devant la petite cheminée qui fumait plus à l’intérieur qu’à l’extérieur. Le sol était de terre battue : il avait été poussiéreux en été, humide et boueux à l’automne, et maintenant il était gelé.

Je n’avais aucune idée de l’heure, peut-être même était-ce la nuit. La porte était fermée, et la seule lumière provenait des braises que j’entretenais avec bien du mal.

Je ne savais plus depuis combien de temps j’étais seule. Tout se brouillait dans mon esprit, j’étais tellement affamée que je perdais la notion du temps. J’avais avalé depuis longtemps les dernières miettes de pain, mais pour autant, c’était peut-être il y a quelques instants seulement. Nous avions mangé les deux poules qui ne pondaient plus depuis plusieurs semaines, et nous avions même dû tuer la truie qui était censée nous donner des porcelets au printemps.

Entendant du bruit à l’extérieur, je me levai et allai ouvrir la porte : il faisait bien jour, le soleil semblait même haut dans le ciel pour la saison. Mais pas âme qui vive, le bruit n’était sans doute que le cri d’un animal, ou bien le fruit de mon imagination.

Je repoussai le battant de bois, et retournai m’asseoir près du feu. Tendant mes mains engourdies par le froid vers les flammes, je laissai libre court à mes larmes. Il faudrait bien que mon époux revienne avec les provisions qu’il était parti chercher, pourtant je redoutais son retour autant que je l’espérais, car cela signifierait la reprise de mon calvaire à ses côtés. Mais s’il ne revenait pas… que deviendrais-je, dans ce pays inconnu, loin de tout et de tous ? Je mourrais de faim, tout simplement, et de froid, dans cette masure qu’il appelait notre maison… A cette pensée, mes sanglots redoublèrent, je ne voulais pas mourir, pas maintenant, pas dans ces conditions !

Si je devais résumer ma vie, cela tiendrait en une phrase :

Après avoir perdu mes parents, j’avais vécu au couvent la moitié de ma vie, puis quitté le Vieux Continent en compagnie d’autres Filles du Roy, pour venir en cette contrée sauvage épouser un rustre qui n’avait même pas été capable de faire des réserves de nourriture suffisantes pour passer l’hiver…

Après trois mois d’une traversée mouvementée, mes compagnes et moi avions rencontré nos fiancés. Je n’étais pas naïve au point de croire encore aux contes de fées racontés par Mère au coin du feu pendant mon enfance, mais je n’aurais pas cru que des hommes puissent choisir une femme comme une vache sur le foirail un jour de marché. C’est pourtant ce qui arriva, et je fus mariée en quelques instants. Mon époux, sitôt le mariage prononcé, m’entraina derrière lui en une course qui devait durer plusieurs jours à travers la forêt, jusqu’à ce qu’il nommait avec emphase sa maison. Je découvris en arrivant une cabane de bois tout juste bonne à abriter des animaux, moi qui toute ma vie avais dormi sous un bon toit solide, entre des murs rassurants.

Le sieur André Grandjean, mon époux, se révéla être encore plus rustre qu’il ne m’avait paru au premier abord. Il me traitait comme une servante, une esclave devrais-je dire, ne dédaignait pas lever la main sur moi quand l’occasion se présentait, et ne manquait jamais une occasion de me traiter d’incapable et de me reprocher ma peau pas assez blanche, mes cheveux et mes yeux trop noirs à son goût. Quand nous fûmes installés dans notre logis, je ne pus résister à ses assauts qu’il m’avait épargnés pendant notre voyage, et je dus accepter de consommer le mariage. Je me demande vraiment pourquoi les curés, la Bible et les religieuses se donnent tant de peine à nous écarter du péché de chair. Qui pourrait bien avoir envie de risquer l’Enfer pour cela ? Depuis je faisais tout mon possible pour l’éviter au maximum. Rien que d’y repenser, j’en frissonnais de dégout : ses mains qui s’insinuaient partout, palpant et pinçant mon corps, son souffle lourd dans mon cou, et la douleur lorsqu’il entrait en moi, et encore un long moment après…

Quand la dernière bûche fut posée dans les flammes, je pris la décision de m’attaquer au mobilier. Peut-être que, si je gagnais un peu de temps, mon époux reviendrait enfin… J’aurais à affronter sa colère pour avoir brulé nos meubles, mais qu’importe ? J’avais trop froid… Avisant le peu de choses que nous possédions, je décidai de commencer par débiter les bancs, puis la table. Il me répugnait à bruler mon coffre, la seule chose qui m’appartenait ici, chargé d’un peu de linge, et je décidai de le garder pour la fin.

La hache d’André me parut peser une tonne, et je dus m’y reprendre à deux fois avant d’arriver à l’abattre sur le banc… auquel je fis à peine une égratignure. Sans me décourager, je m’apprêtais à recommencer, et levai la hache au-dessus de ma tête, mais prise d’un étourdissement je ne réussis pas à contrôler sa trajectoire. Je m’assis le temps de reprendre mes esprits, et fatiguée, fermai les yeux un instant.

Quand je soulevai les paupières, je ne vis que deux yeux sombres sous une coiffure de Sauvage. Ainsi, c’est de cette façon que Dieu avait décidé de me rappeler à Lui ? Scalpée et tuée par un Sauvage… eh bien, qu’on en finisse, et pourvu que cela soit rapide ! Je cessai de produire l’effort qui me maintenait en éveil, et me laissai aller.

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