Chapitre 10 - 1/2
Trois semaines après Noël, François nous fit la surprise de sa visite : il nous annonça la naissance d’un petit Léon, et me demanda, de la part de Rose, d’être la marraine de leur fils. Le parrain serait son cousin. J’acceptai, heureuse de voir les liens entre nos familles se renforcer encore un peu. Le baptême aurait lieu dès que nous pourrions aller jusqu’au village sans risque. Pas avant plusieurs semaines, donc. Je prierais, chaque soir, pour qu’il n’arrivât pas malheur d’ici-là : un enfant non baptisé, s’il mourait, n’irait pas au Paradis, les religieuses nous l’avaient répété mainte et mainte fois… François repartit ce jour-là rapidement, emportant une petite couverture de laine que j’avais tricotée pour le bébé. Mais Mojag et lui avaient convenu de se retrouver très bientôt, pour quelques jours de trappe et de chasse dans les bois.
François passa en effet chercher mon époux, une quinzaine de jours plus tard. Il en profita pour me donner des nouvelles de mon filleul et de sa mère : Rose et Léon se portaient à merveille, et mon amie avait été très touchée par le cadeau de naissance que j’avais offert à son fils. Je regardai les deux hommes s’éloigner dans la neige : François, large d’épaules et grandes enjambées, Mojag plus fin et marchant comme s’il dansait sur ses raquettes, léger et gracieux, silencieux. Je rentrai lorsqu’ils disparurent derrière les arbres, barrai la porte, et commençai à attendre le retour de mon époux.
Quatre jours durant, je vécus seule, dormant seule, mangeant seule. La maison me semblait immense, froide, vide. Presque menaçante, sans la présence rassurante et discrète de Mojag. Sans lui, je retrouvais l’ombre de Grandjean, retombais dans mes craintes de fillette. J’avais toutes les peines du monde à m’endormir le soir, et me réveillais, dans la nuit, au moindre son à l’extérieur. Le jour, je tremblais de même dès qu’il me semblait entendre du bruit : était-ce Mojag qui revenait ? Une bête qui cherchait à manger ? Un inconnu malintentionné qui rôdait ?
Lorsque je devais sortir, pour vider le seau d’aisance ou rentrer de la glace à faire fondre, je le faisais le plus rapidement possible, en ayant pris soin de guetter les bruits avant d’ouvrir la porte, et en restant sans cesse aux aguets, tant que la barre n’était pas remise en place. Mon cœur battait chaque fois si fort que j’avais l’impression qu’il voulait sortir de ma poitrine.
Au quatrième soir, je terminais mon écuelle de soupe en soupirant. De soulagement : encore une journée de passée. De crainte : encore une nuit solitaire en perspective… Quand un coup à la porte me fit dresser les cheveux sur la tête : on essayait d’entrer ! Je saisis le tisonnier, seule arme dont je disposais avec le couteau dont je me servais pour cuisiner, et me cachai dans le coin le plus éloigné de la porte.
Un nouveau coup, plus fort cette fois. Puis une voix, étouffée par le battant de bois : « Léonie ? Ouvre, c’est moi ! »
Lâchant le tisonnier, je me précipitai pour débarrer la porte et l’ouvrir. Mojag se tenait sur le seuil, son arc et ses flèches à la main, sa petite hache et son coutelas passés à la ceinture, chargé de gibier : volatiles, lièvres… Il les posa au sol avec ses armes, referma la porte derrière lui, et posa la barre, avant de se tourner vers moi. Son regard me scruta : « Tout va bien, Léonie ?
_ J’ai eu peur… »
Je me jetai dans ses bras, il me berça un moment. J’avais eu peur, oui. Pendant 4 jours.
« Il s’est passé quelque chose ? » me demanda-t-il en m’éloignant de lui pour me regarder dans les yeux. Un pli d’inquiétude séparait ses sourcils, et ses lèvres étaient pincées.
Je secouai la tête : « Non… c’est seulement que je n’aime pas rester toute seule… »
Trop tard pour le retenir, c’était dit ! Moi qui voulais me montrer courageuse, lui prouver qu’il n’avait pas une épouse inutile, c’était raté… Il me serra encore contre lui, promettant : « Je suis là, tout va bien. » J’aurais voulu qu’il promette de ne plus repartir, mais comment exiger cela ? Nous n’aurions alors plus ni viande, ni peaux pour nous vêtir ou pour troquer… Faire de Mojag un fermier ? Même les colons blancs chassaient.
Je me secouai pour oublier mes désirs impossibles, et fis réchauffer de la soupe pour son repas, tandis qu’il se défaisait de ses vêtements d’extérieur pour se mettre à l’aise.
Plus tard, dans la chaleur de notre lit bien protégé sous la tente de cuir, Mojag me serra contre lui, me câlina, m’interrogea pour me faire raconter mes craintes. Il ne protesta pas que c’était idiot, que j’étais sotte d’avoir peur ou qu’il faudrait bien que je m’y fasse comme toutes les femmes, ainsi que je m’y attendais. Non, il me berça plus longuement, me serra plus fort encore, murmura des paroles rassurantes et me reprocha de ne pas lui avoir dit plus tôt. Il promit qu’il ne partirait plus en me laissant seule, proposant que sa mère vienne passer avec moi les quelques jours nécessaires à sa prochaine expédition. Je me gardai bien de refuser.
Puis il écarta nos vêtements pour que nos peaux se retrouvent, que nos corps s’échauffent l’un et l’autre. Dans le noir profond de la maison, je n’étais pas plus rassurée qu’avant, mais l’odeur de Mojag, sa voix, ses caresses douces finissaient toujours par chasser les mauvais souvenirs, pour les remplacer par des nouveaux, doux et agréables.
Je ne me lassais pas du plaisir qu’il s’employait, chaque fois, à faire renaitre dans mon corps. Je me laissais envahir par la douceur de ses caresses, par ses mots sucrés comme du miel, je voulais me repaître de son corps, de son odeur, de la douceur de sa peau cuivrée que je ne pouvais pas voir mais seulement imaginer dans la nuit. Il entra en moi, doucement comme toujours, alors que je désirais si fort sa venue, et je l’entourai de mes bras et de mes jambes pour l’empêcher de s’en aller. Il bougeait en moi, réchauffant mon ventre et tout mon corps de ce feu intérieur qui couvait, brulait tout sur son passage, et me laissa épuisée de bonheur. Mojag dut me secouer, ensuite, pour que je passe ma robe de nuit, avant de me couler dans ses bras pour y dormir.
Au petit matin, je me réveillai reposée, pour la première fois depuis quatre jours : j’avais bien dormi, rassurée par sa présence à mes côtés. Je profitai de ses bras, de la sécurité qu’il m’offrait, de son amour attentif, même dans son sommeil. Mojag en revanche semblait fatigué. C’était sans doute les quatre jours passés à courir les bois, les trois nuits à ne dormir que d’un œil près d’un feu, emmitouflé dans sa cape. Je le trouvai soucieux, préoccupé. Il vérifia nos provisions, et je lui assurai que nous avions suffisamment de vivres pour tenir jusqu’à la belle saison. Il hocha la tête en silence, mais continua son inventaire d’un air sombre, puis emmena dehors des jarres remplies de viande salée, de fruits séchés, de maïs ou de pois.
« Que fais-tu, Mojag ? As-tu perdu la tête ? Mais que fais-tu ? »
Quand je m’accrochai à son bras pour le retenir, il se débarrassa de moi d’une secousse, comme on repousse un insecte trop insistant. Et je ne pus tirer de lui un mot d’explication.
Je le regardai, impuissante, emporter nos provisions loin de la maison, et les cacher dans un trou entre deux rochers, qu’il referma avec des pierres. Les dents serrées, il examina son œuvre. Effectivement, il pouvait être fier : même moi qui avait assisté à ce coup de folie, je serais sans doute incapable de retrouver l’endroit où il venait d’enterrer nos victuailles.
Il tourna le dos aux rochers, et retourna dans la maison, je le suivais, un peu inquiète. Il continua à trier nos possessions : outils, vêtements, fourrures…
« Mojag ! Vas-tu m’expliquer ce qui te prend ? »
Il releva la tête, et me regarda enfin, comme s’il me voyait pour la première fois.
« François m’a rapporté d’inquiétantes nouvelles. Et cela confirme des rumeurs auxquelles je refusais de croire.
_ Que se passe-t-il ?
_ Des villages et des fermes ont été attaqués, incendiés, les habitants massacrés.
_ Quelle horreur ! Mais qui a fait cela ?
_ Plusieurs tribus se sont regroupées. Les chefs ont parlé. Les guerriers ont préparé leurs armes.
_ Que veux-tu dire ?
_ Que les miens ont décidé de mettre fin à la présence des Visages-Pâles sur les terres de nos ancêtres. » lâcha-t-il finalement.
Je restai silencieuse, incapable de comprendre ce qu’il me disait. Mojag reposa le couvercle de mon coffre de mariée, et s’assit lourdement dessus. Il leva les yeux vers moi, son front était plissé, sa mâchoire crispée. « Comprends-tu ce que je dis, Léonie ? »
Je secouai la tête, incapable de répondre.
« Je dis que c’est une guerre qui va commencer très bientôt. Les miens veulent voir les blancs quitter cet endroit.
_ Ils ne voudront pas partir. » soufflai-je.
« Je le sais. C’est pour cela qu’il y aura une guerre. Elle a déjà commencé, en réalité : ces villages attaqués, ces Visages-Pâles qui sont morts… Ces guerriers qui ont succombé sous les coups de fusils…
_ Les fermiers défendent leurs terres, c’est normal, non ? » tentai-je d’expliquer.
« Mais en premier lieu, qui a décidé qu’ils possédaient la terre ? Comment peux-tu posséder la terre ? On peut posséder une arme, une fourrure, une tente, de la nourriture. Tout cela, tu peux le fabriquer, le prendre dans tes mains, l’emporter avec toi, le manger ou t’en vêtir… Mais la terre ? La terre ne nous appartient pas, Léonie. Elle ne peut pas nous appartenir. La terre nous porte, elle nous nourrit, elle fait vivre les animaux qui nous nourrissent et nous habillent. Mais en retour, nous devons prendre soin d’elle. »
Les mots de Mojag me percutaient de plein fouet, sa voix pourtant était douce comme toujours, il parlait calmement, presque sentencieusement.
« Les Visages-Pâles n’ont pas compris cela. Ils s’accaparent la terre et la détruisent, ils tuent les animaux pour le plaisir, sans même les manger, ou les maintiennent prisonniers dans des étables pour les exploiter sans se préoccuper de leurs besoins, ils accumulent des objets pour être plus riches que leur voisin. Ils abiment la forêt en coupant du bois pour construire leurs maisons et les chauffer…
_ Mais ne l’as-tu pas fait, toi aussi ? » tentai-je de comprendre.
« J’ai débité les arbres coupés par Grandjean, puisqu’ils étaient à terre et qu’il fallait chauffer la maison…
_ Mais ton village, vos grandes habitations… ne sont-elles pas construites en bois, elles aussi ? Ne les chauffez-vous pas ?
_ Nous coupons seulement ce qui nous est nécessaire, et pas tout au même endroit. Nous n’épuisons pas la forêt pour construire une maison. Nous ne rasons pas la forêt pour cultiver des champs entiers de plantes qui poussent très bien seules. Comprends-tu ce que je dis ? Nous prenons soin de notre terre. Les Visages-Pâles la saccagent. Ont-ils déjà saccagé leur terre, au-delà de l’océan ? Est-ce pour cela qu’ils sont venus ici ? »
J’étais bien en peine de lui répondre, n’ayant vu du Vieux Pays que la bourgade où j’avais vécu avec mes parents, le couvent, et la route qui menait jusqu’au port d’où j’étais partie. Le pays de mon enfance ne m’avait pas paru ressembler à cette désolation dont parlait Mojag, mais comment savoir ? Comment savoir qui avait raison ? Les miens qui plantaient, cultivaient, et s’enrichissaient des fruits de leur travail, ou les siens qui semblaient vivre sur leurs terres en simples invités de passage, qui ne voudraient pas déranger ?
Mojag me regardait avec intensité : « Léonie, les temps à venir seront difficiles. Nous sommes à l’écart de tout ici, et j’espère que cela nous protégera, le plus longtemps possible. Mais le fleuve est tout proche, des gens vont passer par-là. Je ne veux plus que tu ailles à la rivière. »
J’ouvrais de grands yeux : « Mais…
_ Nous allons nous préparer à fuir, s’il le faut. Et cacher nos réserves dans plusieurs endroits, au cas où la maison serait attaquée. »
Je ne répondis rien. Mojag semblait savoir ce qu’il faisait, je m’en remettais à lui. Je lui faisais confiance pour me protéger, pour nous protéger tous les deux.
Les jours suivants furent occupés à nous préparer ainsi qu’il l’avait décidé. La quasi-totalité de nos provisions fut dissimulée dans diverses caches, plus ou moins éloignées. Il fit l’inventaire de nos remèdes : plantes séchées, graisse d’ours, miel et cire d’abeille... Il affuta tous les couteaux, changea la corde de son arc et fabriqua d’autres flèches, compta les balles restantes et graissa le fusil qu’il avait trouvé dans la maison à notre mariage.
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