Chapitre 10 - 2/2
Un matin, nous vîmes arriver François, suivi de Rose qui portait le petit Léon serré contre son cœur. Tandis que nos hommes sortaient parler au-dehors, mon amie posa dans mes bras mon filleul endormi.
« Qu’il est beau ! » murmurai-je, attendrie. Elle me racontait ses progrès, ses sourires et ses pleurs, fière de son fils. Puis la porte s’ouvrit, et Mojag entra, suivi de François. Tous deux s’assirent face à nous autour de la table. Leurs visages étaient graves, et Rose d’un coup se tut.
Mojag me regarda : « La situation est pire que je le craignais. Les Roussel vont quitter leur maison et aller s’installer en ville, ils espèrent y être protégés des attaques. »
Je frémis, sans oser prononcer un mot. Rose à mes côtés, soupira longuement.
« Que va devenir Tehya ? » demandai-je finalement.
« Ma mère est partie depuis quelques jours, elle voulait rejoindre le village où elle est née. J’espère qu’elle a retrouvé les siens. » répondit simplement Mojag. Puis il me regarda : « Veux-tu les accompagner ? »
J’ouvris de grands yeux, étonnée qu’il me demande mon avis : « Mais… je ne sais pas… qu’est-ce qui est le mieux ? Où serons-nous le plus en sécurité ?
_ Tu ne comprends pas, Léonie : je te propose de te joindre aux Roussel. Moi, je reste.
_ Tu veux que… » Perdue, je ne parvins pas à terminer ma phrase. Mojag se leva, fit le tour de la table et vint prendre mes mains dans les siennes : « Je désire plus que tout rester avec toi, mais la vie en forêt va devenir difficile, peut-être dangereuse. J’ai peur de devoir quitter cette maison très bientôt, et alors il nous faudra survivre sans le confort auquel tu es habituée. » Il m’attira à lui, pour murmurer à mon oreille : « C’est un crève-cœur d’imaginer nous séparer, mais je veux ce qui est le mieux pour toi.
_ Je n’imagine pas non plus être séparée de toi, Mojag. » répondis-je, à peine plus fort. « Je reste aussi. »
Mes derniers mots furent plus assurés que je ne l’étais en réalité. Rose poussa un cri déchirant, et François fronça les sourcils : « Es-tu certaine de ce que tu fais, Léonie ?
_ Je t’en prie, je t’en prie, viens avec nous ! » me supplia mon amie.
Je les regardai tous, tour à tour. Et me plaçai aux côtés de Mojag en relevant les épaules : « C’est ici que je suis heureuse. Je sais que je ne le serai pas sans Mojag.
_ Mais c’est seulement pour un temps, Léonie ! Quand tout rentrera dans l’ordre, vous vous retrouverez. »
Je secouai la tête en direction de Rose : « Imagines-tu partir sans François ?
_ Grand Dieu, non !
_ Alors, comprends-moi… »
Elle pinça les lèvres un instant, puis sourit courageusement, et confia le petit Léon à son père pour me serrer dans ses bras. « Prends soin de toi, Léonie, promets-le-moi. Et toi aussi, mon frère ! »
Mojag jura de prendre soin de moi, de lui.
Nos amis partirent presque aussitôt, et nous restâmes longtemps, sur le pas de la porte, à les regarder s’éloigner.
« Que va-t-il se passer, maintenant ? » demandai-je à mi-voix.
Il passa le bras autour de mes épaules pour me serrer contre sa hanche, avant de répondre sur le même ton :
« Je l’ignore, Léonie. Des tribus rivales se sont alliées dans un but commun. Je n’avais jamais vu cela. Les miens sont souvent très divisés, les tribus s’affrontent sans cesse.
_ Sont-ils nombreux ?
_ Oui.
_ Plus que les Blancs ?
_ Oui, et déterminés surtout. Les Visages-Pâles sont armés de fusils, et leurs forts sont bien construits. Mais les murs de bois peuvent bruler. Et les flèches tuent aussi bien que les balles. »
Je méditai un moment cette explication, qui me fit frémir de peur.
« Alors… les colons contre les Sauvages, c’est cela ? Qui va gagner, à ton avis ?
_ Tout le monde perdra, Léonie. C’est une guerre, il y aura des morts, des deux côtés. Il y a déjà des morts. Peut-on parler de victoire, lorsque des guerriers meurent au combat ? Lorsque des femmes, des enfants, des vieillards meurent aussi ?
_ Non… » soufflai-je, sans même y réfléchir. Je n’avais jamais pensé à cela, mais on ne pouvait pas vraiment parler de victoire lorsque des gens mouraient ainsi. « Qu’allons-nous faire, Mojag ?
_ Nous allons rester ici pour le moment. Je pense que nous ne risquons rien de plus ici qu’à nous lancer sur les chemins. Et nous aviserons pour la suite. Ne t’écarte jamais de la maison, Léonie, reste toujours à portée de voix. Tu viendras avec moi lorsque j’irai relever mes pièges. Et tu vas t’entrainer à nouveau à lancer ton couteau, à te défendre. »
Cela me fit du bien d’avoir un objectif : m’entrainer. Je ne souhaitais pas rester passive à craindre le danger, en laissant à Mojag seul le soin de nous garder en sécurité.
Après un léger repas Mojag poussa la table et les bancs pour dégager autant d’espace que possible dans la maison, et entreprit de m’apprendre à me battre au corps à corps. Il m’attrapait, et je devais tenter de lui échapper par tous les moyens. Ou bien il fallait que je l’empêche de m’attraper. J’échouais la plupart du temps, tant je craignais de lui faire mal, mais il m’encourageait à continuer, disant que cela viendrait avec l’habitude, et aussi que contre un autre que lui je n’aurais pas ces hésitations. « Frappe là où cela fait mal, Léonie : vise le visage, les yeux, le nez, les oreilles. La gorge. L’entrejambe si tu le peux. Tape, griffe, mords. »
Je tentais de retenir tout ce qu’il me disait, et le souvenir me revenait de mon enfance, de garnements punis pour s’être battus comme des chiffonniers, gifles, griffures, coups de pieds ou de poings… Tout ce qui était formellement interdit alors, m’était aujourd’hui recommandé. Je lui en fis la remarque, et Mojag sourit : « Moi aussi quand j’étais enfant, je me battais contre les autres garçons de mon village. C’est ainsi que nous apprenons à devenir des guerriers.
_ Es-tu un guerrier, Mojag ? En quoi cela consiste-t-il ?
_ Un guerrier, c’est un homme adulte. Un homme capable d’aller à la chasse, de défendre sa famille et de subvenir à ses besoins. Physiquement parlant, mais aussi par ses décisions avisées.
_ Oh… ce n’est pas un soldat, alors.
_ Non. Il n’y a pas de soldat chez les miens. Certains aiment se battre et sont volontaires plus que d’autres lors d’un conflit, pour aller affronter une tribu adverse. Certains sont plus attirés par la chasse ou la pêche, et la confection des armes et des outils. Mais en cas de danger, tous prendront les armes pour défendre leur village.
_ Je comprends… Et là, tous les hommes se sont rassemblés contre les colons ?
_ Pas tous, non. Une partie des hommes est sur le sentier de la guerre ; les autres, la plupart sans doute, sont restés dans leur village pour veiller sur les habitants. Pour le moment…
_ Peuvent-ils vraiment forcer les colons à partir, Mojag ? Penses-tu qu’ils soient assez nombreux, assez armés, assez déterminés ?
_ Pour la détermination, oui. Rares sont les miens qui approuvent les Visages-Pâles et leurs façons de faire, sache-le.
_ Mais toi…
_ J’ai été élevé par Jean autant que par les miens, Léonie. Et j’aime Rose comme une sœur, j’aime aller à la chasse avec François. Pourtant, je n’approuve pas leurs coutumes. L’hiver passé, j’ai nourri la vache dans l’étable, alors que depuis toujours je ne rêve que d’ouvrir les portes et de lui rendre sa liberté. Je ne le fais pas, car je sais que Rose et son père sont dépendants de cette vache pour manger, pour cultiver leur champ, pour vivre. Ils se sont rendus dépendants, par leur manière de vivre. Mais regarde-nous : nous n’avons pas de vache, ni de poules. Pourtant, avons-nous manqué d’œufs, cet été ?
_ Non. Mais ce n’étaient pas des œufs de poule.
_ Et alors ? Etaient-ils moins bons ?
_ Non. » répondis-je en souriant. Il est vrai que les omelettes avaient chaque fois une saveur un peu différente, selon que Mojag avait pu trouver des œufs dans le nid d’une cane, d’une gélinotte ou d’une outarde… Et s’il est vrai que j’avais apprécié l’hiver dernier manger du fromage, je n’avais pas été habituée à en consommer beaucoup pendant mon enfance, et je m’en étais fort bien passée depuis notre mariage.
Mojag reprit le fil de notre discussion, dont nous avions pour le moins dévié :
« Sois certaine que les miens ont pour eux la connaissance de la forêt, des fleuves, des animaux et du climat. Les Blancs n’ont pas pris la peine d’apprendre tout cela, ils se pensent supérieurs aux forces de la nature.
_ Je le sais : regarde Grandjean…
_ Celui-là était l’un des pires, à vouloir vivre ici comme il vivait en son pays… Mais ils sont tous un peu comme cela, Léonie. Tous les colons. Ils pensent que nous sommes une bande de sauvages idiots, qu’il suffit de nous donner quelques couvertures, du tissu coloré, des babioles, pour nous contenter. Ils tentent de nous saouler avec leur alcool pour nous endormir. Cela a peut-être marché un temps – et encore, pas avec toutes les tribus ! Mais maintenant c’est terminé : les miens ont pris la mesure de ce qu’ils perdent à se laisser acheter par ces objets inutiles.
_ Inutiles ? » J’ouvris de grands yeux étonnés.
« Oui, inutiles : nous n’avons jamais eu besoin de couvertures de laine pour dormir au chaud, de tissu pour coudre des vêtements. Pour cela, nous avions les peaux des animaux que nous mangions. Certes, les lames et les aiguilles des Visages-Pâles sont plus tranchantes, plus solides. Mais nos ancêtres ont vécu des générations et des générations sans ces quelques outils pratiques, et cela se passait très bien. Les fusils sont plus efficaces qu’un arc, pour tuer un animal : tu peux l’abattre de plus loin. Mais une fois que tout le troupeau est parti, affolé par la détonation, tu n’as plus qu’un seul animal pour nourrir ta tribu. Alors qu’avec un arc, tu chasses en silence et tu as le temps de tuer plusieurs animaux si nécessaire.
_ Je comprends. Tu as raison. » Au moins pour la chasse au fusil. En ce qui concernait les couteaux et les aiguilles, je me demandais en quoi c’était si mal d’accepter des outils plus pratiques. « Mais que veux-tu dire par ‘prendre la mesure de ce qu’ils perdent’ ?
_ Les miens étaient en train de perdre leur identité, Léonie. Regarde-moi : j’ai été élevé chez les Visages-Pâles après la mort de mon père : ma mère est restée chez les Roussel pour prendre soin de Rose même lorsqu’elle n’avait plus besoin de son lait, et m’a gardé avec elle. Lorsque mon oncle est passé nous voir un jour, je ne comprenais même pas ce qu’il disait, j’avais oublié la langue de mes parents ! Ma mère ne la parlait pas avec moi, elle fredonnait seulement quelques chants que je ne comprenais plus réellement. Il ne lui a pas laissé le choix, il m’a emmené avec lui et m’a élevé comme son fils, il m’a réappris ma langue maternelle, il m’a enseigné tout ce que je devais savoir. C’est grâce à lui que je suis un guerrier. » Mojag laissa planer un silence de quelques instants, avant de reprendre : « Les miens sont en train de vivre la même chose, à l’échelle d’un peuple entier : combien de guerriers sont fascinés par les fusils des colons, au point de cesser de se servir de leur arc ? Combien sont devenus dépendants de l’alcool que les Visages-Pâles leur donnent en paiement de leurs services ou du fruit de leur chasse ? Cet alcool qui les rend malades, méchants, faibles comme des petits enfants ? La guerre n’est jamais une bonne chose, Léonie. Tuer des gens, c’est triste. Mais parfois, c’est l’unique solution pour se sortir d’une situation dans laquelle on est coincé. Les miens ont mis longtemps pour comprendre que les Visages-Pâles ne voulaient pas les aider, leur faire des cadeaux. Mais qu’ils s’installaient ici comme s’ils étaient chez eux. Et qu’ils voulaient nous faire disparaitre.
_ Tu exagères, Mojag… » soufflai-je, atterrée par ce qu’il me disait.
« Regarde autour de toi, Léonie : les Blancs veulent nous voir disparaitre. Peut-être pas nous, mais notre mode de vie. Ils veulent que nous adorions leur dieu, ils veulent que nous nous habillions et nous coiffions comme eux, que nous parlions et mangions comme eux. Que t’a dit le curé, le jour où nous sommes allés au village ? Qu’en m’épousant tu ferais de moi un bon chrétien ?
_ Oui… » reconnus-je.
« Cela dure depuis trop longtemps, Léonie. Les miens ont ouvert les yeux.
_ Tu es d’accord avec eux ? » demandai-je, sans jugement aucun, seulement pour comprendre. Il m’était difficile de rester neutre, après tout ce que Mojag venait de me raconter.
« Oui. » répondit-il sans détour. « Je n’aime pas les batailles, les morts inutiles, mais je crois que c’est devenu nécessaire. Les miens, il y a deux ou trois générations, ont accueilli des inconnus au visage pâle qui arrivaient par la mer et paraissaient affamés. Ils les ont nourris, aidés, comme le veut la coutume : on ne laisse personne mourir de faim ou de froid lorsqu’on a du feu et de la nourriture à partager. Les anciens racontent qu’au début il n’y avait que quelques bateaux, quelques poignées d’hommes au visage pâle, et qu’ils les ont pris en pitié. Et puis, certains sont repartis par là d’où ils venaient, et d’autres sont arrivés, toujours plus nombreux. Ils se sont installés, ont rasé des forêts, construit des villages, des forts, des ports… Et nous les avons laissés faire. Un peu curieux au début, puis pris au piège des cadeaux offerts. Il a fallu qu’une nouvelle génération de guerriers voie le jour, depuis quelques années, pour que les tribus commencent à considérer l’installation des Visages-Pâles comme une invasion. »
Toutes ces informations formaient une grosse masse de choses à intégrer. J’avais l’impression d’avoir trop mangé, comme si j’avais du mal à digérer un repas trop lourd, trop gras, trop copieux. Nous avions cessé de nous battre depuis un moment maintenant, et je m’assis finalement sur mon coffre, au coin de l’âtre où il faisait doux, près du feu qui crépitait. Je restai là un long moment, à regarder danser les flammes, en repensant à tout ce que Mojag m’avait dit. Il me laissa faire, sans doute avait-il compris que j’avais besoin de temps.
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