Chapitre 15 - 2/2
Le lendemain, il faudrait aussi baigner tout ce petit monde dans le ruisseau, et les peigner du mieux que je pourrais… Je m’endormis contre Mojag, dans notre abri, la tête pleine de projets.
Tétras et Aigle ne rentrèrent pas avant le troisième jour, mais chargés d’un wapiti et de plusieurs oiseaux, qui nous donnèrent de la viande et surtout une grande peau pour y tailler des robes pour les enfants. Pendant leur absence, les deux petites blessées avaient vu leur fièvre tomber, et leur douleur refluer. Elles grimaçaient toujours en marchant, quoiqu’elles ne plaignent à aucun moment, mais j’avais pu les emmener jusqu’au ruisseau pour leur y donner un bain. Elles avaient dû après cela remettre leurs robes en tissu, malheureusement, mais étaient ravies de leurs mocassins neufs.
Avec le retour des guerriers et de leur wapiti, notre clairière se transforma en atelier de tannerie. Les journées passèrent très vite, entre chasse et cueillette – le printemps arrivait, les arbres se couvraient enfin de bourgeons et de feuilles tendres, et j’avais pu trouver quelques racines ressemblant à des carottes sauvages, dont nous dégusterions aussi les fanes – cuisine et couture.
Comme je l’avais pressenti, Oswahne s’était montrée enchantée à l’idée de m’aider. Un peu moins quand j’avais refusé de continuer à lui parler la langue des colons. Fronçant les sourcils, elle m’avait accusée de l’abandonner, et j’avais soupiré avant de lui répondre :
« Je ne t’abandonne pas. Tu dois apprendre à parler. Si j’ai réussi en moins d’un an, tu vas y arriver toi aussi. Montre l’exemple aux petites. »
Puis j’avais opté pour la méthode que Mojag avait utilisée avec moi : parler lentement, mimer au besoin, répéter… Lui et les guerriers faisaient de même, avec Oswahne et avec les quatre autres. Toutes cinq avaient tout à apprendre, mais à leur âge je savais que cela irait vite.
Quelques jours passèrent, les fillettes furent habillées et chaussées, guéries ou presque, et elles commençaient à bredouiller quelques mots, de petites phrases qu’elles répétaient après nous. Elles dévoraient tout ce qu’on leur donnait à manger, quoique cela ne suffise pas encore à les remplumer. Cela viendrait.
Ce matin-là, j’étais allée relever nos pièges comme chaque jour, et à mon retour je trouvai Mojag et les trois guerriers en grand conciliabule. Les enfants étaient assises non loin d’eux, serrées les unes contre les autres, comme toujours. J’avais l’impression que rester ensemble les rassurait. Oswahne se leva en me voyant arriver, pour m’aider à plumer le faisan que je rapportais, pendant que je m’occupais du lièvre. Cela ne suffirait pas à nous nourrir tous pour la journée, il faudrait aller chasser, ou bien puiser dans notre réserve de viande fumée. Mojag me rejoignit bientôt, avec des branches pour embrocher les animaux et les mettre à cuire sur le feu. Tout en préparant la viande, il me résuma la conversation qu’il venait d’avoir avec les guerriers : « Ils veulent rentrer chez eux au plus vite, ils sont partis depuis de longues lunes. Mais les fillettes ne pourront pas marcher aussi loin, leurs pieds sont fragiles encore. Nous allons les accompagner, pour les aider lorsqu’il faudra les porter. »
Je suspendis mes gestes et le regardai, sans rien dire.
« Léotie ? »
Comment lui dire non ? On m’avait inculqué depuis toujours que la femme devait obéissance à son époux, je l’avais entendu par deux fois dans la bouche du curé à l’église. Mais je m’y refusais. J’étais comme tétanisée, tout mon corps se révulsait à l’idée d’aller dans ce village inconnu.
« Léotie ? » insista Mojag, un pli d’inquiétude entre les sourcils.
Je pinçai les lèvres en fuyant son regard, posai mon lièvre dans ses mains et me détournai de lui. Je passai dans la grotte chercher mon arc et mon couteau, et je traversai la clairière le plus vite possible. Je ne pouvais pas rester, il fallait que je m’en aille… Il nous fallait plus de viande, je devais aller chasser…
J’avais déjà parcouru un petit bout de chemin dans la forêt, lorsque je pris conscience de ce que je venais de faire. J’avais fui la clairière, que je considérais comme ma maison depuis que nous nous y étions installés. J’avais fui Mojag. Incapable de réfléchir correctement, j’avais simplement couru droit devant moi, évitant les branches des arbres et leurs racines, faisant sans doute un boucan d’enfer dans la forêt silencieuse. Je ralentis pour regarder derrière moi. La clairière était loin, et rien ne bougeait. Ma respiration était haletante, mon cœur battait à tout rompre dans ma poitrine. Je n’avais pas lâché mon arc ni mes flèches, mais avec le raffut que je venais de faire, tous les animaux avaient eu largement le temps de se sauver, et ce n’est pas aujourd’hui que j’aurais de la chance à la chasse. De toute façon, que croyais-je tuer avec mon arc ? Des pommes de pin ? Je me trouvai tout à coup ridicule, et je m’assis au pied de l’arbre le plus proche, ramenant mes genoux sous mon menton en les entourant de mes bras.
Un dindon gloussa un peu plus loin et je regardai dans sa direction, pas vraiment étonnée de voir arriver Mojag, qui avait déjà plusieurs fois utilisé ce cri pour m’appeler.
« Léotie ? » demanda-t-il, prudent, en s’approchant lentement.
Je reniflai, prenant seulement conscience que je pleurais. Il s’assit près de moi, doucement, comme pour me laisser le temps de m’écarter, et passa un bras autour de mes épaules. Je me laissai aller contre lui, reniflant toujours un peu, et il tendit l’autre main pour me faire lâcher mon arc et mes flèches, qu’il posa près de nous.
« Pardon… » balbutiai-je.
« Que se passe-t-il ? » demanda-t-il simplement. « Je pensais que tu aimais bien les filles, que cela te ferait plaisir de les accompagner jusqu’au village.
_ Je… » Je fermai les yeux pour tenter de reprendre mes esprits, mettre de l’ordre dans mes pensées et mes sentiments. « Je les aime bien, Mojag, mais je ne suis pas prête à… Le village… des gens… trop de gens… Tu m’as dit qu’on resterait tous les deux dans la forêt… qu’on irait dans ton village… plus tard… »
L’étreinte de Mojag se resserra doucement autour de mes épaules, et il caressa mon visage de son autre main, écartant de mon front en sueur et de mes joues mouillées de larmes les mèches folles échappées de mes nattes.
« J’ai peur, Mojag…
_ Je le vois. » murmura-t-il. « Mais tu connais les guerriers, à présent, ils sont nos amis, nos alliés. Ils savent que tu n’as pas toujours vécu dans la forêt, et ne te le reprochent pas. Tu leur parles, tu les comprends et ils te comprennent. Tu aides les enfants. Tu es importante, pour elles, et pour eux.
_ J’ai peur…
_ De quoi ? Que crains-tu exactement ?
_ Si… Et si tout le monde ne pense pas comme eux ? Rappelle-toi, Mojag, tu m’as dit que dans ton village, certains ne te pardonneraient peut-être pas d’avoir côtoyé les colons… Et si c’était pareil ici ? Et si quelqu’un découvrait… tu sais quoi. » Je n’osais même pas le dire à voix haute, tellement cela me faisait peur. La haine que les Sauvages ressentaient à l’égard des Visages-Pâles, leur désir de vengeance… tout cela renforçait mes craintes irraisonnées. Mojag me serra plus fort, me berça en se balançant un peu de droite et de gauche. « Si je n’arrivais pas à parler avec eux comme il faut ? Si je faisais quelque chose… d’inconvenant ? De… Si… si je ne parvenais pas à m’intégrer ? »
Mes craintes, enfouies depuis longtemps au plus profond de mon cœur, ressortaient à cet instant, sans que je parvienne à les discipliner.
« D’après Maikan…
_ Qui ?
_ Maikan, le plus âgé des guerriers.
_ Ah… Polatouche ? »
Mojag me regarda, amusé : « C’est ainsi que tu le nommes ?
_ Je n’ai pas bien compris leurs noms lorsqu’ils se sont présentés, je n’osais pas demander…
_ Maikan, Loup des Bois. Mingan, Loup Gris, est son frère. » Tétras, donc. J’avais remarqué leur ressemblance.
« Et le plus jeune, celui qui porte une plume d’aigle ?
_ Sondakua, l’Aigle. »
Je souris : lui au moins, je n’aurais pas de mal à me souvenir de son nom. « Que t’a-t-il dit, alors ?
_ Leur village est loin des régions où les colons se sont installés. Ils n’ont eu que très peu de contacts avec eux. Ils n’ont pas eu à souffrir de la présence des Visages-Pâles. Je pense qu’ils seront accueillants. Même s’ils venaient à découvrir d’où tu viens.
_ Et… si ce n’est pas le cas, Mojag ?
_ Alors… alors nous partirons. Ne crois-tu pas qu’il vaille mieux faire un essai dans un village inconnu ? Si cela se passait mal, il n’y aurait pas autant d’enjeu… »
Je comprenais son raisonnement, et pris quelques instants pour peser le pour et le contre. Mojag me laissait le temps de réfléchir, sans me presser.
Je me mordillais les lèvres, nerveusement, et il passa finalement le pouce dessus pour m’empêcher de le faire, caressant ma bouche avec douceur. Puis il pencha la tête et m’embrassa, tout aussi doucement. Je me laissai aller, le cœur encore battant du maëlstrom d’émotions que je venais de traverser, puis bientôt battant de ce que je ressentais au contact de mon époux. Je me tournai un peu dans ses bras pour lui faire face, et l’enlacer à mon tour, glisser mes doigts dans l’échancrure de sa veste entrouverte. Un bruissement de feuilles mortes me fit ouvrir les yeux, et instinctivement je tendis la main vers mon arc, tout en cherchant d’où venait le bruit. Un porc-épic ! J’étais certaine que c’était un porc-épic ! Je n’en avais jamais vu, mais Mojag me l’avait décrit : un animal avec de longues aiguilles sur le dos, ça ne pouvait être que ça. Fébrile, j’encochai une flèche sur ma corde, me retournai lentement tout en me redressant sur mes genoux. L'animal ne nous avait pas repérés, il passait tranquillement, à petite distance, me laissant le temps de viser calmement. Le sifflement de ma flèche l’alerta à peine, et il n’eut qu’un petit soubresaut lorsqu’elle se planta dans sa tête, après quoi il ne bougea plus.
Mojag à mes côtés souriait, et sa fierté se lisait sur son visage. Ma première prise à l’arc ! Je bondis sur mes pieds pour aller chercher l’animal, mais ses piquants m’empêchèrent de le saisir, et mon époux dut me montrer comment l’attraper pour ne pas me blesser : son ventre n’était pas hérissé d’aiguilles.
« Veux-tu regagner la clairière, maintenant, Léotie ? » me demanda-t-il.
Je n’étais pas vraiment pressée de me retrouver sous le regard des guerriers, des fillettes, qui m’avaient vue partir en courant. Je craignais leur curiosité, leur jugement. Mais le porc-épic me ferait une bonne excuse : j’étais allée chasser. Je relevai la tête et acceptai de rentrer. Quant au chemin qu’il nous faudrait suivre… j’avais couru droit devant moi sans regarder où me portaient mes pas.
« Je veux retrouver le chemin seule, Mojag. C’est à moi de retrouver notre chemin. » dis-je fermement. Il inclina la tête sans un mot, et d’un geste de la main me fit passer devant lui.
J’avais la direction générale, indiquée par la position du Soleil et la mousse sur le tronc des arbres. Mais je voulais retrouver le sentier invisible que j’avais suivi pour venir jusqu’ici. J’avançai lentement, cherchant les indices : herbes piétinées, feuilles et humus dérangés… Ma piste était limpide.
Il ne nous fallut pas longtemps pour revenir dans des endroits familiers. Je reconnaissais certains arbres à la taille ou à la forme identifiables. Là un rocher, ou un bosquet qui ne m’étaient pas inconnus… Lorsque je fus certaine d’être sur le bon chemin, mais pas encore en vue de la clairière, je me tournai vers Mojag pour puiser dans son regard le courage qui me manquait. Il posa les mains sur mes épaules : « Je suis fier de toi Léotie. Je suis fier de l’épouse que tu es. »
Ces mots firent échos à ceux qu’il m’avait dits, dans une autre langue, aux débuts de notre mariage, lorsqu’il avait entrepris de m’enseigner comment grimper à un arbre et marcher silencieusement.
Notre arrivée ne sembla pas troubler les guerriers, et les enfants suivirent du regard le porc-épic. Elles n’en avaient peut-être jamais vu. Quant à moi, j’étais bien ennuyée maintenant que je l’avais tué : je n’avais aucune idée de ce je devais en faire pour le… plumer. Mojag sembla comprendre mon dilemme, et tendit la main pour que je lui laisse l’animal. Je le regardai le vider, puis l’envelopper de terre grasse qu’il alla chercher au bord de ruisseau, avant de le placer dans le feu, sous la cendre. Aigle – pardon : Sondakua – était allé dans la forêt, pour y cueillir des racines dont nous avons fait un bouillon, pour accompagner la viande. Nous avions épuisé leurs réserves de galettes de maïs, et cela me manquait, j’aimais vraiment ces petits pains plats au goût légèrement sucré sous la croute cendrée. La viande du porc-épic se révéla délicieuse, une fois ôtée la croûte de terre qui emmena les épines.
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