Les quatre saisons

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Automne de l'an W

Salut, Toi, que je devine plus que je ne vois, tous les matins, dans le miroir embué de la salle de bains.

Je sais que je n'ai pas un corps parfait.

Peu m'importe.

C'est le mien et je m'y sens bien.

La somme de mon patrimoine génétique, de mon enfance, de mes premières expériences fait partie intégrante de mon existence et j'y tiens. Même si j'entends de plus en plus souvent :

" Tu es jolie, mais tu devrais changer ceci... ",

" Tu es pas mal, mais serais beaucoup moins banale si... "

Dans ma tête, il n'y a pas de " mais ".

Je m'aime sans " mais ".

Je m'aime ?

Je n'en suis plus tout à fait sûre, à présent.

Les autres ont peut-être raison, finalement.

Un excès de confiance m'aveugle depuis trop longtemps.

Il est temps que je me regarde avec les mêmes yeux qu'eux. Avec ces yeux qui pointent sans cesse mes non-conformités aux canons de beauté de la société. Ils sont nombreux à le faire. Elles sont nombreuses à exister.

Derrière toute cette buée, moite et étouffante, j'éprouve la désagréable sensation d'une plongée au cœur d'un épouvantable cauchemar.

Que puis-je faire pour en sortir ?

Que puis-je faire pour m'en sortir ?

Continuer comme avant ?

Avancer en souriant ?

Sans me soucier des éternelles messes basses et commentaires peu élogieux sur mon corps non formaté ?

Non !

Ce n'est plus possible.

Ce " mais " s'insinue dans tout mon être.

Je le sens.

Je vis avec.

Il me suit partout où je vais.

Je ne peux plus m'aimer.

À la limite, me tolérer.

Désormais, je suis condamnée à me faire discrète, à devenir invisible jusqu'à disparaître...


Hiver de l'an X

Qui es-tu, Toi, l'inconnue qui me fixe avec insistance de tes yeux vitreux et caverneux dans le brouillard du miroir ?

Arrête, s'il te plaît.

ARRÊTE !!!

Par pitié.

Tu me fais peur.

Je ne veux plus te voir.

Je ne peux plus me voir.

Qu'ai-je donc fait pour me retrouver aujourd'hui face à ce corps décharné et tellement glacé ?

Suis-je condamnée à vivre dans ce froid polaire jusqu'à ce que mes forces me lâchent ? jusqu'à ce que mon cœur arrête de battre ?

Depuis longtemps, les " mais " ont cessé.

Trop tard...

La spirale du néant m'attire inexorablement.

Les autres ne comprennent pas.

Pourtant, cette destruction de tout mon être, ce sont eux qui l'ont programmée, ce sont eux qui me l'ont insufflée, un peu plus chaque jour avec leurs cinglants et intransigeants " mais ".

Pourquoi n'ai-je pas eu le courage de les ignorer ?

Pourquoi n'ai-je pas eu la force de leur faire face ?

Pourquoi ne leur ai-je pas hurlé que mon corps, si disgracieux à leurs yeux, n'est absolument PAS monstrueux ?

Pourquoi me suis-je engouffrée dans cette funeste voie ?

Au prochain malaise, plus d'échappatoire possible : on m'hospitalise.

Mais, car il y a cette fois mon " mais " : moi, je ne veux pas ! Je refuse ! que l'on me laisse finir ce que l'on m'a suggéré, que l'on me laisse finir ce que l'on m'a ordonné.

Je suis terrifiée.

Aidez-moi !!!

Par pitié.

La vie devient une véritable torture.

Mais qu'ai-je donc fait ?...

Printemps de l'an Y

Tu me dégoûtes,Toi, que je ne reconnais toujours pas et que j'évite de regarder avec ou sans miroir tellement tu me donnes la nausée.

Je n'ai même pas envie de te saluer tant ton apparence est répugnante.

Tu as mangé celle que j'étais.

Tu m'as littéralement dévorée.

Et tu ne t'es pas arrêtée là.

Non !

Tu t'es monstrueusement gavée.

Tu t'es emplie à l'infini.

De quasi invisible, me voilà maintenant aux portes de l'obésité morbide.

La mort me guette.

Elle n'est pas loin.

Je la sens.

Elle m'ouvre ses bras.

Prête à me noyer dans la graisse et les bourrelets.

Après avoir frôlé la mort par le trop peu, me voici à nouveau près d'elle. Cette fois, avec un trop-plein sans fin et sans faim.

Trop de souffrances.

Trop de larmes versées.

Trop de méchancetés renouvelées.

Trop de blessures impossibles à soigner.

Je me sens seule et tellement mal dans un corps qui n'est plus le mien.

Chaque mouvement m'est insupportable.

Chaque mouvement me fait mal.

Ma mobilité se réduit peu à peu.

Je suis au bout du bout.

Je souffre.

Est-ce ainsi que mon histoire finit ? Celle d'une fille lambda, bien dans sa tête et dans ses baskets, qui est passée d'un physique considéré comme inacceptable à un effrayant cadavre avant de devenir cette monstruosité, puisque c'est ce que j'entends crier quand j'ose encore parfois me promener.

Pourquoi les gens sont-ils si méchants ?

Pourquoi les gens tiennent-ils autant à ce que l'on soit comme eux ?

Dans cette vie au ralenti, tellement peu me semblent pourtant heureux.

Été de l'an Z

Bonjour, Toi, qui m'as tellement manquée et que je prends plaisir à redécouvrir dans les miroirs et autres reflets.

Il m'en aura fallu du temps pour te retrouver.

Il m'en aura fallu du temps pour recommencer à m'aimer.

Pardon, pour tout ce que je t'ai fait endurer.

PARDON, de t'avoir malmenée.

Mais, et je suis si heureuse en écrivant aujourd'hui ce " mais ", tout est fini.

J'ai repris goût à la vie.

Et promis : cette irrépressible envie de vivre ne me quittera plus jamais.

Même quand il y aura des moments difficiles à traverser.

Même quand les rayons du soleil auront du mal à percer.

Peu importe comment je suis.

Peu importe si je ne fais pas partie d'un standard idéalisé.

Je ne souhaite plus ressembler à ce que les autres attendent de moi.

Je veux être moi.

Rien que moi.

Juste moi.

Avec mes défauts et mes qualités.

Avec mes particularités et mon originalité.

Terminé, le règne du trop peu.

Terminé, le règne du trop-plein.

La chape de plomb qui m'oppressait s'est envolée. Enfin !

Tout ce qui m’empêchait d'être moi a complètement disparu.

Je suis redevenue un peu comme le moi du début, que j'aimais et que je n'aurais jamais dû quitter.

Volatilisé, le spectre de moi-même.

J'ai retrouvé ma personnalité.

J'ai retrouvé mon identité.

Le corps et le cœur meurtris, j'ai mûri.

Je suis à nouveau capable d'affronter avec sourire la vie grâce à cette main tendue.

Cette main réconfortante et bienveillante qui patiemment m'a aidée à remonter la pente et à sortir du gouffre dans lequel j'étais tombée.

Cette main amicale et inconnue qui sans le savoir m'a sauvée ; c'est sûr, moi, je ne l'oublierai jamais...

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