Chapitre 1: 15 jours
Askrait capitale d'Arneth, an 452
Silah venait de passer le mur d’enceinte d’Askrait. Ce dernier, si imposant et majestueux, tranchait avec le spectacle devant ses yeux : elle entrait dans la partie pauvre de la ville, les bas-fonds. La jeune fille avait pris soin de s’habiller le plus sobrement possible afin d’éviter d’attirer l’attention. Elle réajusta sa capuche. Malgré la pluie, le marché battait son plein. Il ne restait plus que dix jours avant le début des sélections, cette période si particulière. Cette année, c’était son tour, comme pour toute personne fêtant son dix-septième anniversaire.
Elle esquiva un passant titubant et se faufila à travers les étals. Le marché était noir de monde. La nouvelle reine, Alice, dans sa grande bienveillance, avait décidé d’organiser deux semaines de festivités. Les commerçants avaient été financés par le palais, et l’intégralité de leur stock avait été acheté. Le peuple pouvait ainsi se servir des denrées de son choix, à condition de signer un registre afin que chacun ait sa part.
La reine Alice avait pris ses fonctions cette année, après la mort de sa mère, Aileen la Conquérante. Malgré l’expansionnisme de cette dernière et ses multiples victoires militaires, le peuple s’était appauvri.
Silah, qui mangeait à sa faim chaque jour, observait le spectacle qui s’offrait à elle avec tristesse. Malgré la bonté de Sa Majesté, quinze jours de festins ne suffiraient pas à contrebalancer des années entières de privation.
Elle ajusta la dague sous sa cape et continua à s’enfoncer dans les ruelles étroites. La saison froide touchait à sa fin, mais ses vêtements humides lui arrachaient quelques frissons.
Les ruelles étaient désertes : en cette période de fête, la quasi-totalité du peuple se regroupait autour du marché.
Bien que noble, Silah connaissait parfaitement la basse-ville. Plus jeune, elle faussait compagnie à sa gouvernante pour rejoindre ses amis. Son attitude désespérait ses parents, mais elle avait toujours préféré cette partie de la ville, où elle se sentait libre, loin des protocoles draconiens qui régissaient la noblesse. Elle dissimulait son appartenance à cette dernière et seuls quelques proches étaient au courant.
Malgré toutes les précautions qu’elle prenait, elle se sentait observée, sans parvenir à déterminer l’origine de cette sensation.
Elle n’était pas plus inquiète que cela. Ici, tout le monde s’épiait, car les petits secrets de chacun pouvaient être monnayés, surtout lorsqu’ils concernaient la noblesse.
À la croisée d’une ruelle, elle s’adossa au mur pour voir si quelqu’un la suivait. Elle attendit une minute, mais ne voyant personne, elle reprit son chemin.
L’odeur environnante lui agressait les narines. Elle approchait des égouts et de la partie la plus miséreuse de la basse-ville.
Mael travaillait à la lisière de ce quartier en tant que forgeron.
Elle connaissait le jeune homme depuis plus d’une dizaine d’années. Il était son aîné de deux ans. Par tradition, les participants à la sélection devaient choisir un mentor, et elle avait désigné Mael quelques semaines auparavant, malgré le profond désaccord de ses parents. Mais la tradition est la tradition, et seul le participant avait son mot à dire.
Il avait passé les épreuves deux ans plus tôt et réussi les deux premières, un exploit pour un membre du bas peuple.
Elle arriva enfin devant la devanture miteuse. L’odeur était franchement insupportable et elle réprima un rictus de dégoût. Elle attrapa une feuille de menthe dans sa tunique et l’approcha de son nez pour tenter d’atténuer cette agression olfactive.
Le choc du marteau sur l’enclume brisait le silence pesant.
Les festivités avaient vraiment déserté cette partie de la ville.
Elle s’approcha, mais ne l’interrompit pas.
Le jeune homme était un colosse. Silah, pourtant grande, ne lui arrivait même pas aux épaules. Torse nu, Mael frappait avec assurance, héritier de deux années d’un travail acharné.
Lorsqu’il remarqua la jeune fille, il lui adressa un sourire franc. Il laissa son coup en suspens et ajouta :
- Je finis cette pièce tant qu’elle est malléable et je suis à toi.
- Pas de souci, je vais régler ce que je dois à ton maître, enchaîna-t-elle.
- Il n’est pas de très bonne humeur, on a eu des annulations de commandes, expliqua-t-il.
- Je suis sûre qu’une bourse bien remplie lui redonnera le sourire, plaisanta-t-elle.
Mael ne répondit pas, absorbé par son labeur.
Silah entra dans la forge en esquivant les objets éparpillés çà et là, puis ouvrit une porte menant à la partie secondaire du bâtiment.
Le vieillard était assis sur une chaise aussi vieille que le monde, le regard perdu dans le vide.
"Il ne doit pas former grand monde…" pensa-t-elle.
Elle s’approcha et se racla la gorge pour signaler sa présence.
Le forgeron sursauta, sortant de sa torpeur, chercha l’origine du bruit, puis, avec un sourire édenté, lui demanda :
-Que puis-je faire pour vous, madame ?
Son ton était empreint d’ironie. Il connaissait le statut social de Silah depuis quelque temps.
— Je viens vous donner la somme que nous avons convenue, répondit-elle sans s’offusquer.
Elle souleva sa cape trempée et attrapa sa bourse, qu’elle tendit au vieillard.
- J’espère que le compte y est, jeune fille, dit-il en lui arrachant presque la bourse des mains.
- Bien évidemment. Je vous le ramène dans quinze lunes, comme convenu.
- Pas une nuit de plus. Je te souhaite bien du courage avec cet empoté, s’exclama-t-il.
- Bien entendu, répondit-elle avec souplesse.
Elle s’apprêtait à partir lorsque le vieil homme l’interpella une dernière fois.
- Silah, encore une chose… Bonne chance. Puisse Philia veiller sur toi.
-Merci, répondit-elle, un peu surprise par ce brusque changement d’attitude.
Elle emprunta le chemin inverse, esquivant une nouvelle fois l’attirail qui jonchait le sol.
Mael l’attendait patiemment, un sac de jute en bandoulière.
- Prête ? lui dit-il, visiblement excité.
-Toujours, répondit la jeune fille.
Elle jeta un dernier regard en arrière en repensant à l’échange avec le vieillard. Peu de nobles auraient toléré une telle ironie sans sévir. Un autre à sa place l’aurait peut-être puni pour cette audace. Mais elle n’était pas comme eux, et cela faisait bien longtemps que ce genre de remarques glissait sur elle sans l’atteindre.
- Je t’ai préparé tout un programme, mais j’ai une course à faire en parallèle, reprit Mael.
Il attrapa un fourreau et y glissa une épée qui détonnait avec la qualité de tous les objets environnants.
- Une commande spéciale, pour une vieille connaissance du maître, expliqua-t-il, répondant à la question silencieuse de Silah.
- Je vois… Tu ne m’en diras pas plus, j’imagine ? tenta-t-elle.
- Non, c’est une surprise, répondit-il avec un sourire en coin.
Il prit la tête du duo et s’enfonça plus profondément dans la basse-ville. Silah n’était pas friande des surprises, aussi s’intéressa-t-elle plus précisément à l’objet en question.
Le fourreau rouge bordeaux avait été ciré, et des parures dorées en sublimaient la couleur. Mais ce qui interpella encore plus la jeune fille fut la garde de l’épée : ouvragée avec soin, elle représentait deux ailes d’aigle protégeant la main de son porteur.
Dans le royaume, il n’y avait qu’une seule famille en droit de posséder ce blason : la famille royale.
Maël, alerte, remarqua la réaction de la jeune fille. Il lui fit un clin d’œil avant de dissimuler au mieux l’arme dans les plis de sa cape.
Ils marchèrent ainsi près d’une heure à travers la basse-ville, sur le qui-vive. Silah avait toujours l’impression d’être suivie, mais elle n’en dit rien. Plus ils s’enfonçaient, plus l’odeur fétide agressait leurs narines, mais aucun d’eux ne fit de commentaire, l’un par habitude, l’autre pour éviter d’attirer des regards inquisiteurs. Les passants ne semblaient pas leur prêter attention, mais un sentiment d’anxiété régnait dans l’air. Personne ne parlait, et chacun semblait absorbé par ses propres préoccupations.
Ils arrivèrent enfin aux portes de la basse-ville, et Silah commença à se détendre. Ce n’était pas la première fois qu’elle traversait cette partie de la ville, mais jamais avec un tel chargement. Une telle arme pourrait probablement nourrir une famille entière pendant au moins un an.
Une simple palissade en bois marquait la limite de la basse-ville. Deux gardes à la mine patibulaire surveillaient l’entrée, jaugeant le flux d’arrivants.
Mael s’arrêta et attrapa Silah par le bras.
- On ne devrait pas passer par la porte principale. Je les connais bien, ces deux-là… Ils ont tendance à confisquer au nom de Sa Majesté tout objet un tant soit peu onéreux.
Ignorant l'avertissement de Mael, Silah s'engagea plus profondément dans le flux d'arrivants, Mael sur ses talons. Serrés les uns contre les autres, Mael ajusta son baluchon et revérifia qu'il avait bien dissimulé l'arme.
Ils mirent près de cinq minutes à atteindre la porte principale. À peine avaient-ils franchi le seuil qu'un des deux soudards attrapa Silah par l'épaule pour le faire sortir de la file. Silah se laissa attraper avec un flegme qui surprit Mael.
Le garde hurla :
- Inspection du chargement au nom de Sa Majesté ! Écarte-toi de la file !
Mael s'était lui aussi séparé de la masse et se tenait à deux pas derrière la jeune fille, la main dans sa cape, prêt à dégainer l'arme.
Silah se retourna brièvement et, d'un simple clin d'œil à Mael, désescalada la situation. Puis elle fit face au garde.
- Je passerai sur le fait que vous m’ayez touchée si vous vous excusez dans la minute, dit-elle d'un ton impérieux, un sourire plein d'arrogance.
Mael resta consterné par l’attitude de Silah, mais se prépara à une éventuelle réponse physique. Le garde éclata d’un rire tonitruant.
- Et pourquoi je ferais ça, m’dame ? demanda-t-il.
-C’est comme ça qu’on traite ses amies, dit-elle simplement.
Le garde, interloqué, s'approcha de la jeune fille pour mieux détailler son visage.
- Silah… c'est vous ? balbutia-t-il.
- Tout à fait, mon bon Biorn, répondit-elle avec un large sourire.
Le colosse changea instantanément d’attitude et se confondit en excuses. Silah l’épargna et l’enlaça affectueusement. Mael observait la scène avec perplexité.
Après quelques instants, toute animosité envolée, Biorn déclara :
- Tu as bien grandi, ça me fait très plaisir de te voir, dit-il en la détaillant pour la comparer à l’image mentale qu’il avait d’elle jadis.
- Et toi, tu n’as pas changé, une vraie brute de décoffrage au cœur d’or, répondit-elle toujours souriante.
Elle recula de quelques pas pour attraper l’épaule de Mael et l’intégrer à la conversation.
- Je te présente Mael, il sera mon formateur pour les épreuves de sélection, ajouta-t-elle.
L’intéressé s’approcha du colosse et lui tendit l’avant-bras en guise de salut respectueux. Le soldat l’attrapa avec vigueur et le salut protocolaire dura plus longtemps que de coutume, comme si chacun jaugeait l’autre. Satisfait, l’homme recula d’un pas.
- Toi aussi, tu as bien grandi et gagné en force, mon garçon, continua-t-il.
Mael et Silah échangèrent un regard plein de questions. Le colosse attrapa leurs épaules et les tira à l’écart, loin de la foule.
- Tu pensais vraiment que ton père te laisserait te balader dans les bas-fonds sans la moindre protection ? Tu filais en douce comme un nourrisson à quatre pattes. Je veillais sur toi à chaque fois, mais toujours de loin.
Silah dévisagea Biorn, un sourrire attendrissant aux lèvres.
- Je n'avais jamais remarqué, dit-elle simplement. Mais je comprends mieux le surnom que te donnaient tes camarades.
- "La Grande Ombre", dit-il d'un ton empreint de déférence. Les années ont passé, et lorsque ton père a rendu l’armure, j’ai rejoint la garde de Sa Majesté. Et nous voilà ! acheva-t-il simplement.
Le colosse, le cœur empli de souvenirs d’une époque révolue, remarqua alors l’épée qui dépassait de la cape de Mael.
- C’est une sacrée arme que tu as là, observa-t-il.
- Une livraison qui doit rester secrète, répondit le jeune homme, légèrement mal à l’aise.
Biorn frappa avec force, mais amicalement, l’épaule de Mael, qui manqua de s’écrouler sous l’impact. Profitant du déséquilibre, le colosse se rapprocha et murmura quelques mots à son oreille.
Le jeune homme se ressaisit et, d’un simple mouvement de tête, confirma discrètement la supposition de "La Grande Ombre".
Silah, qui avait compris qu’un échange silencieux venait d’avoir lieu sous ses yeux, ne s’en offusqua pas. Le quadragénaire, satisfait, s’éloigna de Mael avec une grâce que Silah ne lui connaissait pas.
- Je vais vous éviter la file principale, madame, suivez-moi, proposa-t-il en feignant mille et une révérences.
Silah éclata de rire et lui emboîta le pas, suivie de près par Mael, qui massa discrètement son épaule pour atténuer la douleur.
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