Chapitre 2 : Homo Sensibilis
Lorsque Kean sortit de la boutique le temps s’était rafraîchit. De petits nuages de vapeur se formaient au rythme de sa course. Alors qu’il tournait à l’angle d’une énième rue, il repensa aux paroles du vieux commerçant. Plus il les analysait, plus il en était convaincu, cet homme n’était pas comme les autres. Il s’agissait d’un Homo Sensibilis.
Kean secoua la tête, il se faisait des idées. Cette espèce s’était éteinte depuis longtemps. Pour s’en convaincre, il essaya de donner un âge au commerçant, mais en fut bien incapable. Inconsciemment, il ralentit l’allure et finit par s’arrêter. Partout où son regard se posait de larges écrans publicitaires illuminaient les rues. Le plus proche de lui vantait les mérites de la vie de famille, ce qui le conduisit à s’interroger sur les siens. Que savaient-ils réellement de leur passé ? Mais surtout : qui était-il ?
Le vendeur lui avait affirmé qu’il était différent des autres habitants. Le jeune homme en avait conscience, mais il ne parvenait pas à en déterminer la cause, ni la signification.
Voyant l’heure sur l’un des écrans, il sprinta jusque chez lui. Lorsqu’il arriva devant le bâtiment, ses poumons le brûlaient et sa respiration était saccadée. Après une brève récupération, il gravit les six étages le menant à son studio et trouva Ysae adossée contre sa porte, le visage éclairé par le rétroéclairage de son Holophone.
Lorsqu’il s’avança dans le couloir, les détecteurs de mouvement allumèrent les néons et la jeune femme se tourna vers lui. Son visage s’illumina d’un large sourire et elle bondit sur lui. Kean ne put que reculer et aperçut la caméra de bienséance tourner vers eux. Une installation de la brigade de Citoyenneté pour s’assurer qu’ils respectent bien les conventions y compris dans les dortoirs.
Kean s’empressa de relever le visage d’Ysae enfouit dans son torse et l’embrassa. Elle lui rendit son baiser et lorsqu’ils se séparèrent, son sourire n'en était que plus grand.
— Je t’ai manqué ?
— Bien sûr. Ça été l’examen ?
— Ouais et toi ?
— Ouais, désolé, avec le stress j’étais pas très réceptif tout à l’heure, excuse-moi.
— Tu sais comment te faire pardonner.
Kean lui prit la main et la conduisit jusqu’à son appartement. Il eut à peine le temps d'ouvrir la porte d'entrée, qu’Ysae se précipita sur la télécommande et alluma l’Holoécran.
— Tu as vu les dernières infos ?
— Non.
— Il paraît que le temps de vie commune va être révisé et qu’on va pouvoir se marier ! Tu imagines ?
— Non... Je veux dire ... j’ai du mal à imaginer. J’aime notre vie, le mariage me fait un peu peur.
— Ah les hommes et leur peur de l’engagement.
Kean prit un air faussement blessé.
— Je n’ai pas peur !
— Alors viens t’installer à côté de moi ! Mais dans tout les cas, il va falloir te préparer car dans un an, tu devras me faire ta demande !
La jeune femme tapotait le canapé lui intimant de venir s’asseoir. Kean la rejoignit se promettant de quitter la ville avant l’année prochaine. Il se sentait incapable de pousuivre cette comédie.
Il n'en fut que plus déterminé lorsqu'une publicité apparut, promouvant les bienfaits des activités physiques. Des enfants couraient après un ballon. Ils n'y prenaient aucun plaisir. Ils devaient simplement le faire pour répondre aux exigences de la société. Même eux ne pouvaient y échapper. Une demi-heure d’activité physique par jour était recommandée, alors ils couraient pendant trente minutes derrière leur ballon. C’était simple et formel mais dénué de plaisir.
— Tu voudrais des filles ou des garçons plus tard.
Kean se força à répondre. Il adopta un ton chaleureux comme lui avait appris ses nombreux cours de sentimentalogie. La perception d’une personne passait aussi bien par son apparence physique que par sa posture et son ton.
— Je sais pas, un de chaque j’imagine.
Lorsque le journal débuta, la jeune femme s’allongea et posa sa tête sur ses cuisses.
— Au fait, tu étais passés où ?
— J’avais besoin de m’aérer la tête après l’examen et j’ai découvert un magasin d’antiquités. J’ai flâné plus longtemps que je ne le pensais.
— Toi et ton intérêt pour les vieux trucs ! Ça fait ton charme mais si c’est franchement bizarre.
Du point de vue de Kean, il était étrange de ne rien remettre en cause, mais il s’abstint de tout commentaire et garda les yeux rivés sur l’écran. Il se rendit compte qu’Ysae avait raison, le raccourcissement de la vie commune était l’un des gros titres.
Le présentateur fit des rappels sur les différentes teintes de robe et leur signification. Il était de la responsabilité du conjoint de choisir la robe approriée pour sa bien-aimée, celle-ci devait être fidèle à son caractère.
— Tu me verrais dans une robe de quelle couleur ?
— Orange.
Kean n’avait aucun mal à répondre à cette question. Les couleurs chaudes allaient bien avec la chevelure d’Ysae et faisaient ressortir son teint pâle.
— Ça me plaît, j’ai tellement hâte !
Kean l’ignora et resta stoïque lorsqu’il entendit le présentateur énoncer les chiffres alarmants du nombre de jeunes parents et le faible taux de naissance. Pour cette raison, dans un mois, les couples candidats vivant ensemble depuis au moins cinq ans seront autorisés à se marier. A cette nouvelle, Ysae et bondit du canapé.
— On va se marier !
Kean enfouit son visage dans ses cheveux et lui susurra à l’oreille.
— Il faut fêter ça.
Elle gloussa et entreprit de se déshabller, révélant un soutien-gorge rouge. La couleur de la passion et de l’ardeur. Il la porta jusqu’au lit et finit de les dévétir. Après un bref coup d'oeil à l’Holohorloge, il estima que s’il s’y prenait maintenant, il aurait le temps de repasser voir l’antiquaire avant la fermeture de la boutique.
Ysae remarqua son empressement.
— Tu es bien pressé ce soir.
— Tu sais que je ne peux te résister.
Lorsqu’il se dégagea de son emprise, Ysae dormait paisiblement, un sourire aux lèvres. Le jeune homme se leva, l’ombre de son corps nu s’étira sur le sol. En public, comme dans l’intimité, les gens demeuraient des coquilles vides. Kean secoua la tête tentant de chasser ses questions qui l’obnubilaient nuit et jour.
Il s’habilla rapidement prenant soin de ne faire aucun bruit et prit un panier avant de sortir. Lorsque les caméras le filmeraient, la milice penserait qu’il était parti acheter un cadeau pour sa partenaire.
De retour dans la rue, Kean observa la pelouse givrée de la résidence et les plaques de verglas qui s'étaient formées dans la rue, la température ne cessait de chuter. Il parti en petite foulée, bien que pressé, il ne souhaitait pas attirer l’attention. Lorsqu’il arriva face à la boutique, le vieil homme lui ouvrit.
— Déjà fini ?
— J’ai fais ce que j’avais à faire.
— Ne fais pas cette tête. Sans les mœurs sociales, ton espèce se serait éteinte et tu n’aurais pas vu le jour.
— Je sais que ce simulacre nous maintien en « vie », mais il doit bien y avoir d’autres moyens, non ? Pourquoi reproduire le mode de vie d’une espèce éteinte alors qu’on se prétend plus civilisé ? Ca n’a pas de sens.
— Ravi de voir que cette ville n’a pas encore tué toute trace d’humanité. D’ailleurs, savais-tu qu’à une époque ce n’était pas tant notre capacité de raisonnement, mais nos émotions qui nous différenciaient des animaux ?
— Bien sûr, mais ça ne répond pas à ma question.
— C’est une punition. Vous devez la perte de votre sensibilité au comportement irréfléchi de vos ancêtres. Quant à votre mode de vie, vous ne pouvez en changer. Cela fait partie de la punition, un rappel de l’ancienne société qui ne vous est plus adapté. Le gouvernement sait cela, il promeut les bonnes mœurs sociales pour la survie de l’espèce et le moins que l’on puisse dire c’est que ça fonctionne.
— Vous m’avez dit que j’étais différent, mais vous aussi. Etes-vous un Homo Sensibilis ?
— Tout comme toi.
— Moi ?
— Ne fais pas l’étonné, tu t’en doutais déjà.
— Peut être un peu, mais comment est-ce possible ?
— Dans chaque peuple, un enfant échappe à la mutation dont les siens sont victimes.
— Attendez…
— Nous ne sommes pas les seuls à avoir perdu notre essence.
Des projecteurs éclairèrent l’intérieur de la boutique et Kean put voir le vieux commerçant froncer les sourcils.
— Il faut croire que tu n’es pas aussi bon comédien que ce que tu penses.
— Je… Où allez-vous ?
— On quitte la ville !
— C’est impossible.
— Pas pour nous, allez viens ! A moins qu’un séjour en centre de citoyenneté t’intéresse ?
Au même moment, les vitres volèrent en éclats et des fumigènes rebondirent sur les dalles de carrelage avant de répandre leur gaz. Kean lâcha son panier et rattrapa le vieil homme.
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