L'elfe du passé
Pas question de montrer ses émotions devant Ornelle, la chouette qui l'accompagnait dans cette expédition. Non seulement, elle ne savait pas qu'Anaé se transformait en rapace à la tombée de la nuit, mais en plus, qu'elle était un être surnaturel le jour. Elle perdrait certainement sa nouvelle amie si elle apprenait cela.
L'illustration représentait une elfe à la chevelure brune et lisse. Son visage mince, ses yeux noirs et son habit de verdure étaient en tout points comparables à la silhouette d'Anaé. Elle distingua alors deux ailes rose pâle. Elle en fut très émue. Elle les observa longtemps. Son rêve serait d'être munie de ces jolis appendices. Cependant, l'attitude de cette créature différait de la sienne. Elle fut attirée par son regard dur et son air triomphant. Anaé, elle, était douce, généreuse et toujours souriante. Elle se demandait si cette elfe était son incarnation ou bien si cette être du passé revivait en elle.
Le livre du mage répondait certainement à toutes ces questions qui la turlupinaient.
Celui-ci, entré en transe, s'agitait de plus en plus, et semblait en colère. Contre qui ? Pourquoi ? Anaé avait besoin de savoir qui était ce personnage féminin dessiné là sur cet ancien livre. Elle souhaitait connaître la vérité sur les mystères qui entouraient ses origines. Une larme perla le long de ses joues duveteuses. Pourquoi était-elle née sans aile ? Elle avait besoin de savoir. Heureusement, sa mère et ses soeurs l'avaient toujours considérée comme une des leurs malgré tout. Elles auraient pu l'écarter du clan, la mettre en quarantaine. Cela n'avait pas été le cas. Comme elle était la plus jeune, elle fut au contraire entourée de bienveillance et chouchoutée. Elle s'était forgée pendant toute son enfance ce caractère indépendant et rebelle qui la rendait unique.
Vingt minutes s'étaient écoulées depuis leur arrivée aux abords de l'antre mystérieuse. Ornelle ne souhaitait pas rester plus longtemps. Elle avait toujours faim. Elle imaginait déjà sa prochaine proie entre ses serres. Son besoin de chasser à nouveau la taraudait. C'était l'occasion rêvée pour continuer ses recherches sans elle.
- Ne t'en fais pas pour moi, lui assura Anaé, j'ai englouti trois mulots il y a moins d'une heure. Je sais, tu vas me dire que c'est un menu de roi. Je crois bien que j'ai attrapé toute une famille, on peut dire que je suis chanceuse. Tu peux rentrer, je vais me balader au bord de l'eau, ça me fera digérer. Merci de m'avoir accompagnée ce soir.
- De rien, Anaé. Je suis ravie d'avoir fait ta connaissance, sois prudente. Cet énergumène aux cheveux hirsutes ne me dit rien qui vaille, trace ta route, méfie-toi des humains. Et n'oublie pas, si tu le souhaites, n'hésite pas à venir me rendre visite, mon nid est installé dans la vieille grange au bord de la route des pierres blanches.
Ses paroles empreintes de sympathie lui firent chaud au coeur. Elle avait une amie. Quelqu'un à qui parler, une dame blanche qui pourrait la soutenir, si par hasard elle en ressentait le besoin. C'était un nouveau sentiment pour elle. Mais elle devait mentir pour se protéger, et cela la chagrinait. Il était crucial qu'elle agisse seule, qu'elle trouve par elle-même la clé de ses origines. Personne ne connaissait la vérité.
Elle en souffrait, elle avait tendance à se replier sur elle-même. Il fallait se rendre à l'évidence : son parcours personnel se ferait dans la solitude. Trouverait-elle la force pour affronter ces phénomènes apparemment magiques et incompréhensibles ?
UIne fois Ornelle partie, elle patienta dans le froid et la nuit, décidée à attendre jusqu'à ce que la vigilance du mage s'amenuise. Comme elle, il semblait vivre la nuit. Pourtant c'était un humain, très vieux, certes, mais tous les humains avaient besoin de sommeil à moment donné. Elle le savait. (Grâce aux nombreux livres qu'elle avait lus dans leur bibliothèque aménagée dans le bosquet de rhododendrons pour les petites elfes).
Anaé entourait son petit corps de ses ailes pour essayer de se réchauffer. Bien souvent, ses paupières se firent lourdes, elle dut lutter dans l'immobilité pour ne pas sombrer dans un sommeil soudain. Inquiète de ce qu'elle venait de voir, elle sursautait entre deux assoupissements. À moment donné, elle ne put s'empêcher de bâiller plus bruyamment que prévu, ce qui l'étreignait d'angoisse. Elle mettait ainsi sa vie en danger. Si jamais ce vieux fou la voyait, elle serait tuée. Elle se demandait comment se passerait un combat entre ce savant loufoque et une chouette effraie. Un rire nerveux la secoua.
-Anaé, reste concentrée, se morigéna-telle.
Enfin, le silence se fit.
L'homme s'endormit sur un lit de mousse, se couvrant tant bien que mal d'une couverture râpée. Il parlait et gémissait dans son sommeil, comme les personnes atteintes de cathaténie.
Elle pensa que le moment était venu d'agir.
Elle se déplaça sur la pointe des pattes, consciente que le moindre bruit pourrait changer le cours des choses. Elle retint sa respiration, et arriva enfin tout près du rocher où était posé le livre. Muni d'une reliure en cuir épaisse, il contenait au moins cent pages. Comment parviendrait-elle à l'emporter, alors qu'il devait peser trois cents grammes, c'est à dire son poids ?
Elle se résigna à s'éloigner de quelques pas, laissant le mage assoupi, et s'assit sur un lit de fougères, à l'abri des regards. Ainsi, confortablement installée, éclairée par la pleine lune, elle commença la lecture du précieux ouvrage.
Quelqu'un avait écrit en bas de la page d'une main rageuse : " Par sa faute, ma merveilleuse cité Ys a été engloutie sous les eaux ! Puisse ma vengeance s'appliquer éternellement."
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