Le feu de camp

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 Jessie ne pouvait détacher son regard de la terre vermeille qui s’émiettait sous ses bottines, éclairée par la lueur crépitante du feu de camp. Elle n’était pas encore sûre de réaliser qu’elle se trouvait à près d’une cinquantaine de miles de Guthrie, au fin fond de l’arrière-pays, entre les buissons d’épines et les nuées de cactus qui parcouraient cette lande morte comme autant de pustules sur une peau craquelée par le soleil. Sa belle coiffure effilochée par mèches folles contre sa nuque et ses joues rougies, les vêtements froissés, tâchés de poussière cuivrée, elle n’en revenait toujours pas. Cette folle escapade n’avait-elle donc été qu’un rêve ? Comment avait-elle pu se laisser embarquer si longtemps sur ce cheval, sans protester une seule fois ? À quoi avait-elle bien pu penser ?

 Et surtout, qu’adviendrait-il des filles ?

— Tu veux une pomme ? lança Matilda d’un ton jovial.

 Elle avait trouvé quelques provisions dans l’une des sacoches qui pendaient avec la selle de la monture. Jessie releva aussitôt son visage emprunt de colère, prête à l’envoyer paître sous les étoiles, avant de constater que sa ravisseuse lui tournait le dos et s’adressait en fait à l’animal.

— Oui, tu veux une pomme. Voilà un bon Appaloosa, oui.

 L’étalon croqua à pleines dents le fruit que la chasseuse de primes lui présentait, renonçant à sa méfiance envers cette nouvelle maîtresse afin de mieux se laisser bercer par ses cajoleries. Assise dans son recoin à la lisière du halo de leur campement, la courtisane en jupons lui décocha un coup d'œil mauvais, comme pour lui reprocher cette infidélité envers son ancien propriétaire. Mais qui croyait-elle berner ? Certainement pas ce cheval.

— Dès demain… commença-t-elle alors en s’éclaircissant la gorge. Nous devons faire demi-tour. Je ne peux pas laisser tomber celles qui comptent sur moi.

 Matilda pivota enfin vers elle, comme se souvenant qu’elle ne pourrait pas se contenter de l’ignorer toute la nuit, et lui adressa un sourire.

— Tu veux rentrer à Guthrie ? feignit-elle de s’étonner. Il fallait le dire plus tôt.

— Tu m’as hissée de force sur ta monture !

— La bonne blague. C’est toi qui t’es agrippée à ma manche.

 Jessie, outrée, sentit son visage s’empourprer tel un bâton de dynamite. Personne n’humiliait la gérante du West Royale, personne ne la brusquait ; elle avait gagné le respect qui lui était dû à la sueur de son front et aux orages de ses colères. Pourtant, ses lèvres à cet instant n’avaient pas la force d’exprimer davantage de reproches à la rouquine.

— Je voulais te revoir, Mat… marmonna-t-elle. J’ai prié pour cela durant des années.

 Cette dernière lui rendait une expression indéchiffrable.

— Mais pas comme ça, soupira Jessie. Dis-moi la vérité. Qu’est-il arrivé pour que tu me reviennes ainsi dans le sang, les coups de feu et l’ombre des barreaux ? Comment es-tu devenue cette femme qui m’arrache aujourd’hui aux miens ?

 Elle était sincère ; son cœur s’était ouvert à la place de sa bouche, et les mots en coulaient avec une douleur crue. La prostituée se trouvait assise sur les genoux, robe remontée au-dessus de ses cuisses striées de bas résilles, lanière de son corset desserrée, cheveux en bataille sur ses épaules… Son expression était celle de la bravoure et de l’amour, mais aussi de la peur : peur que son amie se soit transformée en une autre, peur de ce que cette autre allait lui faire…

 Alors, comme si elle pouvait lire tous les maux de ces prunelles sombres, Matilda s’approcha de la camarade qui avait partagé l’or de ses jours. Chaque pas sous ses bottes crissait dans la terre sauvage, faisant danser les reflets de sa crinière avec les bourgeons du feu, jusqu’à ce qu’elle surplombe une Jessie effarouchée comme un coyote au pied du mur. Elle se laissa tomber devant elle, sur les fesses, jambes écartées autour des siennes, puis lui prit les mains :

— J’ai besoin de toi, Jess’… murmura-t-elle d’une voix qui paraissait plus lointaine que les montagnes à l’horizon. Je veux que tu récupères mon corps quand je serai morte.

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