Matilda Louise Zither était allongée sur le dos, silhouette serpentine dans la pâleur de la lune, ses épaules reposant avec douceur contre les cuisses de Jessie, sa chevelure rousse penchée sur son ventre, emmêlée parmi les replis de sa robe et les lanières de son corset… Cette dernière lui caressait la joue du pouce, tandis qu’elles contemplaient ensemble le silence du désert – la poésie d’un Oklahoma sans maître, ni règles. Il lui semblait qu’elles avaient autrefois conquis les nuages ensemble dans cette position, adolescentes au milieu des champs dorés ; mais les souvenirs s’échappant de son esprit plus vite que les années, il ne lui restait qu’une poignée de grains de poussière de ces instants volés.

— Tu vas venir avec moi jusqu’au Texas, promis ? demanda-t-elle une énième fois.

— Promis, assura Jessie.

 Matilda ne croyait pas qu’elle disait la vérité. Son amie se laissait juste capturer par la scène, acceptait d’oublier le reste du monde pour une nuit. Une nuit qu'elle-même avait déjà vécu auparavant, quoiqu’elle l’avait laissée se prolonger jusqu’au reste de sa vie…

— Merci.

 La tueuse fit apparaître une petite fiole d’argile entre ses doigts, puis goutter quelques lampées de rêve liquide sur sa langue.

— Tu bois ? s’étonna Jessie.

— Du laudanum. C’est mauvais pour toi.

 Matilda ne pouvait plus se rappeler d’une époque où elle se passait de ces précieuses gorgées d’opioïde avant de dormir ; l’addiction était parmi les plus puissantes qui soient, et pourtant, la relaxation que lui procurait le mélange demeurait ce qu’elle connaissait de plus agréable sous le ciel de ce pays.

— J’ai déjà vu des clients en consommer, reprit la prostituée en faisant voltiger ses yeux sombres sur elle. Mat, c’est une drogue affreuse.

 Mais les paupières de la chasseuse de prime étaient déjà en train de se fondre comme une flaque de mercure sur son regard lointain. L’horizon des mots et des idées sensées devenait un vague écho dans la distance, inutile, tandis que le corps de Jessie penché sur le sien paraissait se peindre de mille couleurs invisibles. Matilda, flottante au-delà de la matière, sentit alors la chaleur de son amie irradier sous les pans de sa robe de courtisane, depuis ses cuisses, son ventre, sa gorge, sa peau pure et fragile comme du papier, pour emplir ses propres veines et son cœur d’un doux parfum de lumière. Et les caresses de son pouce laissèrent sur sa joue des sillons de frissons.

— J’aurais tant voulu être avec toi pendant ces années, fit encore la voix de la courtisane, presque toute effacée dans l’infini.

 Les mains de cet ange s’étaient déposées contre les tempes de Matilda, son visage penché sur elle, lèvres pulpeuses et prunelles d’obsidienne, cascade de cheveux bruns dansant contre ses mèches rousses. La tueuse était heureuse, lorsqu’elle s'abandonnait ainsi avec son amie. Non, elle était complète. Une envie la prenait de passer les doigts derrière son oreille, d’attirer cette jolie bouche à la sienne pour boire chacune de ses tâches de rousseur… Mais cela ne serait jamais plus réel.

— Le Conquistador… murmura-t-elle avant d’être emportée par le sommeil.

 Et l’image trouble d’un homme, de sa moustache d’argent et de ses yeux malins, l’accompagna vers les frontières de l’inconscience. Elle ne l’oublierait jamais, mais ne l'avait pourtant pas encore rencontré : le criminel le plus recherché de l’Ouest, tueur au sang froid et proie de Matilda depuis déjà de longs mois de chevauchée à travers les contrées sauvages. Celui qu’elle avait vu lors de sa dernière transe prophétique ; l’homme qui lui logerait une balle en plein cœur.