Gunther
C'était par une fraîche nuit d'hiver. Il ne neigeait pas et le ciel était même dégagé, mais cela n'empêchait pas un vent mordant de battre la peau avec ardeur. Gunther s'alluma posément une cigarette, se réchauffant au passage le bout des doigts avec la flamme de son briquet.
Il rajusta d'une main le col de son imperméable et fit quelques pas pour tromper l'ennui.
La lune luisait si vivement ce soir-là que la ville elle même brillait comme un miroir éclairé à la torche. Les bâtiments gris renvoyaient la lumière immaculée de la lune et paraissaient des dents blanches dans une gueule noire de nuit. Gunther déplia un journal qu'il avait dans sa poche, et jeta un œil aux gros titres. Il balaya l'endroit du regard, et ne voyant rien d'intéressant, il croisa les mains dans le dos et déambula lentement en lisant son journal.
Il vint s'asseoir à la terrasse vide d'un café. Renfonçant son chapeau sur son crâne pour se couvrir les oreilles, il sentit une vague de froid lui caresser les joues comme une main gantée de cuir, dure et cruelle.
Il s'apprêtait à prendre une nouvelle bouffée de cigarette pour chasser de ses bronches l'air glacial qui s'y insinuait en lui déchirant les poumons comme des poignards de glace; quand il la vit. Aussitôt, il posa son journal et se leva lentement, la suivant du regard.
C'était une jeune femme, d'une vingtaine d'années, relativement bien habillée. Une jupe grise descendant juste au dessous des genoux, une veste rembourrée de fourrure, et un petit chapeau par dessus des cheveux blonds bouclés. Elle avait aussi un sac à main, évidemment. Peut-être cachait-elle une arme à l'intérieur.
Gunther s'étira, puis la suivit d'un pas traînant, tout en fumant distraitement.
Elle n'avait pas l'air très attentive, elle marchait tout droit, sûre d'elle. Gunther la suivait du regard et la vit bientôt entrer dans un grand bâtiment.
Il s'adossa calmement contre un réverbère éteint d'où il pouvait surveiller l'entrée, et tout en contemplant intensément la fumée de sa cigarette dont les reflets argentés brillaient dans la nuit, il observa attentivement la façade du bâtiment.
C'était apparemment un orphelinat catholique, comme il devait en exister des quantités sur tout le territoire belge. Ce n'était vraisemblablement pas l'endroit vers lequel il espérait qu'elle le mènerait, mais ce n'en était pas pour autant inintéressant. Inutile de se donner la peine d'entrer. Une plaque à l'entrée indiquait les noms de quelques curés en charge de l'endroit et à qui s'adresser en entrant. Gunther sortit discrètement de sa manche un morceau de papier et un stylo, et, dans l'ombre de son imperméable, il nota soigneusement tous ces noms. Cela pourrait être utile de revenir les interroger plus tard.
Il rangea son papier, et contempla la lune en prenant l'air aussi naturel que possible. Il aurait pu bouger, mais par ce froid, il préférait rester immobile en se drapant dans son imperméable pour se protéger du vent qui soufflait en traitre.
La porte s'ouvrit, et Gunther fut surpris de voir la femme sortir au bras d'un homme. Un jeune vigoureux, grand et musclé. Le menton carré et glabre, et des cheveux très noirs avec un regard doux et des yeux noisettes. Une parfaite tête de garde du corps.
Gunther en blêmit un instant. Il ne s'attendait pas du tout à cela. Il s'agitait l'esprit à chercher un plan, quand quelqu'un le percuta par surprise.
Par réflexe, il repoussa l'intrus brutalement tout en portant une main vers l'ouverture de son imperméable, là où il cachait son arme. Mais il mua rapidement son geste pour tout simplement tirer sur le tissu, comme pour faire disparaître un pli. Le garçon qui se trouvait devant lui ne devait pas avoir beaucoup plus de quinze ans. C'était un jeune rouquin coiffé d'un béret et vêtu d'une légère veste. Le genre classique du gamin des rues de Bruxelles. Il avait l'air un peu perdu et s'excusa maladroitement.
- Oh pardon monsieur, je ne vous avais pas vu dans le noir.
Gunther eut un grognement.
- C'est bon. Mais faites un peu attention bon sang.
Puis il reporta son attention sur la fille. Elle s'était séparée de son compagnon et celui ci avait disparu au moment où Gunther ne regardait pas. Il suivit du regard la femme qui s'éloignait avant de constater que le jeune garçon était toujours planté là et regardait la fille s'éloigner.
- Qu'est ce que tu fabriques encore là? fit Gunther avec humeur. Fous le camp! Le couvre feu est dans une heure je te signale.
- Hein? Ah oui. Pardon!
Et il repartit en courant.
Gunther grogna de plus belle. La femme venait juste de sortir de son champs de vision en entrant dans une ruelle. Gunther la suivit d'un pas pesant mais souple. Il se permit de presser l'allure, comme personne ne le regardait, pour atteindre la ruelle où elle était allée.
Sitôt qu'il la revit, il s'adossa contre un mur et prit l'air naturel tout en s'essayant à faire des ronds de fumée avec sa cigarette, mais il manquait cruellement d'expérience, et ne parvint pas à obtenir la moindre forme.
Cependant, sa proie arrivait au bout de la ruelle et prenait un virage. Gunther vérifia que la rue était déserte, et s'avança sur ses pas, marchant lentement mais à grandes enjambées. Il marqua une pause en arrivant au virage et en se tournant vers elle il alluma une nouvelle cigarette puis observa. Elle lui tournait toujours le dos, seulement quelque chose l'interpellait. Il comprit vite qu'elle était beaucoup trop proche. Si elle avait marché sans se retourner, elle aurait gardé beaucoup plus d'avance. C'est alors que Gunther la vit passer un bras autour de son sac à main et le serrer contre elle. Ce geste, en apparence anodin, pouvait signifier beaucoup de choses si on considérait qu'elle dissimulait peut être une arme dans ce sac. Gunther sentit son sang se glacer d'un coup. Il en resta pétrifié un instant. C'était clair maintenant, il avait été repéré.
Il inspira profondément. Peut être penserait elle qu'il n'était qu'un pervers qui la suivait comme ça.
Après une seconde de réflexion, il baissa les yeux pour concentrer son regard sur les fesses de la femme. Non pas qu'il y eut d'ailleurs grand chose à y observer. En mimant la déception, il tourna les talons et fit mine de s'éloigner.
C'était une catastrophe, mais il ne pouvait pas prendre le risque de continuer de la suivre ainsi maintenant qu'il avait attiré l'attention. Il lui fallait trouver une autre manœuvre, n'importe laquelle.
Subrepticement, il jeta un œil par dessus son épaule avec dépit. Par malchance, son regard croisa celui de la fille qui avait eu le même réflexe que lui au même moment.
Il ne sut pas ce qui passa par la tête de la femme à ce moment là, mais aussitôt elle se mît à courir, autant qu'elle le pouvait de ses jambes enserrées par sa jupe.
Gunther fut trop lent à réagir, mais que fallait il faire? Il pourrait lui courir après, mais ce serait inutile. Maintenant qu'elle l'avait repéré, elle ne serait pas assez stupide pour le mener là où il voulait qu'elle le mène. Pourtant, s'il restait sur place, c'était fini, elle irait se cacher dans un endroit inatteignable, et tout ça n'aurait servi à rien. D'un autre côté aussi, elle était sûrement armée, et la suivre serait dangereux. Il suffirait qu'elle l'attire dans une ruelle isolée et qu'elle se retourne pour l'abattre sommairement.
Gunther tenait à sa peau, et ne voulait pas prendre de risque. Il rentra sa main dans son imperméable et tâta la crosse de son pistolet. C'était la meilleure solution qu'il avait, lui tirer dessus maintenant. Il fallait agir vite avant qu'elle ne sorte de son champs de vision. Il fallait l'abattre mais pas la tuer. Surtout ne pas la tuer. Il lui fallait l'immobiliser pour pouvoir la capturer et l'emmener dans un endroit plus tranquille où il pourrait en faire ce qu'il voulait et l'interroger comme il fallait. Mais pour ça il ne fallait surtout pas qu'il manque son coup.
Il s'apprêtait à dégainer, quand une alarme retentit, emplissant les rues de son bruit atroce et macabre, annonciateur de destruction. Un aboiement de sirène qui glaçait le sang s'éleva comme une mélopée, et aussitôt des gens se précipitèrent hors des maisons pour courir vers les abris. C'était une alerte aérienne. Un bombardement en approche. En un rien de temps, la rue grouillait de monde, et la silhouette de la femme s'évanouit dans la foule.
Gunther poussa un juron en allemand, si bien que beaucoup se retournèrent vers lui, surpris. Il se cacha la face avec le col de son imperméable et courut lui même vers l'abris le plus proche, tout en maudissant les aviateurs anglais.
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