J'ai simplement une question

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J’ai toujours aimé les oiseaux. Leurs chants, leurs couleurs, leurs plumages.

Même ceux qui vivent la nuit. Ceux-là sont silencieux, mais ils restent magnifiques.

J’aimerais vivre avec eux, m’envoler, être haut dans le ciel.

Je pense qu’ils arrivent à toucher la lune, et je me demande ce que ça fait.

Sybille m’a dit qu’ils ramassaient même quelques étoiles. Qu’on les voyait parfois traverser la nuit.

Papa et maman ne le savent pas, mais elle nous emmène certains soirs sur le toit pour essayer de les apercevoir. Mais il y a tellement d’étoiles.

Je ne suis pas sûr que les oiseaux arrivent à toutes les décrocher.

Un jour, j’irai les aider.

- Printemps 2009.

La rue était bondée, comme tous les samedis soirs. La nuit était tombée. L'air qui s'était réchauffé avec le soleil d'après-midi vous refroidissait maintenant la nuque, et Astrid ramena un peu plus sur elle son imperméable. Elle sentait le vent frais des débuts de soirée glisser dans ses cheveux roux, coupés en un carré rendu irrégulier par ses mèches bouclées. Elle n'avait pas pris le temps de se coiffer, elle se dit que cela n'avait plus son importance. Elle slalomait entre les passants, les groupes d'amis déjà enivrés, les amoureux sortant d'un restaurant, les enfants semant leurs parents. Malgré la fraîcheur, les terrasses de La Rochelle étaient pleines et les rires fusaient autour d'elle. L'air iodé lui emplissait les narines. Elle finit par s'arrêter devant un bar aux néons bleus. Elle étudia l'enseigne, on lui demanda au bout d'un moment si elle voulait s'asseoir. Elle répondit que non, qu'elle rejoignait quelqu'un à l'intérieur. Avec un soupir, elle se décida à enfin passer la porte. Le frais s'engouffra, la chaleur lui saisit le visage, la musique l'entoura. Elle joua des coudes pour avancer et l'aperçut enfin, assise seule sur une table excentrée, un verre de Martini à la main.

Elle s’appelait Valentine, elle avait les cheveux bruns, des yeux en amande et de grandes boucles d’oreille. Elle sirotait son verre, pensive, jetait de temps à autre un regard épars sur ceux qui l’entouraient, cherchant quelqu’un. Astrid resta un moment à l’observer. Elle se fit violence pour ne pas fuir, finit par s’avancer vers elle.

“Astrid, lui dit simplement Valentine en la voyant arriver.

  • Je suis désolée, j’ai été retenue plus longtemps que prévu.”

Elle tira la chaise devant elle, s’y assit tandis que Valentine se redressait, nerveuse.

“Je ne t’ai pas attendu, tu ne m’en voudras pas… Je ne savais pas ce que tu voulais, mais tu peux encore commander, le serveur n’est pas…

  • Ne t’inquiète pas, je ne prendrais rien de toute façon.”

Valentine se laissa tomber en arrière sur le dossier. Tout son corps sembla soudain s’affaisser, cédant à une vague de tristesse qui lui embruma le regard.

“Dis-moi les choses, Astrid…” souffla-t-elle d’une petite voix.

Elle laissa passer quelques secondes. On passait à côté d’elles, on trinquait, on s’exclamait.

“Tu ne m’as pas appelé depuis quatre jours, tu ne m’as pas embrassé ce soir… Tu n’as même pas enlevé ton manteau.”

Aucune question ne vint derrière sa phrase. Ses mots se perdirent simplement dans la salle comme un écho qui se perd dans une montagne. Astrid soutint son regard. Le martini entre elles, laissé à l’abandon, se réchauffait tristement.

“Je ne sais pas comment commencer. J’ai passé ces derniers jours à chercher comment formuler les choses. Je n’ai jamais trouvé de mots meilleurs que d’autres. Je ne crois pas…”

Elle ferma les yeux un instant. Se pencha vers elle.

“Je ne crois pas qu’on puisse continuer, je suis désolée… J’ai adoré ces moments avec toi, mais je…”

Elle ne termina pas sa phrase. En face d’elle, Valentine ne bougeait pas. Quand enfin elle prit la parole, sa voix n’était presque plus qu’un chuchotement.

“C’est marrant… J’ai passé la dernière semaine à imaginer cette scène, sous toutes les formes qu’elle pouvait avoir. J’ai imaginé tout ce que tu aurais pu me dire, tout ce qui aurait pu se passer…”

Elle eut un petit rire nerveux. Les larmes perlaient à ses yeux.

“J’imagine que quoiqu’il arrive, on n’est jamais prêt à entendre ces choses-là…”

Un serveur s’approcha de leur table, un crayon à la main. Quand il vit les yeux rougis de Valentine et comprit le silence chargé entre elles, il se confondit en excuses et s’éloigna en bousculant un de ses collègues.

“Je suis désolée…”

Ce fut la seule chose qu’Astrid trouva à dire. Des frissons lui parcouraient tout le corps, elle se sentait nauséeuse. Elle aurait voulu se lever et ne plus jamais se retourner.

“Non, je ne pense pas que tu le sois… souffla Valentine en fermant les yeux. Je ne vois pas comment t’en vouloir, à vrai dire. J’ai juste… J’en veux plutôt à tout mon être, tout mon coeur pour être tombée aussi durement, aussi pleinement amoureuse de toi.”

Elle rouvrit les paupières, laissa les larmes couler sur ses joues. Pas une seule fois elle n’avait regardé Astrid. Elle se concentrait sur son martini, dont les gouttes de condensation avaient tracé un cercle sur la table.

“J’ai simplement une question.”

Elle s’était redressée. Ses yeux avaient finalement trouvé ceux d’Astrid. Celle-ci fut prise d’un soudain vertige. Elle sentit son cœur tomber de quelques étages face à ces iris dont elle entrevoyait leur histoire par bribes.

“As-tu seulement éprouvé le moindre sentiment ? Ou est-ce que je suis la seule à avoir le cœur brisé ce soir ?”

Les secondes passèrent, lentement. Elles ne se quittaient pas des yeux. Autour d’elles, le bruit, les conversations, la musique était à son paroxysme. La nuit commençait, les esprits s’échauffaient. On se mettait à danser, à s’embrasser, à s’enlacer. Pourtant, entre elles, rien ne bougeait. Astrid ne répondit rien. Elles savaient toutes les deux la réponse à ces questions.

Lentement, Valentine finit par se lever. Elle mit son manteau, ajusta son écharpe. Elle ne posa pas d’autres questions. Ne demanda pas les raisons de cette rupture, ce qui l’avait précipité, ce qui aurait pu l’éviter. Elle se contenta de ranger sa chaise. Un dernier regard. Puis elle s’éloigna, disparut dans la foule, sans un mot.

Il ne resta que son martini oublié.

Au bout de quelques minutes, un serveur vint débarrasser le verre et Astrid se retrouva seule à cette table excentrée. Elle avait la nausée, soudainement froid et des picotements dans les doigts. Son téléphone indiquait presque 21h. Elle n’avait plus rien à faire ici. Elle traversa le bar, trouva la sortie, débarqua dans la rue où la brise lui saisit le cou. Elle marcha vite, battant les pavés, et rejoignit rapidement le vieux port où une petite foule s'entassait, flânant sur la jetée. Elle s'arrêta finalement, essoufflée, contempla l'eau où la lune se reflétait timidement. Les mâts des bateaux tintaient à ses oreilles, les conversations autour d'elle l'envahissaient. Elle se sentait vide, en pilote automatique. Valentine lui manquait. Elle se demanda pourquoi elle ne lui manquait que maintenant, soudainement. Elle se sentit stupide. Comme d’habitude, elle ne les regrettait qu’une fois qu’elles sortaient de sa vie. Elle grelottait, dans cette nuit qui l’entourait, ses cheveux roux en bataille, les yeux clos. Elle sentait son cœur battre, vite et fort, se dit qu’en effet il ne s’était pas brisé. Était-il seulement entier ? Ou était-elle condamnée à ne jamais pouvoir les aimer ? Elle fût tirée de ses états d’âme par son portable qui vibra dans sa main. Le prénom de Sybille s’affichait. Elle fronça les sourcils, laissa passer deux sonneries, surprise de voir sa sœur lui téléphoner. Elle décrocha.

“Sybille ?

  • Salut, Astrid… Je te dérange peut-être…?
  • Non. Non pas du tout, je suis en train de rentrer chez moi. Tout va bien ?
  • Oui. Enfin je crois…”

Sa sœur se tut. Sa respiration semblait saccadée. Le silence s’éternisa.

“Sybille, est-ce que tout va bien?

  • Je suis enceinte.”

Astrid resta sans voix. Au bout du fil, sa grande sœur éclata en sanglots. De quatre ans son aînée, à des centaines de kilomètres d’elle, Sybille et elle n’avaient jamais eu pour habitude de se parler régulièrement, encore moins pour se dire des choses aussi sensibles sans pincettes. Leurs appels n’étaient que devoirs, leurs conversations qu’échanges de banalités. Astrid fit les cent pas le long du quai, déstabilisée par ses pleurs.

“Ce n’est pas une bonne nouvelle ? finit-elle par tenter. Ça ne fait pas des mois que vous essayez avec Adam ?

  • Si… Si mais… Je ne comprends pas, je ne me comprends pas, je ne ressens rien d’autre que de la panique… Je devrais être en joie, je devrais l’appeler, lui dire cette… cette nouvelle qu’on attendait, je devrais être envahie de ce truc dont tout le monde parle, cette maternité excise qui réchauffe tout l’être ou des conneries comme ça, mais je ne ressens rien de tout ça, pourquoi je ne ressens rien de tout ça ? Pourquoi je n’arrive pas à m’arrêter de pleurer?
  • Sybille, calme-toi.
  • Je ne sais même pas pourquoi je t’ai appelé toi, tu as sûrement mille autre chose à faire, je ne t’ai même pas demandé comment toi tu allais ? Peut-être que tu vas mal et je suis là à déblatérer en pleurs sur quelque chose qui est censé être un heureux évènement, et je…
  • Sybille…
  • Je ne me rends pas compte, il est sans doute déjà tard, tu dois être occupée ? Comment un être humain peut-il autant pleurer sans se déshydrater ? Je te jure que je n’ai pas été pisser depuis des heures, et j’ai toujours ce foutu test de grossesse à la main, je l’ai refait seize fois pour être sûre…
  • Sybille !”

Elle avait presque crié. Des passants s’étaient retournés, indiscrets. Mais sa sœur s’était enfin arrêtée de monologuer et de sangloter. Astrid souffla lentement, leva la tête vers le ciel dégagé. Elle vit les étoiles, haut dans le ciel, lumineuses. Elle se demanda combien les oiseaux en avaient décroché ce soir-là. Cette pensée la réchauffa.

“Je vais… Je vais bien, ne t’en fais pas.

  • Oh. Oh, j’en suis heureuse.
  • Mais toi tu ne vas pas bien.
  • Si… renifla-t-elle. Si pourtant, je ne sais pas… Je ne sais pas.
  • Bon, alors tu réserves un train et tu viens me rejoindre.
  • Quoi ?
  • J’ai dit : tu réserves un train et tu viens me rejoindre.
  • Mais je… je ne peux pas. Je veux dire, j’ai des tas de manuscrits à étudier, tu as bien mieux à faire…
  • Sybille, viens s’il-te-plait.”

Astrid entendit sa propre voix s’érailler. Le froid s’insinuait sous son manteau. Ses doigts étaient crispés sur le combiné. Sans un bruit, elle se mit à pleurer, elle aussi. Elles restèrent silencieuses, simplement connectées, sous un ciel étoilé, se raccrochant à ce quelque chose d’intriqué, d’inexplicable, d’évident sans pouvoir le comprendre totalement, ce quelque chose qui avait poussé Sybille à l’appeler et Astrid à l’inviter.

“Je viendrais, Astrid… Je viendrais.”

Au loin, la mer ne faisait plus qu'un avec le ciel.

Elles ne raccrochèrent que longtemps après.

Quand elle rejoignit enfin son appartement, la soirée était déjà bien avancée. Elle traversa le hall, emprunta les escaliers grinçants jusqu’au troisième étage où le chat des voisins, un gros matou au pelage doré, avait élu domicile en leur grognant dessus à chacun de leur passage.

“Arrête, Chaussette…” lui souffla Astrid sans grande conviction.

Le chat lui feula dessus une dernière fois quand elle tourna les clefs dans la serrure. Aussitôt des exclamations lui parvinrent, des rires accompagnés d’un son équivoque de télévision. Elle se délesta de son manteau, de ses chaussures qu’elle laissa en vrac devant la porte et qu’elle se promit de ranger demain. Elle s’avança dans le couloir exigu qui jouxtait la cuisine d’où elle sentait encore les effluves d’un couscous cuisiné et arriva dans le salon seulement éclairé d’une petite lampe orangeâtre qui avait été allumée dans un coin. Un épisode de Friends avait été lancé et ses deux colocataires, vautrés dans un énorme canapé rembourré, étaient presque indiscernables tant ils s’étaient ensevelis sous des dizaines de plaids et de coussins.

“Astrid ! s’exclama Livio en la voyant. Tu veux nous rejoindre dans notre cabane ?”

Il avait de grands yeux noirs écarquillés, une peau ébène et un sourire plus grand que son visage. Comme il soulevait un pan de sa forteresse pour l’inviter, elle aperçut son onesie Pikachu qu’il affectionnait tant. Elle rit.

“Vous n’avez pas chaud avec tout ça ?

  • Bien sûr que non. Et puis c’est le seul moyen pour se sentir en sécurité.
  • En sécurité de quoi ? De Chandler et Joey ?
  • Tout à fait.”

Elle enjamba les coussins éparpillés, la boîte à pizza vide laissée par terre et s’approcha du canapé.

“Tu es rentrée tôt…” lui dit doucement Ana.

Sa deuxième colocataire et très bonne amie, les yeux aussi bruns que ses cheveux se fondant avec sa peau mate, la regardait d'un œil interrogateur. Des boucles s'échappaient de son chignon désordonné et elle avait enfilé un sweat rouge trop grand pour elle.

“Tôt ? répondit Astrid en retirant son jean. Tu rigoles, il est minuit passé.

  • Tu vois ce que je veux dire… Est-ce que ça va ?
  • Non.”

En culotte, elle se fraya un chemin parmi les plaids et se glissa entre eux deux. Livio l’entoura de ses bras et sa chaleur l’entoura comme un cocon réconfortant. Il les avait rejoint il y a un peu moins de six mois, mais il était déjà devenu un ami très cher à son coeur. Elle posa sa tête sur son épaule.

“J’ai arrêté les choses avec Valentine. Elle est partie avec le coeur brisé et le mien est incapable d’aimer, je crois. Je n’ai pas trop envie d’en parler ce soir, peut-être demain matin si le café est assez fort.”

Aucun d’eux ne lui répondit, respectant sa demande. Ils se contentèrent de relancer l’épisode, et Astrid s’abandonna à la simplicité de la série. Elle sentit Ana se rapprocher d’elle, sa main se glisser entre ses doigts, la serra fort et en silence.

Elle soupira, se laissa bercer, sentit le sommeil l’envahir. Demain serait une nouvelle journée.

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