Petite elle voulait rêver
Petite elle voulait vivre comme dans un rêve, pouvoir magique, prince et princesse, nuage et bisounours. Aujourd’hui elle s’est confrontée à la réalité et a fini par s’intégrer dans un monde auquel elle commence à ressembler malgré ses désaccords.
Clara Eclipe a une vie douce et paisible, sans heurt ni réelle déceptions, sa vie en est presque si tranquille qu’elle frôle chaque jour un peu plus la monotonie. Jours et nuits se ressemblent, rien d’extraordinaire pourtant chaque seconde qui passe lui appartiennent et cela les rend importantes à ses yeux.
Tous les matins debout 7 heures, direction la salle de bains pour une brève confrontation, pas toujours facile, avec son image encore endormie. Vite une douche pour ouvrir un peu plus ces yeux presque bleus, et un café pour stimuler le corps. La journée commence !
Pour se rendre au boulot, hors de question de se mélanger à cette foule si impersonnelle, on ne sait jamais elle pourrait perdre sa solitude parmi les autres. C’est donc par pure prudence qu’elle opte pour la voiture, autoradio toujours sur France inter, pour ne pas oublier que la réalité fait partie de sa vie. En effet, depuis un an la réalité l’a rattrapé, sans trop de mal, la lutte ne fut pas difficile. Clara travaille donc depuis un an au tribunal de grande instance de Toulouse. Une de ces grandes villes qui lui faisaient si peur étant enfant ; avec des rues si longues qu’on ne sait pas quand on va arriver, tellement de gens que l’on ne parle à personne … mais aujourd’hui elle s’est habituée, elle décide même de la vie des gens, et tout cela ne la blesse plus. Pourtant les premières nuits furent difficiles, pourquoi femme parmi les Hommes elle avait le droit de juger du bon et du mauvais ? y a-t-il vraiment un bon et un mauvais, une limite dont elle serait la gardienne ? Elevée dans une famille plutôt pratiquante le bien et le mal faisaient partir de son univers, mais elle a grandi, s’est rendu à l’évidence que tout n’est jamais tout noir ou tout blanc. Cet homme alcoolique qui a battu sa femme, bien ou mal ??? à première vue mal, c’est presque une évidence exposée ainsi, mais comment en être sûre, que la peine sera adaptée ? Des milliards de questions ce sont bousculées longtemps dans son esprit, mais petit à petit ce pouvoir de décision ne semblait plus la bouleverser, les sentences devenaient de simple mots sans aucunes conséquences pour son univers personnel et pourtant… C’est vrai, c’est son métier de juger ou plutôt de concilier, elle ne peut pas remettre le système en cause toute seule. Elle fait au mieux, prend le temps d’écouter, de trouver la solution la plus adaptée, … Mais au fond, la lutte pour un monde plus solidaire, plus égalitaire, elle l’a arrêtée avant même de commencer, sans doute par peur d’être marginalisée, mal aimée ! Le résultat actuel n’est malgré tout pas loin de cette peur, aujourd’hui elle a un boulot qu’elle aime mais elle est seule.
Ce métier elle s’est battue pour l’obtenir, elle a tout abandonné pour y arriver. Aujourd’hui elle a réussi… professionnellement, mais quand elle ouvre les yeux c’est le vide que sa motivation a créé, ses envies dépérissent dans le désert.
Tous les soirs de retour dans son appart, 60m² habité par l’ombre de l’absence, absence de vie, de sourire et bien sûr d’amour. 60m² pour elle toute seule, 60m² pour partager ses angoisses avec elle-même. Qu’est-ce qu’elle fait dans cet appartement. De temps en temps une amie ou deux viennent manger, souvent c’est Céline, l’amie connue à la FAC jamais quittée, avec qui on pense avoir toujours tout partagé, y compris le bal de promo, mais à qui finalement on cache l’essentiel par crainte de la décevoir. Parfois c’est Emilie depuis son retour à Toulouse, les occasions de se voir devraient être plus nombreuses.
Outre ces quelques amis, il y a la famille. L’éternel famille, qui vit à 500 kms mais avec qui on partage des discussions téléphoniques trépidantes et qui vient une fois par an, pas plus, « tu comprends c’est loin chez toi, et puis c’est toi qui a choisi de partir, alors c’est à toi de venir nous voir… ». Aujourd’hui c’est chacun sa vie, et c’est peut-être mieux ainsi, tout le monde doit apprendre à grandir, surtout à 27ans, il serait temps de se construire et pour ça la famille ne doit pas être un barrage infranchissable.
Ce soir, comme tous les soirs, elle ouvre la porte, la referme derrière elle avant de laisser un air de musique envahir les lieux, ses doigts glissent sur le piano et ses lèvres fredonnent une douce mélodie. La musique c’est son deuxième univers, une sorte d’Eden où elle peut se réfugier. Elle devient quelqu’un d’autre, dans un autre monde imaginé pour elle, comme quand elle était enfant. Si elle n’avait pas été magistrat elle aurait été artiste c’est certain ! Mais ses parents n’appréciaient pas cette idée, pourtant beaucoup plus romanesque que les études de droit. Ils ont d’ailleurs congédié son prof de piano dès l’âge de 12ans, considérant, arbitrairement, qu’elle devait se consacrer entièrement à ses études et qu’elle n’avait pas l’âme d’une artiste. Mais quand on aime… alors elle continua chaque mercredi après-midi, en secret, avec M. Tissend, au lieu de faire les boutiques avec les copines. Pas de concert, ni de gloire de fin d’année, mais juste le plaisir d’apprendre, de voyager l’espace de quelques notes de musique.
Maintenant chaque soir elle joue, seule devant son piano ses mains glissent avec élégance de gauche à droite, une belle pianiste avec le sourire. Son plus beau sourire rayonne toujours dans le reflet des blanches et des noirs.
Mais ce soir un bruit s’est introduit dans cette harmonie…. C’est un miaulement, un coup de griffe, un miaulement… c’est un chat !!!?
Ses mains s’arrêtent, sa bouche se ferme dans l’espoir que le silence fasse fuir ce chat. Il est hors de question qu’il pénètre dans son espace si sauvagement protégé !
A qui est ce chat ? Le voisin du dessus ! Il n’y a que lui qui ait un chat dans l’immeuble. Elle l’entend suffisamment miauler tous les soirs pour savoir que ce chat lui appartient.
Les miaulements persistent, et il est sur le point de dessiner une œuvre d’art sur la porte avec ses griffes parfaitement aiguisées. A priori il veut rentrer, Clara se voit dans l’obligation de réagir, c’est-à-dire d’ouvrir cette porte qui les sépare, et de le raccompagner chez son maître à l’étage supérieur.
Elle se lève, excédée par cet animal. Elle ne réfléchit plus à son angoisse de rencontrer l’étranger qu’est son voisin et ouvre la porte. Elle empêche in extrémiste l’intrusion de la bête dans l’appartement, claque la porte avec un certain fracas !
La voilà, montant les marches, se dirigeant sûre d’elle vers cet « inconnu au chat ». Elle ne connaît rien de son voisin, mis à part qu’il possède ce chat et qu’il est brun aux cheveux courts. Elle l’a croisé une fois lorsqu’il dévalait l’escalier, comme si le temps aller le rattraper, pas une seconde à perdre pour échanger le moindre regard ou même une formule de politesse quelconque.
Arrivée devant la porte, déjà un peu moins sûre d’elle, elle frappe malgré tout avec un minimum d’assurance. Le chat quant à lui se frotte contre ses jambes, il semblerait qu’il l’ait déjà adopté sans demander à Clara son avis. Or ce qu’il est possible de lire dans les yeux noirs du chat n’a pas le même reflet dans les yeux bleus de Clara. Peut-être parce que la sensation d’affection semble avoir disparu de son vocabulaire sentimental depuis longtemps. Si nous regardons de plus près ce petit être vivant aux yeux amandes et à la fourrure sombre, il ressemble un peu à cette jeune femme, tous deux recherchent de la tendresse toutes griffes dehors.
Personne ne daigne ouvrir cette porte, une fois, deux fois, toujours le silence.
Sa main se dirige doucement vers la poignée et avec délicatesse elle l’ouvre. Clara se laissant elle-même surprendre par son geste. Le chat se glisse à l’intérieur de l’appartement sans même l’inviter à rentrer. Il l’abandonne sur le palier, sans la remercier. En même temps, c’est un chat. Mais soudain des milliers de pensées envahissent l’esprit de Clara. Un désir d’entrer la pousse à l’intérieur, mais sa conscience de femme de droit lui rappel « la violation de domicile » est un délit !
Pourtant loin de ses principes, sans comprendre pourquoi, le raisonnable est mis KO par la curiosité, et elle pénètre dans cette intimité. Appartement standard qui ressemble au sien, normal c’est tous les mêmes Il est plutôt bien rangé dans un style moderne qui n’a rien pour lui déplaire.
Un pas en entraînant un autre, son regard se faufile partout. Elle se laisse guider dans cet univers inconnu. Son esprit devient rêveur, en un instant elle imagine une nouvelle vie, comme si cet appartement était une autre dimension où tout serait de nouveau possible, elle donne l’impression d’être une enfant qui voudrait s’approprier ces lieux.
Mais qui vit ici ? Soudain, le besoin de savoir combien de personne vivent là chasse ses rêves. L’innocence de l’enfance laisse place à la rationalité du détective. Ainsi, elle se dirige vers la salle de bain, fait un état des lieux rapides. Constat :
- une seule brosse à dent, placée dans un joli verre bleu océan,
- un peigne noir sur le bord du lavabo,
- un parfum… pour homme.
Le reste est sûrement rangé dans les placards, mais elle ne veut pas aller plus loin, elle est d’ailleurs déjà aller trop loin, dans son enquête. A première vue il semble habiter seul, un peu comme elle. Poursuite de l’investigation par un petit détour dans la cuisine, une seule assiette dans l’évier en inox et une poêle Tefla, rien de très original.
Retour au salon, quelques photos sur la table basse, Clara s’installe. Assise dans le canapé elle commence à les regarder de plus près, soudain un bruit survient du couloir. L’angoisse s’empare de son corps, et la voilà partie en courant. Abandonnant le chat dans l’appartement, elle dévale l’escalier, ferme sa porte à double tour avant de s’effondrer dans son propre canapé. Ni vue ni connue là voilà à l’abri. Enfin presque car avant de partir elle n’a pas éteint la lumière du salon. Ce n’est pas non plus très grave, qui n’est jamais parti en oubliant de tout éteindre. En plus il n’avait pas fermé sa porte alors la lumière. Non, le problème c’est autre chose, Clara a ramené un souvenir de son intrusion, une des photos de la table du salon ! Peut-être qu’il ne va pas le voir. Et même s’il s’en aperçoit il ne pourra jamais remonter jusqu’à elle, les voisins plaideront dans son sens, personne ne croira que c’est elle… voilà que Clara se plonge dans un procès qui n’a pas lieu d’être. Déformation professionnelle probablement. Heureusement qu’elle n’est pas poissonnière, elle se serait prise pour la petite sirène qui a trouvé une fourchette dans l’épave d’un bateau.
Maintenant il faut se calmer. Cette excitation est un mélange de la peur d’être vue mais aussi d’un certain enthousiasme. C’est sans doute la première fois que le raisonnable est vaincu. Elle comprend mieux tous ces délinquants qui passent devant elle chaque jour ! C’est sûr ce qui s’est passé ce soir n’a sûrement rien d’exceptionnel pour la plupart des gens. C’est une mini aventure, mais dans sa monotonie ça pourrait presque ressembler à une libération, un petit extra dans son ordinaire.
Elle regarde avec une certaine contemplation son trophée, enfin cette photo ! Il y a cinq personnages, ce doit être la famille de son voisin, ses parents, son frère et leur chien, un magnifique labrador noir. Il est plutôt charmant ce voisin, pas un Sex-Symbol mais ce petit quelque chose qui fait la différence. Il ressemble un peu à son ancien petit ami. Il s’appelait Mathieu, étudiant en physique, il se voyait déjà comme Einstein ou P. Curie, mais vraisemblablement elle ne pouvait être sa Marie. En même temps la science n’a jamais été son domaine de prédilection. Leur histoire dura néanmoins presque quatre ans, une belle histoire devenue souvenir. Ils se sont rencontrés lors d’une de ces multiples fêtes d’étudiants où l’on boit jusqu’à perdre raison. Ils ont dansé, se sont embrassés et ils se sont quittés. Le lendemain pas de nouvelles et pour cause ils n’avaient échangé que des baisers. Heureusement le destin insista un peu et les fit se retrouver chez Max qui fêtait ses 21 ans, un ami commun, une chance !
Leurs regards se sont croisés, ils se sont éclipsés et leur histoire a vraiment commencé, ce 15 juin 2002 à 23h32 précise. Un vrai baiser sans alcool !
Mathieu et Clara ont emménagé ensemble au bout de 6 mois, c’est rapide ?! oui, enfin non, ils étaient jeunes, amoureux, des projets pleins la tête, et surtout des rêves pleins les yeux. Les 18 premiers mois de cohabitations furent quasi parfaits, peu d’engueulade, juste ce qui faut pour raviver la flamme sans trop se blesser. Des nuits entières à parler refaire le monde et à faire l’amour. Clara lui jouait du piano lorsqu’il était fatigué, Mathieu lui faisait la lecture pour l’apaiser de ses journées. Le dimanche matin ils allaient courir le long de la Garonne et se poser près du Pont-Neuf avant de rentrer. Puis chacun a choisi un chemin d’étudiant qui l’éloigna de l’autre. Si elle fut prise dans la prépa à Toulouse, lui dû partir à 250 kms pour son Master de recherche. Pendant 1 an ils se virent tous les week-ends, les premières séparations furent des déchirements, et puis ils se sont habitués. Ils commencèrent à se construire des vies différentes et partagèrent de moins en moins de chose. Leur week-end devenait monotone, et souvent se transformaient en moment de révisions ou de sexe. Mais dans les deux cas, ils ne vibraient plus, ils étaient là, l’un à côté de l’autre ou l’un dans l’autre mais il ne se passait rien entre eux. Quelque chose s’était dissipé. L’année suivante elle commençait sa formation à l’école de la magistrature de Bordeaux et lui travaillait sur sa thèse, ils choisirent un appartement dans le centre ville en pensant tout recommencer comme avant. Mais cette année de séparation les avait transformés. Leurs regards vers l’avenir ne semblaient plus vouloir aller dans la même direction. Maintenant ils n’ont plus rien à partager, hormis le souvenir de leur amour. Sans beaucoup de heurts ils décidèrent que le passé ne pouvait pas leur permettre de construire ensemble l’avenir. Ils ont rendu l’appartement, partagé les photos et les objets et n’ont finalement gardé que des souvenirs. Elle s’est choisie un studio plus près de ses cours et Mathieu a continué sa thèse. Aujourd’hui ils s’appellent de temps en temps, il a fini sa thèse, il y a deux ans maintenant et a obtenu un poste d’enseignant-chercheur à l’université Paul Sabatier de Toulouse. Même s’ils sont finalement restés, géographiquement, côte à côte, ils ne se voient pas ou très peu. C’est sûrement mieux ainsi, le passé ne doit pas l’empêcher d’avancer.
Suite à ce moment nostalgie, sa pensée se fixe de nouveau sur son voisin. A-t-il connu une histoire semblable à la sienne ? Est-il vraiment seul ? Les indices semblent dire que oui, cependant tout le monde ne vit pas avec sa petite amie. Peut-on penser que, s’ils ne vivent pas ensemble la relation n’est pas sérieux ? Pas sûre ! Pourquoi souhaite-t-elle absolument qu’il soit célibataire ? La rencontre avec le chat et l’intrusion dans l’appartement lui donne l’impression de s’être un peu appropriée cet homme. Elle a envie de mieux le connaître maintenant, peut-être même de faire partie de sa vie ! Est-ce l’adrénaline de ces dernières minutes ou la solitude de ces dernières années, mais elle imagine déjà son quotidien, ses jours, ses nuits, et se surprend se réveillant dans ses bras. Elle sent un baiser sur son front, un frisson la traverse. 7h le réveil sonne, elle ouvre les yeux, allongée sur son canapé, seule, est-ce un rêve ?
Sa vie semble reprendre son cours normal, direction la salle de bains regard furtif jeté au miroir. Une douche pour ouvrir les yeux et un café pour stimuler le corps. La journée commence ! Elle monte une fois de plus dans sa charmante Clio rouge pour se rendre au palais de justice. Aujourd’hui la journée s’annonce aussi insipide que les autres. Peut-être qu’elle téléphonera à Céline dans la matinée pour aller déjeuner ou peut-être pas ? Doit-elle lui parler de sa rencontre avec le chat de son voisin ? Sûrement pas ! Elle lui ferait une leçon de moral et une fois de plus l’arracherait à ses rêves. Pour cette fille tout semble toujours simple, elle est si belle qu’elle pouvait changer de garçon tous les week-ends, jamais un samedi seul devant la télé. Elle faisait partie de ces étudiantes toujours populaires qui étaient invitées à toutes les fêtes branchées de la maternelle à la fac. Même en petite section elle était la « chouchoute », tout le monde l’a toujours aimé. Aujourd’hui c’est pareil, elle va se marier dans quelques mois avec un charmant jeune homme, à qui on prédit une grande carrière dans l’audiovisuel. Ils semblent amoureux tous les deux, ils sont beaux et quand on les voit on est heureux pour eux. Elle a tout pour être épanouie : un petit ami qui l’aime, un boulot intéressant, juge pour enfants, une famille qui la soutient, et des amis qui l’admirent. Clara n’a jamais compris comment une fille aussi bien pouvait être amie avec elle. Elle ne lui apporte rien, sa vie n’a aucun intérêt à côté de la sienne. Malgré tout, Céline fut présente à chaque moment de la vie de Clara, un peu comme un ange gardien. Mathieu adorait Céline, comme tout le monde, souvent ils sortaient tous ensemble, resto, ciné, soirée chez des amis, ils étaient presque inséparable. Céline a d’ailleurs gardé de très bon rapport avec Mathieu, peut-être même un peu trop, mais maintenant ce n’est pas grave, elle n’aime plus cet amour de jeunesse…enfin …
Arrivée dans son bureau Clara appelle Céline, même si elle travaille au 2ème étage du tribunal, elles ne se déplacent jamais pour se voir, les rendez-vous sont pris par téléphone. Elles se retrouvent souvent à la brasserie, dans une petite rue adjacente au palais de justice. Aujourd’hui elles déjeuneront ensemble, la réservation est prise pour 12h30. Cela fait bientôt un mois qu’elles ne se sont pas vues, Céline est très prise par l’homme de sa vie, et Clara n’a pas spécialement le cœur à l’entendre parler de son bonheur. Mais après ce qui c’est passé hier soir, elle est prête à converser avec son amie des choses de la vie. Elle a presque envie de le lui dire et pour éviter la leçon de moral, elle pourra aménager la véritable histoire. Il lui est enfin arrivé quelque chose. C’est étrange comme des moments parfois anodines peuvent prendre une ampleur inconsidérée dans l’esprit de gens.
Céline est en retard, il est 12h40, 12h50, 13h ! Elle arrive, s’excuse, et s’assoit avec empressement. Elle ne peut pas rester très longtemps à 14h elle a une audience en cabinet avec deux jeunes mineurs qui ont commis des agressions sur les animaux de leurs voisins. Il faut donc faire vite, prise de commande, le serveur les connaît, il se dépêche, apporte les assiettes, elles commencent à discuter de leurs affaires au tribunal, puis du mariage, tout cela en avalant leurs salades norvégiennes.
- Le mariage est dans 4 mois, je n’ai pas encore finalisé le choix de ma robe… s’angoisse Céline
- Ce n’est peut-être pas si grave, nous pouvons y aller ensemble samedi propose Clara
- Tu es gentille mais samedi je dois aller voir le traiteur avec Antoine et ensuite nous déjeunons chez ses parents et pour finir j’ai rendez-vous chez le coiffeur repris Céline
- Effectivement c’est pas gagné pour ta robe !
- Je sais, je n’ai plus le temps de rien entre la préparation religieuse, l’organisation pratique, les négociations avec ma mère sur les invités et le boulot, nous n’avons plus de temps pour nous avec Antoine.
- Ni pour nous, pensa Clara
- Si je peux t’aider, n’hésites pas, je suis ta demoiselle d’honneur, je suis là pour ça ! conclu Clara légèrement agacée mais toujours soucieuse de préserver cette amitié.
Leurs conversations devenaient de plus en plus futile, plus rien sur l’avenir de l’humanité ou les rêveries d’adolescente. Peut-être qu’après le mariage elle retrouverait son amie. Clara mettait beaucoup d’espoir dans cet après sans pour autant être dupe. Leurs vies commençaient à s’éloigner… Clara n’a même pas eu le temps ou l’envie d’évoquer son aventure. Pour une fois qu’elle a quelque chose à dire, hors de question de faire passer çà comme un évènement banal, que l’on raconte en deux minutes. Aujourd’hui, il vaut mieux garder le silence.
Elles retournent ensemble vers le palais, se quittent dans l’ascenseur, avant de reprendre chacune leurs occupations. Clara doit traiter plusieurs dossiers de non-paiement de loyers, et également un dossier concernant l’usurpation d’identité d’une personne décédée depuis plus d’un an, une affaire parmi tant d’autres ! Mais en ce jour, elle comprend mieux ce voleur d’identité, puisqu’elle même a dérobé la photo de son voisin. Enfin c’était un emprunt, elle compte la lui rendre… un jour… ou l’autre. Comment lui rendre ? En lui glissant dans la boite aux lettres, avec un petit mot « désolé pour l’emprunt », non ! En retournant chez lui ? Elle n’osera jamais lui rendre ? C’est plus simple finalement mais pas très honnête, ça ne lui ressemble pas. Elle compare son histoire avec son affaire qui n’a rien à voir, elle ferait peut-être mieux de changer d’identité elle aussi ou de métier, c’est plus simple ! Elle a la tête ailleurs, elle divague, surtout elle n’a pas envie de travailler aujourd’hui. Elle veut rentrer chez elle et avoir l’espoir de croiser son voisin dans la cage d’escalier, peut-être même d’échanger quelques mots avec lui. Elle se sent comme lorsqu’elle était adolescente, elle se créait des histoires d’amours imaginaires. Une fois l’une de ces histoires s’est réalisée, elle a embrassé Marc le gardien de l’équipe de foot de son école. Elle avait tellement imaginé ce baiser que le jour où il lui a proposé de venir, avec l’équipe, boire un verre après un match, elle avait dû avoir le soutien de Céline pour oser lui dire oui. Aujourd’hui elle sait qu’elle se fait son petit film mais ça fait du bien de sentir son cœur battre à nouveau, même pour rien…
Elle quitte son bureau à 17h, un peu tôt, mais ce n’est pas grave elle n’arrive pas à se concentrer. Avant de rentrer, elle passe acheter des fleurs, envie de printemps, une baguette de campagne encore chaude et quelques fruits chez l’épicier du coin. L’humeur est joyeuse, le cœur est léger, plus elle se rapproche de son immeuble, plus l’espoir de le croiser grandit. En prenant son courrier elle jette un coup œil dans la boîte aux lettres de son voisin : Bontyn M. quel prénom peut bien se cacher derrière cette lettre M. : Mathieu, Mathew, Marc, Morgan, Mathias… ? Elle adore les M !!!!
Elle ne croisa personne ce soir là, la photo à la main, elle continue à inventer l’histoire de M.Bontyn. Elle lui écrit une chanson au piano, et s’imagine en Mme Clara Bontyn, cela ne sonne pas si mal, alors pourquoi pas ?
Sa mère appelle interrompant ainsi son égarement. Elle semble ressentir que quelque chose a changé chez sa fille, mais comment annoncer à sa maman qu’on a envie de tomber amoureuse d’un voisin totalement inconnu. En plus, il faut être lucide tout cela est de l’ordre du fantasme. Ce sentiment est trop fort pour naître de cette façon, ils ne se sont même pas parlé ! Elle a juste très envie de retrouver cet état d’excitation des premières rencontres. Elle invente des excuses à sa bonne humeur, comme si elle devait se justifier d’être un peu plus enjouée que d’ordinaire, comme si cela ne pouvez pas être naturel ! C’est étrange ce besoin que les gens ont de s’immiscer dans la vie des autres, juste par curiosité. Dans le fond ils ne prêtent pas vraiment d’intérêt à la vie d’autrui, c’est juste pour alimenter leur vie à eux. Quant à la mère de Clara quand elle se met à la questionner, c’est pire que tout. Peut-être qu’elle se préoccupe un peu plus de la vie de sa fille, mais elle a ce désir de contrôle contre lequel Clara ne peut lutter !
C’est dur d’être la fille de sa mère ! Il faut la satisfaire, elle qui ne souhaite que le bonheur de sa progéniture. Malheureusement, ses attentes de la vie ne sont pas tout à fait la même. Mme Eclipe a cessé de rêver au prince charmant depuis longtemps, le père de Clara étant partie faire sa « crise de la quarantaine » comme elle dit, il y a bientôt 10ans. Elle ne s’est jamais remise de cette séparation, depuis elle a eu quelques relations ou plutôt aventures, mais jamais rien qui la ravisse. Pour elle le bonheur est ailleurs : dans son boulot et sa fille unique. Toute sa vie est construite autour de ces deux éléments et elle ne comprend pas pourquoi son enfant n’oublie pas son rêve de petite fille et sa recherche continuelle d’un pseudo de prince charmant n’est pour elle qu’ineptie. En effet, elle aimerait, tout simplement, que sa fille se marie avec un chirurgien ou un ministre par exemple, pour être loin de toute préoccupation financière. Pourtant, Clara aime son indépendance et pour rassurer sa mère elle a même un métier qui l’a met à l’abri du besoin. Clara cherche juste une personne avec qui être bien, pour partager un morceau de leurs vies, et des dimanches amoureux. C’est ainsi que lorsque les discussions mère-fille ont le malheur d’aborder ce sujet, c’est l’affrontement ! Mme Eclipe n’approuve que rarement les choix de Clara. En effet, lorsqu’elle est seule elle devrait être avec quelqu’un et inversement. C’est pourquoi elle ne présente plus ses rares prétendants à sa mère. Finalement rien d’extraordinaire : une relation presque banale pour une mère et une fille. Quant à son père, elle ne le voit que très rarement. Après être passé d’une femme à l’autre, il est aujourd’hui seul, mais il semble épanoui et enchanté. Comme quoi, il doit être possible d’être seul et radieux. Son père possède peut-être le secret du bonheur ? Clara s’est beaucoup interrogée sur cette adéquation potentielle, entre la solitude et la satisfaction. Après une longue observation de son papa, Clara en déduit que le bonheur existe dans chaque moment de la vie, la difficulté est de s’emparer de ces instants. Une chose est sûre, sa mère n’est pas très douée pour saisir ces perles de vie. Si elle veut apprendre le bonheur elle devrait peut-être se rapprocher de son père, malheureusement le dialogue avec celui-ci a perdu toute complicité le jour où il a quitté sa mère. Clara devra apprendre seule à construire son propre bonheur. Reste à savoir si l’apprentissage est possible ? Aujourd’hui elle s’en approche presque, même si c’est encore irréel, ce moment de rêverie la met en joie.
Après avoir achevé courageusement la discussion avec sa tendre maman, elle entend de nouveau le chat, mais cette fois les miaulements proviennent directement de l’intérieur de l’appartement de M. Bontyn. Elle a tellement envie de rencontrer son voisin, elle a des milliers de questions qu’elle n’osera jamais lui poser. Elle pourrait aller lui demander du sel ou du poivre ? Ce serait tellement ridicule mais une bonne excuse pour engager la conversation. Elle se souvient d’un voisin qui avait cette fâcheuse tendance à lui emprunter toute sorte de chose lorsqu’elle avait son studio à Bordeaux. Mais finalement il n’a jamais rien osé d’autre. Elle se regarde dans le miroir, arrange ses cheveux, envisage de se maquiller, puis abandonne l’idée de l’aborder ce soir, elle ne voudrait en aucun cas le déranger. L’avantage quand l’être aimé est un inconnu c’est que l’on peut imaginer ce que l’on désir, il est juste parfait. Aussi parfait qu’inconnu comme le dit si bien Jeanne Chéral. Toujours le mot juste dans ses chansons se dit Clara en cherchant l’album sur son ordi. Peut-être vaut-il mieux vivre avec un rêve qu’une désillusion ? Mais Clara a si peur de passer tout simplement à côté de sa vie, d’être là, sans y être vraiment, de ne compter pour personne, après tout personne n’est indispensable. Ces idées encombrent son esprit, elle finit par les chasser, faisant brièvement le point sur ces gens qui tiennent à elle. Elle a toujours eu cette tendance à la mélancolie. Depuis qu’elle a 12 ans, elle perd un temps fou entre rêverie et réflexion existentielle. Le problème étant qu’à force de réfléchir sa vie manque d’action, de concret. Dans un mois, elle aura 28 ans et tout cela doit changer !
C’est ainsi qu’elle décidé, d’organiser une petite fête entre amis et d’inviter son voisin. Un plan un peu audacieux, ne lui ayant encore jamais parlé, mais Clara n’avance qu’avec des défis. Elle doit en avoir le cœur net. Il y a un temps pour la rêverie et un temps pour la vie. Différents paramètres doivent être pris en compte lorsqu’on organise une soirée :
- Faire la liste des invitées (pas trop nombreux, de toute façon elle n’a pas vraiment beaucoup d’amis, mais se sont des amis de qualités comme on dit !!!)
- Les inviter
- Trouver un menu qui convienne à tous
- Trouver une tenue (pour séduire le beau voisin)
- Faire un régime pour mettre tous les atouts de son côté
- Ranger l’appart
Reste la question de savoir comment inviter cet homme qui vit au-dessus de chez elle ? une carte, un coup de téléphone ? Non ! Il risque de ne pas venir, il ne sait peut-être même pas qui elle est ! il faut aller le voir, il n’y pas de solution meilleure que le face à face !
Le vendredi 4 juin, elle décide de frapper à la porte, et d’attendre que quelqu’un lui réponde. Seul le chat répond et cette fois elle ne tente pas d’ouvrir la porte. Malgré une légère hésitation elle décide de regagner son appartement à la fois soulagé d’avoir évité l’échange mais déçu de ne pas avoir pu le rencontrer.
Le lendemain, levée de bonne heure pour faire son footing (il reste plus que 25jours avant le jour J. !!!), vêtue d’un sur-vêtement digne d’un pyjama, là voilà partie pour 40mins ou plutôt 30mins de courses dans le parc du quartier, avec motivation. Il faut dire que depuis qu’elle travaille au tribunal elle ne prend plus de temps pour faire du sport.
De retour, 20mins plus tard, aussi rouge que son tee-shirt, les cheveux collés par la sueur, le souffle court… bref une vraie séductrice. Un bruit dans la cage d’escalier l’effraye et la contraint à un retrait dans la cave, il ne faudrait pas perdre toutes ses chances à cause d’un peu de sport. Heureusement ce n’était que le couple du second, qui semblait poursuivre son éternelle dispute en partant déjeuner chez les parents de l’un ou l’autre. Ils n’ont pas dû la voir, trop occupés à s’insulter ! Juste au moment de sortir de sa pseudo-cachette, elle aperçoit ses deux voisines du premier étage de retour du marché. Deux veuves, dans l’immeuble depuis la nuit des temps. Elles connaissent tout sur tout le monde et jurent à tous de garder leurs secrets… Elles semblent en pleine discussion, que peuvent-elles se raconter. Nos deux concierges, Mme Bruny et Mme Ponet évoquent les voisins du troisième. Mathias ? Non, visiblement il s’agissait de M et Mme Hallais.
- Le pauvre M. Hallais, il semble si triste depuis que sa femme est malade, dit Mme Bruny. Je suis allée lui apporter des lasagnes la semaine dernière. Il était tout seul, elle était restée hospitalisée pour sa chimiothérapie.
- Il parait qu’elle est toute blanche et qu’elle vomit tout le temps, reprit Mme Ponet
- Mon mari au moins il n’a pas eu le temps d’avoir de chimio, à peine diagnostiqué il est mort, affirma Mme Bruny
- Ça lui aura évité bien des souffrances ajouta Mme Ponet
- Oh que oui, et pour moi aussi finalement, car M. Hallais, lui semble tellement déprimé. Je m’inquiète pour lui, il est encore jeune, même pas 60 ans.
- Et Mme Hallais vous savez ce qu’elle a vraiment ?
- Non, pas vraiment, je n’ose pas demander, mais sans doute un cancer des poumons, elle fumait du matin au soir, elle l’a bien cherché.
- C’est vrai ça, même dans le couloir, au moins elle va peut-être enfin arrêter ! conclu Mme Ponet
Clara écoutait cette conversation, dubitative, presque choquée par les propos qu’elle venait d’entendre. Elle ne connait pas encore très bien ses voisins, mais cela l’attrista un instant. Les deux commères se saluèrent et retrouvèrent respectivement leur domicile.
Cette pause dans la cave lui a permis de reprendre son souffle et la voilà qui se précipite dans l’escalier avant de s’engouffrer dans son appartement. Après quelques abdominaux, et surtout des étirements, elle se glissa dans la baignoire pour récupérer. Aujourd’hui, c’est samedi, rien ne presse.
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