Un homme, luth à la main, émergea des rideaux tapissant le fond de la scène et s'imposa face au premier rang. Il prit une profonde inspiration.

— Une bien belle journée que nous avons là ! Bonjour à tous !

La foule beugla des salutations en guise de réponse. Le musicien joua quelques notes.

— Merci de vous être rassemblés pour nous voir jouer cette humble pièce que beaucoup appellent la légende du Demi-Monde. Comme je le dis souvent : les livres d'Histoire ne racontent jamais toute la vérité, n'est-ce-pas ?

Tout le monde cria et applaudit. Les gens avaient hâte que le spectacle commence. De nombreux enfants s'étaient assis au premier rang et fixaient le musicien. Ce dernier se mit sur le côté de la scène et s'exclama :

— Mesdames et messieurs, tout commença lorsque Baerlith fut façonné par les Anciens Dieux, des créatures de l'Ancien Temps aux pouvoirs inégalés !

Un groupe arriva sur scène, chacun déguisé en Ancien Dieu. Ils étaient au nombre de six, mais Almar ne les connaissait pas bien. Certains avaient des tentacules, d'autres plusieurs faux bras. L'homme avec le troisième oeil collé sur le front était peut-être la Vie. Le garçon n'avait pas eu la chance d'aller à école et ne savait ni lire ni écrire. Après quelques notes, le conteur continua :

— Parmi les dieux ancestraux, Shallagaar, la Vie, décida de peupler ce monde. Il se sacrifia et insuffla son âme au coeur de Baerlith. Ainsi naquirent les premiers Êtres.

L'homme le plus à gauche de la scène se tordit de douleur, se mit à terre et mima la mort. Derrière lui surgirent alors cinq nouveaux acteurs. Cette fois, Almar les identifia : ils représentaient chacun une race du monde. Le Continent était composé d'Humains, d'Elfes, d'Orcs, de Géants et de Gnomes. Le jeune homme sourit : les comédiens n'avaient pas eu besoin de costumes ni de maquillages pour rentrer dans leurs personnages.

Le conteur se déplaça vers l'autre côté de la scène, en continuant de jouer, et poursuivit :

— Mais ce que Shallagaar ignorait, c'était qu'un autre Ancien Dieu souhaitait s'emparer de son projet : Nelletar, la Peur, chuchota à l'oreille des premiers Êtres. Ces derniers, autrefois unis, commencèrent à douter de leurs alliés. C'est ainsi que la première Guerre du Sang déchira le monde.

Sur scène, les représentants des différentes espèces commencèrent à se battre, tandis que ceux qui jouaient les Anciens Dieux les observaient. Beaucoup de spectateurs criaient et encourageaient les combattants. Almar restait là, à attendre la partie intéressante du spectacle. Le conteur termina :

— Le chaos était tel que Gallaroor, la Matière, déchira Baerlith pour punir ses habitants. Il coupa le monde en deux, et la légende du Demi-Monde naquit. De l'autre côté, le Continent se leva, et il est encore aujourd'hui sous nos pieds. Pour empêcher les premiers Êtres de recoller les morceaux, il maudit le Demi-Monde, et quiconque s'en approchait disparaîssait. Beaucoup de voyageurs ont essayé de braver l'Ancien Dieu, mais personne n'en est revenu.

Le conteur joua quelques notes sur son luth avant de lever le bras en direction de ses collègues.

— Ainsi se termine notre spectacle...

La foule commença à huer les acteurs. Même l'orphelin le savait, la légende était beaucoup plus étoffée que cela. Ils ne pouvaient pas avoir déjà terminé. Certains spectateurs lancèrent leurs chaussures sur scène. Soumis à une pluie de projectiles, le conteur ne s'arrêta pas de jouer et cria :

— Maintenant, place à la magie !

Tous se turent. Le groupe qui finissait son spectacle fit une rapide révérence et disparut derrière le rideau. Un homme les remplaça. En plus d'un air mystérieux, il arborait un chapeau haut de forme et un costume sobre. Le magicien installa tout de suite une ambiance inquiétante, que le musicien accentuait. L'homme se racla la gorge et s'exclama :

— Oubliez tout ce que vous savez sur le réel. Ici ne réside que la loi du surnaturel.

Des cartes se matérialisèrent tandis qu'il captivait son assemblée. Rien d’impressionnant pour le garçon qui savait en faire autant. Mais la suite le surprit.

— Ce que vous connaissez, déclama l'illusionniste en exposant les cartes au public, pourrait très bien partir en fumée !

Une flamme surgit de sa main libre et le paquet fut carbonisé. Le premier rang recula subitement, par peur d'être brûlé. Almar, lui, demeurait immobile. Il souhaitait connaître le secret du magicien. L'orphelin accomplissait de nombreux tours avec les cartes et les pièces, mais cela demeurait de la prestidigitation. Faire apparaître une flamme comme cela, c'était époustouflant. L'homme sur scène poursuivit en extirpant une peluche en forme de lapin de nulle part :

— Le monde qui vous entoure n'est qu'illusion !

D'un tour de main, il insuffla la vie dans l'objet inanimé qu'il porta bien haut pour que le public puisse l'admirer. Les spectateurs poussèrent des clameurs de surprise. L'adolescent était ravi. Enfin un spectacle de qualité dans ce petit village.

Les tours se succédèrent, tous aussi époustouflants les uns que les autres. Le public était conquis et avait déjà oublié la déception qu'avait été la pièce. Le jeune homme était aux anges.

Des dresseurs d'animaux succédèrent au magicien. Là encore, la foule applaudit et en demanda plus. Enfin, au bout de plusieurs heures, une femme jouant de la harpe clôtura le tout.

— Merci à tous de nous avoir accueillis dans votre magnifique petite bourgade. Nous espérons revenir très vite. Si vous ne savez pas où nous trouver, tendez l'oreille et écoutez le chant des oiseaux.

Le rideau se referma derrière elle, et la foule se dispersa. La troupe s'attarda un moment pour prendre un bon repas chaud avant de reprendre la route. Intéressé, Almar accosta les deux musiciens.

— Bonjour.

— Bonjour petit, dit le musicien, on peut t'aider ?

— J'aimerais savoir si vous recrutez ?

Les deux ricanèrent. La femme avala une bouchée de pain et lui répondit.

— Recruter ? Et qu'est-ce que tu sais faire ?

— Je fais de la magie.

Sans hésiter, le jeune homme se saisit de ses cartes et présenta un numéro aux musiciens. Mais l'effet ne fut pas celui escompté. Ces derniers ne réagirent pas.

— C'est nul ton truc, fit l'homme d'un ton sec.

— Puis, on a déjà un magicien, on a pas besoin de deux, ajouta la joueuse de harpe. La vie de cirque est déjà assez compliquée comme ça.

Déçu, l'adolescent s'éloigna. Il monta un chemin, tapant du pied dans les cailloux, et croisa la route de Tarr, le tanneur. Ce dernier déplaçait des peaux. Voyant l'humeur maussade du garçon, il l'interpella :

— Hey, gamin, tout va bien ?

— Pas tellement, répondit l'orphelin en haussant les épaules. Je me demande quand je vais enfin trouver quelque chose qui me convient.

L'artisan posa la pile qu'il tenait et lui fit signe de venir. Il prit le jeune homme par les épaules et le regarda dans les yeux.

— Écoute Almar, j'ai eu vent de tes diverses expériences. Je t'ai même eu sous mon aile pendant un moment. T'en a dans la caboche, petit.

— Comment ça se fait que personne ne veut de moi ?

— Nous sommes dans un petit village, et les récoltes sont maigres. Du coup, les gens se restreignent au minimum. Mais tu as des capacités, je t'assure. En ce qui me concerne, je t'aurais bien formé mais je n'ai vraiment pas le temps, je suis débordé par les commandes, et je dois faire rentrer l'argent en ce moment. Surtout avec la naissance de la petite dernière.

Almar sourit et Tarr le lui rendit. Le tanneur prit le garçon dans ses bras avant de continuer sa tâche. Avant que l'orphelin ne reprenne sa route, l'homme lui conseilla :

— Tu es encore jeune et robuste, tu pourrais tenter de rejoindre la ville. Je suis sûr qu'une place pourrait se trouver pour toi là-bas.

L'intéressé acquiesça, de meilleure humeur, puis quitta l'artisan.

Après avoir trottiné une dizaine de minutes, il remarqua l'une des caravanes du cirque, non gardée. N'étant pas du genre à se laisser abattre et l'esprit encore motivé par les mots de l'un de ses anciens mentors, il se faufila à l'intérieur. L'orphelin tomba sur l'une des loges des acteurs. Autour de lui, une table avec des miroirs, des accessoires et costumes ainsi qu'une boîte de maquillage. Il referma la porte de la caravane, se cacha sous la table et patienta.

Bientôt, il entendit des éclats de voix. La troupe devait avoir terminé et était prête à partir. Quelqu'un entra et le véhicule s'affaissa légèrement. Almar retint sa respiration pour ne pas être repéré.

L'inconnu s'immobilisa devant la table et initia une chansonnette. C'était une voix d'homme. Celui-ci s'affaira puis ressortit. L'orphelin souffla de soulagement. Ses membres s'engourdissaient à force d'être recroquevillés. Heureusement pour lui, il perçut des cris et des coups de fouet, puis la caravane tangua. Jetant un coup d'oeil par le hublot, l'adolescent observa le village s'éloigner. C'était un morceau de son histoire qui s'effaçait pour en écrire un nouveau. Malgré un pincement au coeur de quitter les gens avec qui il avait grandi, l'excitation le gagna.

Sa vie de vagabond allait commencer.