11 - Anyor
Quand Yuling se réveilla, elle se trouvait au milieu d'un champ, dans une plaine bordée de montagnes qui s'étendait jusqu'aux gigantesques murs d'une vaste cité. Yör, la grotte, les chiens, tout avaient disparu. Seule restait de son périple à travers bois, sa sacoche, enroulée autour de son cou, ainsi qu'un affreux mal de tête qui lui fit jurer de ne plus jamais perdre conscience. Avait-elle rêvé ? Elle se souvenait pourtant clairement être partie en direction de la forêt. Par ailleurs, elle n'expliquait pas comment elle avait attérri au milieu de nul part. Il s'était passé quelque chose.
Les yeux plissés, aveuglée par la lumière du jour, elle se releva et épousseta ses vêtements. De nombreuses préoccupations s'immiscaient en elle - Où se trouvait-elle ? Comment allait-elle se nourrir ? Et Mees, avait-il lui aussi trouvé refuge dans cette ville ? - mais son esprit repensait sans cesse à Yör. Ses derniers instants en sa compagnie la perturbaient tant qu'elle se demandait si la dragonne était parvenue à s'échapper. Et les chasseurs ? Qui leur ferait payer ? N'existait-il pas un Héros pour rendre justice ? A ce rythme elle aurait tôt fait d'en devenir un elle-même... Et l'oeuf ?
L'oeuf !
Paniquée, Yuling se retourna et chercha autour d'elle. Elle l'avait complétement oublié ! Elle parcourut le champ du regard, scruta les environs, se mordit la lèvre. Mince, mince, mince, mince !
Elle piétina un moment le champ, gagnée par la culpabilité. Elle avait promis à Yör, ça ne pouvait pas se passer comme ça...
Ses yeux s'embuèrent. Refusant de se laisser aller, elle essuya rageusement ses larmes et prit, résignée, la direction des portes de la ville. Cette rencontre avait changé sa vie. Elle ne pouvait pas se l'expliquer, mais elle se sentait plus forte, déterminée, enfin libre de retrouver Mees. Et l'idée de retrouver son frère lui donnait de l'espoir.
Très vite, Yuling remarqua une longue fil d'attente aux abords des portes de la cité. La ville regorgeait de monde et les gens attendaient leur tour pour pouvoir pénétrer dans l'enceinte protectrice de la métropole. Elle nota la présence de nombreux citoyens, souvent accompagnés d'enfants, mais aussi celle plus spectaculaire de dragons, dardant sur la foule un oeil méfiant.
Elle tenta de garder son calme et prit une grande inspiration. Personne ne savait qui elle était ni pourquoi elle se trouvait là. Ni même qu'elle avait rencontré un dragon blanc pas plus tard que la veille. Il lui suffisait juste de se détendre...
Le temps passa plus vite qu'elle ne l'avait imaginé et ce fut bientôt à son tour.
Porte Est, murmura-t-elle pour elle-même.
L'un des six gardes chargés de contrôler les allées et venues des gens se tourna vers elle :
– Nom et prénom ? s'enquit-il.
– Yuling, répondit-elle, tout en jetant un oeil à la femme qui passait avec sa petite fille.
Le soldat leva un sourcil. Comprenant qu'il attendait une précision de sa part, la jeune fille bafouilla :
– Je... Pas de nom.
C'était le moment où jamais de couper court avec son passé. De toute façon, elle finirait bien par trouver Mees avec ou sans son nom.
Le garde consulta sa liste.
– Sauf erreur de notre part, vous n'avez pas déclaré votre venue...
– Est-ce vraiment indispensable ?
– Dans d'autres circonstances, ça ne le serait pas. Mais le Roi est en déplacement et nous sommes tenus de contrôler chaque entrée et sortie qui se présente.
Devant l'incompréhension qu'il lut dans ses yeux, il précisa sur le ton de la confidence :
– Pour plus de précautions, si vous voyez ce que je veux dire...
– Vous pensez réellement qu'une fille de seize ans aurait la moindre chance d'attenter à...
Mais elle s'arrêta net avant de terminer sa phrase, réalisant qu'elle avait franchi une certaine limite à ne pas dépasser.
– Je suis désolé, reprit le garde, embarrassé, mais je ne peux pas vous laisser entrer. Revenez avec une invitation ou une permission en règle.
Yuling fit demi-tour, préoccupée. Voila qui compliquait les choses : elle n'avait pas envisagé essuyer un refus. Devrait-elle passer la nuit dehors ? Elle soupira en quittant la file, et n'aperçut qu'au dernier moment l'enfant qui lui rentra dedans.
– S'cuzez-moi, j'ai pas fait exprès ! s'écria-t-il en se relevant aussitôt. Pardon !
Il lui adressa un bref signe de la main et fila en courant. Yuling s'excusa auprès des gens et se baissa pour ramasser la pierre qui lui avait échappé, lorsqu'une voix féminine et incroyablement harmonieuse se détacha de la foule :
– Elle est avec moi.
Surprise, Yuling releva la tête et dévisagea la jeune femme qui s'était rapprochée. Elle était très belle et surtout gracieuse, à tel point que la jeune fille en fut frappée. Ses grands yeux noisette donnaient à son visage fin un air infiniment humain, contrebalancé par une bouche pulpeuse qui affichait un sourire retenu. La jeune femme la fixait. Ou plutôt, fixait la sacoche et la pierre. Yuling fourra prestement ses affaires dans sa poche et se releva.
– Dame Calwaën ! s'exclama le garde. Excusez-moi, je n'avais pas réalisé que vous l'accompagniez...
– Laissez-nous passer, ordonna-t-elle au soldat, avant de se tourner vers Yuling. Viens !
Elle lui fit signe de la suivre, puis sans l'attendre, s'engouffra au travers des portes de la ville. Yuling courrut pour la rattraper.
– Décidément, c'est du grand n'importe quoi ! constata la jeune femme après qu'elle soit parvenue à son niveau. Il suffit qu'il daigne se déplacer jusqu'Anyor pour que la moitié des accès soient condamnés. Comme si cela allait nous empêcher de...
Yuling n'entendit pas la fin de la phrase, trop occupée à ne pas se laisser distancer par la foule. De nombreux marchands aux commandes de charettes et d'animaux de bas tentaient de se frayer un chemin parmi les passants. Les rues étroites rassemblaient échopes et étals desquels s'échappaient mille et unes saveurs exotiques. Elle n'avait jamais imaginé qu'une ville puisse grouiller à ce point de vie, ni qu'elle puisse être aussi bruyante.
La jeune femme bifurqua sur la droite et Yuling dut presser le pas pour ne pas la perdre. En seize ans, c'était la première fois qu'elle quittait son village. Elle fut surprise de la taille de la cité ainsi que de la facilité avec laquelle chacun se déplaçait au milieu de cette cohue. Elle-même devait jouer des coudes pour se frayer un chemin.
– Je hais cette foule, s'énerva la jeune femme, à bout de patience. Crétin de Roi, il faut toujours qu'il se donne en spectacle !
Ne risquait-elle pas des ennuis à évoquer le Roi de la sorte ? Yuling préféra ne pas relever. Cette fureur glacée ne rendait la Dame que plus mystérieuse.
Elles traversèrent la ville à grandes enjambées, bifurquant tant de fois que la jeune fille finit par en perdre le compte. Yuling se demanda même si elle parviendrait à retrouver Mees dans un tel dédale. Mais pour l'heure, elle avait décidé de lui faire confiance, et le fait que la Dame ne semblait ne pas émettre la moindre hésitation quant au chemin à suivre, la rassurait.
Elles dépassèrent le marché, de nombreuses tavernes tantôt défraichies, tantôt luxueuses. D'imposantes bâtisses à l'architecture somptueuse qui laissèrent Yuling sans voix. Elle repéra même, au delà des toits, une gigantesque tour auréolée d'or qui dominait toute la ville.
– Ca ? C'est le Cilarium, l'informa la jeune femme en remarquant son air extatique. Il permet d'observer le ciel et les planètes qui régissent l'univers.
Elle esquissa un sourire et, voyant que Yuling aurait pu rester plantée là toute la journée, l'entraina dans une rue parallèle. Une fois l'angle passé, la jeune femme poussa la porte d'une taverne dont l'écriteau affichait : "A l'humain farci". La jeune fille fronça les sourcils. Peut-être aurait-elle mieux fait de se méfier, après tout...
La salle principale était relativement sombre et n'accueillait que peu de clients, en ce milieu de matinée. Bien qu'occupée, la serveuse les salua rapidement avant de planter sa poitrine outrageusement dénudée sous le nez de son client, au comptoir.
La Dame invita Yuling à s'asseoir, commanda à boire puis s'installa sur la chaise, en face. Cinq minutes plus tard, on leur apporta des boissons aux couleurs douteuses auxquelles la jeune fille n'osa pas toucher, quand enfin son interlocutrice finit par se détendre :
– Enfin tranquille, soupira-t-elle. Bien, maintenant explique-moi ce qu'une jeune fille de quatorze ans fabrique toute seule dans cette grande ville ?
– Seize, corrigea Yuling.
– C'est la même chose, rétorqua Dame Calwaën, exaspérée. Tu n'as pas de parents ?
– Non.
– De la famille ?
– Non plus.
– Alors qu'es-tu venue faire à Anyor ?
Ainsi elle était à Anyor... Comment avait-elle pu atterrir si loin de son village ?
– Je suis venue pour passer les tests, dit Yuling. Je veux devenir un Héros.
La jeune fille avait sorti ça si naturellement qu'elle en fut la première étonnée. Sa franchise déconcerta la Dame, qui ouvrit de grands yeux, encore plus grands que ce qu'on aurait pu imaginer, puis afficha un large sourire. Son visage s'illumina, dévoilant sous ses airs de femme invincible les traits d'une enfant. Elle se leva de sa chaise, tendit une main à la jeune fille et la fixa dans les yeux :
– Bienvenue à Anyor. Je suis Ella Calwaën, Maître à la Dragonnerie.
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