– Le dernier œuf a éclos avant-hier, nous allons donc pouvoir effectuer les premiers tests de synchronisation. Etablir un profil nous permettra de vérifier l’évolution de votre compagnon, et nous assurer par là-même que vous ne risquiez pas de finir dans son ventre. Si tout est clair, on attaque, par groupe de quatre en commençant de ce côté-ci !

 Il fit signe à ses apprentis de se placer d’un bout à l’autre du terrain et désigna la pelouse devant eux.

 – Un aller-retour au pas de course jusqu’à mes apprentis. C’est parti !

 Quatre élèves se placèrent en position de départ, leur dragon à leur côté. Au premier signe, ils s’élancèrent dans un même souffle. La plus grosse des créatures, un dragon vert émeraude, prit immédiatement la tête et rasa le sol d’un bout à l’autre du terrain sans même se retourner. Yuling retint son souffle ; la maîtrise du garçon qui s’imposait du haut de ses douze ans était impressionnante. Ewa trépigna sur place en grommelant :

 – Il est hors de question que je me laisse faire par cette andouille !

 – Tu le connais ?

 La jeune fille acquiesça en levant les yeux au ciel.

 – Il s’appelle Calvy. On a eu l’occasion de se croiser pendant la première épreuve et depuis, il prend un malin plaisir à me montrer qu’il est le meilleur chaque fois qu’une occasion se présente.

 Et elle disait vrai. A peine eut-il terminé sa course que le garçon lui adressa un sourire victorieux, la mettant au défi de faire mieux que lui, ce qui n’était pas gagné d’avance. Les trois autres dragons qui s’étaient élancés aux côtés du vert émeraude peinaient à atteindre l’objectif. Un des bleus n’avait effectué que quelques mètres avant de se désintéresser de la chose ; les autres dragons restés aux abords du terrain étaient plus attrayant que l’effort à fournir. Le cuivre parvint tout de même à s’exécuter à contre-cœur après moults encouragement de sa maîtresse. L’appréhension gagna Yuling : est-ce qu’elle saurait faire mieux ?

 Ce fut bientôt au tour des suivants, qui ne firent guère mieux. En réalité, peu avaient commencé l’entraînement et la plupart rencontraient les mêmes soucis qu’elle et sa dragonne. Fei, perchée sur son épaule, observait ses congénères d’une drôle d’allure. Elle se démarquait tant par la taille que par le comportement. Elle ne cherchait pas à côtoyer les autres dragons, pour autant, elle se penchait en avant, toutes griffes plantées, quand une situation l’intriguait.

 Aie !

 Yuling envoya une décharge mentale à Fei lorsque ses griffes l’enserrèrent trop fort. La dragonne gronda, avant de venir se frotter à son cou en guise d’excuses.

 Puis ce fut au tour de Solrik.

 – Son dragon a de l’allure, on ne peut pas dire le contraire, commenta Ewa.

 Yuling sentit un vague de tristesse la gagner en apercevant Sky suivre son Maître pour se positionner. Quelque chose dans sa démarche, dans sa façon de se déplacer, lui rappelait le dragon violet qu’elle avait connu petite. C’était peut-être un peu de leur relation qu’elle leur enviait aussi. Sky se démarquait à bien des égards, de par sa taille, son attitude, sa morphologie ; il promettait de devenir un adversaire incroyable. A l’inverse, Fei était petite, frêle, étrange à sa manière. Et pour ne rien arranger, une menace latente planait sur elle. Dans un accord silencieux, elle avait promis à Yör de veiller sur elle, mais saurait-elle la défendre ? Après tout, Yör était morte. Réservait-on à Fei le même sort ?

 Une caresse à peine perceptible contre son esprit retint son attention ; Fei s’était lovée dans un coin de son cerveau, plus discrète qu’à l’accoutumée. La petite dragonne semblait à cet instant peu de choses, et elle se détesta de l’avoir comparée à Sky.

 Solrik n'eut pas à effectuer le moindre pas pour que son dragon s'exécute. Ils étaient méthodiques, précis, et leur lien semblait incroyable. A n'en pas douter, ils avaient bossé leur synchronisation, autant si ce n'est plus qu'elles, et Yuling se fit la promesse de redoubler d'efforts pour ne pas se laisser distancer.

 Leur tour vint rapidement. Comme les autres élèves, Ewa et Yuling se parèrent au départ. La tension grimpa d'un cran en sentant le regard de Solrik posé sur elle. Elle n'avait pas le droit à l'erreur. Pas si elle souhaitait faire ses preuves. Ou Kön en profiterait pour la charrier.

 C'était aussi l'occasion de montrer aux autres élèves qu'elle ne se laisserait pas faire, et que malgré sa petite taille, Fei n'avait rien à envier aux autres.

 Sa dragonne prit position à ses pieds, tous sens ouverts. Une multitudes d'odeurs et d'informations déferla en elle, mais la jeune fille s'était préparée. Et aussi sûrement qu'elle l'avait fait une centaine de fois au cours des deux dernières semaines, elle protégea son esprit d'un voile qui lui permettait de communiquer avec Fei sans toutefois se laisser happer par ses perceptions.

 – C'est parti !

 Avant même que le signal ne fut donné, Yuling avait projeté son esprit de l'autre côté du terrain afin de guider sa dragonne. Elle eut à peine le temps de voir Stream s'élancer, à côté d'elle, que Fei décampait aussi rapidement que sa petite taille le lui permettait. Elle traversa le terrain à toute trombe sans se laisser distraire par les bruits et les parfums de la nature que Yuling sentait frôler son esprit. Comme Dame Calwaën le lui avait appris, la jeune fille recadra son objectif juste avant que sa dragonne n'atteigne son but : ni trop tôt pour ne pas l'induire en erreur, ni trop tard, pour ne pas perdre le laps de temps lié au changement de direction. Elle lui intima de revenir, le tout assorti d'un sentiment d'urgence, et Fei fit demi-tour en rasant l'herbe.

 Elle ne se permit un regard à Solrik qu'une fois que Fei l'avait rejoint. Le garçon acquiesça en la dévisageant. Même si Stream avait devancé sa dragonne, elle avait réussi, et c'était tout ce qui comptait.

 – Mais c'est qu'elle obéit bien ! la charia Kön en passant un bras sur ses épaules.

 Yuling se dégagea de son étreinte et loucha sur son dragon rouge.

 – Ah, lui ? Il obéit aussi, mais juste quand il le souhaite.

 – Si tu veux je peux te montrer, il existe bien quelques astuces, rétorqua-t-elle, pour reprendre ses mots.

 Le sourire affiché du garçon quitta brusquement ses lèvres. Ewa la tira par le bras.

 – Dis, tu crois que j'ai fait mieux que lui ?

 Yuling comprit qu'elle parlait de Calvy et la rassura :

 – Si en terminant la première tu ne fais pas mieux que lui, qui le pourrait ?

 Son amie fit la moue, puis se baissa pour féliciter sa dragonne, laquelle pencha la tête pour réclamer ses caresses. Observer une telle sensibilité chez des créatures à sang froid avait quelque chose de surprenant. Yuling tendit la main à Fei qui grimpa le long de son bras pour venir se percher sur son épaule. Un instant, elle laissa son doigt parcourir ses oreilles. Fei gronda, avant qu'une subtile image de viande crue ne s'immisce au sein de ses pensées.

 – Si tu veux, répondit-elle. Mais pas maintenant.

 Kön, qui l'observait toujours, la questionna du regard.

 – Désolée, je ne m'adressais pas à toi.

 Son regard bifurqua sur sa dragonne, qu'il observa longuement :

 – Tu parles à ton dragon ?

 – Et pourquoi pas ? soupira la jeune fille. Après tout, elle comprend bien mieux que certaine personnes ici.

 Sa réflexion sembla laisser perplexe le garçon qui se perdit dans ses pensées pendant que Solrik se joignait à eux.

 – Belle démonstration, reconnut Ewa. Si je n'avais pas ton dragon devant les yeux pour me persuader qu'il s'agit bel et bien d'un dragonneau, je me serais posé la question.

 – Merci, on pourrait en dire de même de ta dragonne.

 Ewa se redressa, pas peu fière du compliment. Bien sûr qu'elle était la meilleure, et elle n'était prête pour rien au monde à concéder cette place qu'elle avait amplement mérité. Fei tendit le museau pour sentir le jeune homme mais se rebiffa en entendant gronder Sky. Le dragon de Solrik n'était pas du genre à la laisser s'approcher de son maître, aussi inoffensive puisse-t-elle paraitre. Un simple claquement de doigt du garçon suffit à le remettre à sa place.

 – J'ai entendu dire que le Dragonium s'intéressait à ta dragonne. Tu sais si c'est vrai ? demanda-t-il.

 Yuling sentit sa mâchoire se crisper. C'était la seconde fois de la journée qu'on évoquait ce sujet en sa présence. Elle ne pouvait s'empêcher de penser que l'éclosion d'un dragon blanc était bien moins anodin qu'on le lui avait laissé penser jusqu'à présent.

 – Il semblerait...

 – Ils ont demandé à la voir ?

 – Pas encore, mais je ne suis pas certaine de vouloir leur accorder ce plaisir.

 Une certaine détresse devait se lire dans son regard car après une fraction de seconde où il lui sembla qu'il comprenait son appréhension, il changea de sujet :

 – Et tu as une idée pour ses écailles ? ajouta-t-il en laissant trainer sa curiosité sur les poils qui recouvraient son corps.

 – Pas encore. Rien dans les livres, rien à la Dragonnerie. Rien non plus quand il s'agit de comprendre pourquoi elle est aussi petite.

 Depuis l'éclosion de Fei, Yuling avait passé ses soirées à farfouiller dans les ouvrages de la bibliothèque. Elle s'était renseignée auprès de Dame Calwaën mais la jeune femme était bien en mal de lui fournir les informations qu'elle cherchait. C'était la première fois qu'elle assistait à une telle naissance. Plus curieux encore, on avait jamais répertorié jusqu'à présent l'existence d'un dragon blanc.

 Pourtant, Yör était belle et bien réelle, pensa Yuling.

 Elle se garda bien de le mentionner au garçon. Après tout, certains secrets n'avaient pas vocation à être su de tous. Et ce secret-là, c'était le sien. Il lui appartenait.