61 - Dame Kina (2/2) (à réécrire)
La porte s’ouvrit dans un fracas, sur la silhouette blonde et svelte d'une femme en tenue de cuir, suivie de Maître Torrish et d'un garçon à peine plus âgé qu'eux, en combinaison rouge cette fois-ci.
– Du Dragonium... A ce titre, comme il convient de frapper avant de s'inviter au cours d'un de mes confrères, je tiens à préciser que ce type de comportement est totalement prohibé, précisa-t-il à l'attention de ses élèves. Oui ?
La jeune femme s'était plantée à deux pas de lui :
– Maître Onin, vous êtes libéré de vos fonctions.
Le Maître fronça les sourcils avant de se tourner vers Torrish :
– En quelle occasion ?
– Nous savons tous les deux combien ce cours vous passionne, rétorqua-t-elle, nullement affectée.
– Et nous savons tous les deux que mon intérêt pour ce cours ne vous regarde pas. Cette décision n'est pas de votre ressors mais de celui de la Dragonnerie.
– Le Dragonium va reprendre la direction de la Dragonnerie pendant quelques temps, l'informa Maître Torrish en lui indiquant d’un geste de ne pas insister.
Il fallut à Maître Onin tout le self-contrôle du monde pour contenir le dégoût qui l’animait. Yuling crut même qu’il allait partir en claquant la porte, tant son humeur était affectée, mais au lieu de ça, il fit digne figure, récupéra les feuillets sur le bureau et sortit sans un regard pour celle qui venait de le déloger. Maître Torrish discuta quelques secondes encore avec elle avant de quitter la salle, leur rappelant que le cours n’était pas terminé.
Les bavardages cessèrent immédiatement. La jeune felle se dirigea vers le bureau et y posa les deux mains à plat.
– Premier cours d’éthique… Je suis Dame Kina et je travaille pour le Dragonium.
Le Héros qui l’accompagnait était resté en retrait, dans un coin de l’amphi. Elle haussa un sourcil en parcourant les rangs du regard. Yuling se tassa sur son banc.
A côté d’elle, Ewa se fit toute petite. Même les garçons dans son dos ne semblaient pas à l’aise. Elle les entendit s’agiter, Solrik retint son dragon.
– Ne bouge pas, murmura-t-il d’une voix à peine audible.
Pas un élève n’osait respirer. Sans qu’ils s’expliquent pourquoi, il se dégageait du Héros une autorité à laquelle pas un d’entre eux ne souhaitait être confronté.
Comme énoncé par mon confrère, les préceptes qui régissent les codes de bonne conduite d’un Héros sont les mêmes pour tous. A bannir : la violence et la boisson. Bien entendu, il est aussi interdit de tuer vos camarades. Dans les deux premiers cas, vous vous feriez dévorer par votre protégé, et dans le troisième… Vous auriez à faire à nous, ce qui d’un certain point de vu, serait pire que de servir de festin à l’amour de votre vie.
Un sourire carnassier fendit son visage. Le silence planait dans la classe. Personne ne s’autorisait le moindre murmure. Un courant d’air malvenu finit par leur arracher un frisson, soulevant sur son passage les parchemins accrochés murs. La dame grimaça :
– L’isolation de cette salle tient décidément de Calestra… fit-elle remarquer. En parlant de Calestra… Les préceptes de bonne conduite sont évidemment inscrits au livre des dragonniers, parchemin rédigé par Albin le Bon et maintenu sous clé au Fort.
Sachez par ailleurs que Calestra est le point central de rencontre de tout Héros en devenir. Et comme nous sommes ici pour parler votre magnifique futur, nous devrions commencer par aborder le sujet de votre tenue. Non, pas de vos habits, précisa-t-elle froidement. De votre manière d’être. Rine Sune ne serait jamais devenue le Héros qu’elle est aujourd’hui si à chaque fois qu’elle avait rencontré le danger, elle avait fait demi-tour.
Yuling baissa la tête vers son bureau. Elle n’aimait pas le ton suffisant avec lequel la jeune femme s’adressait à eux, mais elle devait reconnaitre que ses paroles faisaient sens. Le courage, c’était peut-être ce qui lui manquait pour retrouver son frère. Pour protéger Fei. Elle avait fui quand Yör avait été en danger. Qu’est-ce qui lui prouvait qu’une fois confrontée à la peur, elle ne réagirait pas à nouveau de la même manière ?
Une douce litanie résonna dans son cœur. Fei tentait de la rassurer, à sa manière.
En contrebas dans l’amphi, un garçon tentait de ramasser ses affaires qui venaient de rouler sur le sol. Dame Kina se dirigea dans sa direction. Arrivée à sa hauteur, elle redressa d’un coup sec le dossier de sa chaise. Le garçon s’affala sur le sol en poussant un cri sous les rires discrets de ses camarades.
– Vous vous croyez déjà Héros ? Vous n’êtes rien. À l’instant même où vous avez foulé les dalles de cette Dragonnerie, vous avez cessé d’exister, exhorta-t-elle. Oubliez vos parents, votre famille, votre foyer : personne ne vous autorisera à y remettre les pieds. Vous ne devrez votre salut qu’à votre dragon, et à lui seul !
Malgré son départ inopportun de la maison, l’idée de ne jamais y remettre les pieds éveilla en elle un sentiment inexplicable. Un mélange de soulagement teinté de tristesse. En tournant la page, c’était Mees qu’elle mettait de côté. Mees et leurs promenades en montagne. Mees et ses histoires le soir avant de se coucher. La façon qu’il avait de se soucier d’elle, de lui apporter son repas quand elle aurait dévoré un gigot entier. Et laisser au passé le souvenir de son dragonneau.
Une douce litanie s’éleva en elle. Fei ronronnait, encline au chagrin. Elle énonçait mieux qu’elle la peine qui l’accablait. D’une pensée, elle se lova autour de l’esprit de sa maitresse pour l’apaiser. La jeune fille soupira.
Au moins Fei dormait tranquillement, ce qui était un soulagement car d’autres dragons commençaient à s’impatienter et Yuling n’aurait pas supporté d’attirer l’attention de la Dame. En relevant la tête, son regard croisa celui de la jeune femme. Elle frissonna.
– Vous voulez éviter le conflit ? lâcha-t-elle en coinçant volontairement un élève derrière son bureau. C’est fort dommage, car les frontières, au sud, sont le lot de batailles de plus en plus coûteuses. Et qu’est-ce que des Héros aussi peu expérimentés que vous peuvent y faire ?
Elle se pencha sur la table du premier rang, arrachant un cri au garçon assis au bout de la rangée.
– Le… Le royaume n’a jamais laissé entendre que la situation était si grave, balbutia-t-il.
– Vous voyez tout ça ? enchaina-t-elle en désignant l’ensemble de la salle. Tout ça nous appartient. Le monde nous appartient. Mais que restera-t-il lorsque nous aurons été envahis ? C’est parce qu’il existe des apprentis comme vous, qui pensent que les problèmes se règlent seuls, que la situation se détériore jour après jour. À votre avis, qui protège nos frontières ? Qui gère les relations entre les royaumes et garantit notre sécurité à tous ? Pensez-vous qu’il existe en ce bas monde une paix prospère sans sacrifice ?
Yuling commençait à voir où elle voulait en venir, et cette simple pensée lui fit froid dans le dos. Tous autant qu’ils étaient, ils s’étaient bercés d’illusion à l’idée d’avoir un dragon, en en éclipsant le reste. Leur séjour à la Dragonnerie avait un prix : celui du sacrifice. Une fois l’apprentissage terminé, ils seraient les premiers propulsés au sein du conflit. Et l’entrainement, l’urgence qu’avait ressenti Dame Calwaën à les former, n’était qu’un rempart au futur bien plus sombre qui se profilait.
Un dragonneau, probablement celui de l’apprenti sur qui la Dame venait de passer ses nerfs, se mit grogner. D’une moue moqueuse, elle le repoussa du pied. Mais loin de se laisser faire, la créature montra les crocs, prête à lui mordre la cheville. Le visage de la femme se durcit. En une fraction de seconde, une lueur de colère brilla dans le fond de son regard. Elle se baissa, l’attrapa par la peau du cou et le tendit à bout de bras devant la classe :
– Savez-vous ce qu’il adviendrait d’un dragonneau mal élevé sur un champ de bataille ?
Sans prévenir, elle enfonça son index sous ses côtes. La créature se débattit en gémissant. Son Maître se tint le ventre sous l’effet de la douleur. Un mouvement de protestation s’éleva dans l’amphithéâtre, balayé d’un regard par Dame Kina.
– Voilà à quoi mène l’imprudence.
En guise de démonstration, elle tenta d’arracher une écaille au dragonneau. Yuling retint son souffle. Le garçon devint blême sous les couinements stridents de son dragon.
– Arrêtez… gémit-il.
La douleur le rendait fou. Il se prit la tête entre les mains, tandis que le dragonneau, de plus en plus incontrôlable, donnait des coups de griffes dans le vide. Ses mâchoires claquèrent, son corps se contorsionna ; quand la Dame le relâcha, il se rua vers son Maître et dans un ultime instant de folie, le mordit à la jambe.
– Votre ennemi ne se montrera pas aussi conciliant, conclut-elle. Un seul faux pas, et la mort vous accueillera à bras ouverts. Souvenez-vous donc qu’en tant que Héros, vous vous devez de respecter les préceptes inscrits au livre des dragonniers. Pas de violence, et surtout, ne négligez pas l’entraînement. D’autres questions ?
Un léger frémissement traversa les rangs. Ils étaient prévenus : ils n’auraient pas de seconde chance.
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