69 - Les examens

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 Elles ne s'attardèrent pas ce jour-là. Dame Calwaën revint à l'échoppe le visage fermé. Yuling comprit qu'il avait dû se passer quelque chose. Est-ce que ça avait un lien avec les fumées roses dans le ciel ? Difficile de savoir. La jeune femme n'en fit pas mention. Elle récupéra deux combinaisons de cuir noir à leur taille qu'elle paya de manière distraite, puis elles quittèrent boutique.

 La chaleur de l'été submergeait totalement la chambre. Depuis quelques semaines maintenant, les filles dormaient la fenêtre ouverte pour laisser passer un filet d'air qui n'existait pas tant il faisait chaud. Certains jours, Yuling regrettait ses montagnes et leur fraicheur environnante. Elle se réveillait en nage et dormait mal. L'entrainement était épuisant.

 Lovée dans ses draps moites, elle sentit poindre une pensée persistante qui bourdonna à son esprit. Fei n'arrivait pas à se poser. Elle tournait en rond, quelque part dans la chambre, à l'affut du moindre mouvement. quand elle avait signé pour devenir Héros, on avait oublié de lui parler des dragons hyperactifs. La sienne ne tenait pas en place. C'était même pire la nuit, la pénombre rendant le moindre bruit beaucoup plus stimulant.

Laisse-moi dormir, maugréa-t-elle intérieurement.

 Le bourdonnement cessa quelques secondes et elle sentit ses muscles se détendre, avant de se crisper à nouveau lorsqu'un bond la réveilla en sursaut. La mâchoire de Fei claqua à quelques centimètres de son oreille.

 – Fei, bon sang ! grogna-t-elle entre ses dents.

 De rapides images se succédèrent dans sa tête, accompagnées d'une irréspressible envie de sauter dans tous les sens : sa dragonne venait de voir passer un moustique et cela l'irritait. Le son strident du vol de l'insecte envahit son cerveau. Elle tenta de l'ignorer, mais l'obsession de Fei prit rapidement le dessus, et bientôt, tout ça devint insupportable. Le moustique lui passa devant le nez, Fei loucha ; sa vision améliorée lui transmettait une image précise de ce à quoi ressemblait une telle bestiole. Yuling découvrit avec horreur deux antennes un peu trop longues à son goût qui s’agitaient follement, surmontées d’énormes yeux sans âmes. En guise de bouche, une gigantesque trompe menaçait de s’enfoncer dans sa peau, prête à lui sucer le sang.

 La jeune fille eut un haut le cœur et se laissa retomber sur le lit en fixant le plafond, le regard vide.

Vive les matinées d'apprentie...

 Elle voulait dormir. Juste dormir...

 Depuis quelques temps, Fei allait bien mieux. Après avoir perdu tous ses poils, son corps se parait de minuscules écailles blanches, et elle semblait avoir bien plus grandi depuis l'attaque. Sa silhouette avait beau être plus fine et plus petite que les autres dragonneaux, elle n'en gardait pas moins un tempérament vif.

 Yuling concentra sa pensée sur le lit et Fei la rejoignit immédiatement, se faufilant sous la fine couverture pour venir se coucher sur son ventre. Sa queue frétillait d'excitation. Ses grands yeux jaunes fendus l'observaient, intrigués. Dans ces moment-là, elle avait l'impression que sa dragonne comprenait tout. Elle était bien plus intelligente qu'elle ne l'avait imaginé. C'était le langage qui leur faisait défaut. Mais le lien leur permettait de développer petit à petit leur propre mode de communication, à force d'habitudes. Ainsi, il suffisait à Fei de penser à son repas pour que des odeurs de sang envahissent son esprit. C'était simple, mais perturbant.

 En soi, ce n'était pas très compliqué. Parler par la pensée était beaucoup plus précis que de devoir expliquer les choses avec des mots. Ca devenait difficile quand il fallait anticiper ou évoquer un souvenir, sans que le message ne se mélange à l'idée qu'on voulait exprimer. C'était précisément ce point que les faisait travailler Dame Calwaën.

 Yuling passa un doigt sur la crête naissante de sa dragonne, un petit sourire aux lèvres. Elle aimait l'idée que Fei ressemble de plus en plus à un vrai dragon. Des écailles plus larges poussaient autour de ses oreilles, et deux petites cornes pointaient sous la peau.

 – Tu verras, bientôt tu seras encore plus terrifiante que Sky.

 – Alors, est-ce que vous savez sur quoi vont porter les épreuves ?

 Les deux filles se retournèrent en entendant la voix de Kön. La veille, le panneau d'affichage avait annoncé la date approximative des examens à venir qui devaient se dérouler juste avant la fête de la mi-automne, pour la cérémonie de la demi-lune. Depuis, une certaine effervescence régnait entre les murs, chez les nouveaux apprentis comme les plus anciens. Le tableau d'honneur faisait partie de toutes les conversations : il permettaient aux élèves y étant représentés de pouvoir bénéficier du tutorat d'un autre Maître et mieux encore, ces derniers se voyaient offrir une tenue complète aux couleurs de la Dragonnerie ainsi qu'un harnachement de vol pour leur monture.

Encore faudrait-il que Fei vole un jour, soupira la jeune fille en jetant un oeil à sa dragonne.

 L'immensité du ciel qu'elle avait observé de la nacelle s'ancra dans son esprit. Oui, Fei volerait bien un jour, même si ce n'était pas pour tout de suite. De toute façon, elle était loin derrière l'élite. Il suffisait d'observer Aliénor survoler la Dragonnerie, ou encore Solrik ou Kön sur un terrain d'entrainement pour s'apercevoir qu'elle n'avait aucune chance. Leur dragon faisait le double, voir le triple de la taille de la sienne. Même Yün s'en sortait bien mieux qu'elle. Elle fit la grimace et posa la tête sur sa table.

 – Je mène l'enquête, rétorqua Ewa avec sérieux. Hors de question que je laisse Aliénor s'emparer de toute la gloire.

 Elle releva la tête vers Solrik qui s'installa à côté de Kön.

 – Et hors de question que je le laisse lui me devancer, ajouta-t-elle en pointant un doigt sur Solrik.

 Ewa était suffisamment bonne stratège pour parvenir à s'inscrire dans leur lignée. Sa dragonne était précise et se repérait beaucoup mieux que d'autres dragons. Elle parvenait ainsi à compenser son manque d'endurance et de vitesse.

 Le garçon esquissa un sourire un coin.

 – Je vois mal comment Stream pourrait battre Sky.

 – Et pourtant, c'est déjà arrivé qu'un doré se démarque d'un noir, rétorqua Ewa en faisant référence à l'entraînement loupé de la semaine passée.

 Solrik se pencha vers elle, amusé.

 – Sauf qu'il n'en est jamais fait mention nul part dans les livres. Je te rappelle que les seuls dragons dont on retient le nom sont soit noirs, soit rouges.

 Ce qui était vrai. L'histoire ne faisait nulle mention de dragons bleus, verts ou cuivrés. Pas plus de dragons dorés. Peut-être parce qu'ils n'étaient morphologiquement pas adaptés au combat et que l'histoire ne se souvenait que des conflits et des guerres ? Et qu'en était-il du dragon blanc ? Pourquoi l'histoire n'en parlait-elle pas quand son existence même semblait causer tant de souci ?

 Peu importe, au moins la cérémonie leur permettrait de souffler. Yuling avait hâte de goûter au také, une boisson issue des moissons de l'été qu'on célébrait à l'occasion. Un mélange de blé et de fruits rouges qui montait à la tête. Une coutume propre à la ville d'Anyör mais qui faisait parler d'elle jusqu'aux frontières. La demi-lune d'automne, c'était surtout la fête des amoureux, celle de l'envol nuptial des dragons pour la ponte du printemps ; un instant unique que tous les apprentis attendaient avec impatience à la Dragonnerie.

 Maître Conyor fit irruption dans la salle, la mine grise, les joues flasques à demi-cachées par une épaisse moustache. Dame Kina passa à son tour la porte, s'invitant au cours comme chaque fois que ça lui était possible depuis qu'elle avait mis les pieds à la Dragonnerie. Le silence fut instantané.

 – Regarde comment elle est habillée aujourd'hui, murmura Kön à son voisin.

 Solrik releva un sourcil.

 Dame Kina arborait une combinaison des plus inhabituelles : noire, relevée d'un col qui remontait jusqu'à ses oreilles et qui trahissait au premier coup d'œil son statut. Personne ne remettrait en question son autorité aujourd'hui.

 Après une seconde de réflexion, Maître Conyor se figea : il scruta les apprentis, ouvrit sa sacoche et grogna.

 – Croyez-moi, je ne suis guère plus enchanté que vous de me retrouver ici.

 Il jeta un rapide coup d'œil à la Dame et se passa la main dans les cheveux.

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