– Voyons... Puisque je dois l'aborder, et qu'on m'a vivement poussé à le faire...

 Dame Kina fustigea le Maitre du regard. Ce dernier se racla la gorge en faisant mine de ne pas l'avoir remarquée.

 – Puisque de toute façon, nous devons évoquer cette partie de l'histoire, autant le faire aujourd'hui. De mémoire, la fois dernière nous avons évoqué les temps où la magie fut créée car il est de votre devoir de connaître les fondamentaux qui régissent notre monde. Aujourd'hui, notre étude portera donc sur premiers dragonniers. Et le premier dragonnier, celui mentionné dans tous les livres d'histoire, qui fut aussi le pionnier du lien tel que nous le connaissons aujourd'hui, s'appelle Albin. Albin le Bon. Vous en avez déjà très probablement entendu parler. C'est lui qui a construit les murs qui vous accueillent aujourd'hui. Ne vous est-il jamais arrivé de vous demander comment un bâtiment aussi ancien que celui dans lequel vous vous trouvez parvient-il encore à tenir debout ?

 – Parce que la pierre ne disparait pas en mille ans ?

 La voix de l'élève avait fusé, décrochant rires et murmures. Depuis quelques temps, Yùn aimait avoir son public. Dame Kina sembla passablement agacée tandis que le Maître rappela au calme d'un geste de la main.

 – Ses murs sont imprégnés de magie, et je vous remercierais de lever le doigt à l'avenir, surtout si c'est pour déblatérer de telles bêtises. A l'époque, la magie était si présente que des ouvrages ancestraux relatent les faits de plantes et d'être vivants qui n'existent que dans les légendes. Les livres ne sont pas très clairs à ce sujet. On ne comprend pas bien si ces êtres surnaturels sont le fruit de la magie, ou si la magie découle de leur présence. Le fait est que le monde était bien plus dangereux qu'à présent. Imaginez-vous croiser dans les bois des créatures tout droit sorties de vos cauchemars. Les dragons apparurent de la nécessité pour les humains d'assurer leur propre sécurité. Comme vous le savez, peu possèdent la capacité de sentir et de contrôler la magie. L'humain en lui-même n'est, depuis tous les temps, qu'une piètre créature. Mais certains d'entre eux furent dotés d'un don : celui de pouvoir passer un pacte avec la magie. Le lien. Le premier fut Albin. Albin qui œuvra pour les dragonniers et le monde qu'il laissa derrière lui. Albin qui, dans son incroyable générosité, tissa un lien étroit avec la créature la plus pure qu'il lui fut donné de croiser : Asie. Asie n'était pas humain, même s'il en adoptait parfois l'apparence. Certains jours, il arpentait le monde sur deux pieds. D'autres, il était pourvu de griffes et de crocs, et d'un battement d'ailes, les transportait dans des contrées lointaines ; on dit d'Albin qu'il tomba amoureux de la magie, et de la magie qu'elle le toucha au plus profond de son être. Qu'ils s'aimaient tant qu'à sa mort, il se fondit en elle et qu'elle l'accueillit d'un baiser éternel. De cette puissante union fut laissé en héritage le lien, et les créatures qui jusque là ravageaient les terres finirent par en protéger les frontières. Mais leur mort laissa bien plus encore. Quand Asie découvrit qu'il était sur le point de perdre son aimé, il fut si triste qu'il offrit au monde un trésor inestimable. Une pluie. Une pluie éternelle qui lorsqu'elle se déversa sur les terres, protégea les gens de toutes guerres.

 Au fil du temps, la Pluie de l'Amour – parce que c'est comme ça qu'on l'appelle – s'est inscrite dans les traditions et tous les cinquante ans, une cérémonie est tenue en son nom.

 – Est-ce que c'est une histoire vraie ? demanda une apprentie du troisième rang. Parce qu'à vous entendre, on dirait un conte qu'on raconterait à des enfants le soir avant de s'endormir.

 – Eh bien... La Cérémonie de la Pluie existe belle et bien, c'est un fait, puisqu'elle aurait dû avoir lieu cette année et que ce ne fut pas le cas. Après, est-ce que cette histoire romancée a réellement existé ? Je crois que...

 – Il s'agit en effet d'une version romancée, le coupa Dame Kina qui semblait en profond désaccord avec son confrère. Et une explication plus "éthérée" aurait été des plus appréciables.

 – Je dispense des cours d'histoire...

 – Et le Dragonium s'assure de la transmission la plus exacte de cette dernière.

 – Ca veut dire qu'on nous raconte n'importe quoi ? lança Yùn sur un ton des plus désinvolte.

 Cette fois, personne ne rit. L'élève se rendit compte trop tard de l'affront qu'il venait de commettre, quand le regard de la femme se teinta de noir et que sa mâchoire se crispa, ne laissant présager rien de bon.

 – Il tient vraiment à sa vie ? chuchota discrètement Ewa.

 Yuling le savait téméraire, surtout depuis la première épreuve qui lui avait laissé des sueurs froides, mais elle était loin de l'imaginer aussi stupide. Au fond d'elle, la curiosité de sa dragonne s'éveilla et elle sentit son esprit la chatouiller. Fei essayait de la rassurer.

 – Monsieur ?

 – Y-Yùn, la renseigna le garçon.

 – Vous viendrez me trouver après le cours.

 Ledit garçon se terra sur sa chaise, décontenancé de se voir attribuer un tel traitement de faveur.

 – J'en connais un qui va passer une sale journée, commenta Kön.

 – Il est inadmissible de tolérer un tel agissement ! Un futur Héros se doit de maitriser le flot qui sort de sa bouche et n'est nullement en position de remettre en question les choix de l'Institution ! J'attends de vous... 

 Même si elle trouvait l'intervention du garçon osée, Yuling devait reconnaître qu'elle l'avait interpellée. Elle en connaissait bien peu sur le Dragonium, et cette divergence au sein même de l'institution posait question. Quelle importance pouvait avoir cette histoire pour que le Dragonium s'assure à tout prix que les apprentis la connaissent ? Et que soulevait une telle différence d'opinion ?

 Trois coups frappés à la porte sauvèrent Yùn qui, terré sur sa chaise, faisait presque pitié à voir. Dame Kina le fixait d'un regard empli de mépris pour tout ce qu'il représentait.

 – Entrez ! vociféra-t-elle.

 La porte s'ouvrit sur la silhouette d'un de ses disciples qui vint lui glisser trois mots. La femme fixa une dernière fois l'auditoire, l'affublant d'un regard qui en disait long, avant de s'éclipser dans un salut glacial.

 Quand l'on n'entendit plus le son de ses talons résonner sur le sol de pierre, Maître Sonyor s'accorda enfin le droit de reprendre la parole :

 – Comme vous avez pu le constater, il se peut que nous ayant des avis divergents sur la question.

 – Vous avez dit plus tôt que la Cérémonie n'avait pas eu lieu cette année. Pourquoi ?

 Yuling se pencha vers Solrik qui venait de poser la question puis se tourna vers le professeur qui semblait gêné.

 – Je vois que certains d'entre vous sont perspicaces. Je dois vous avouer que je n'ai pas la réponse à cette question. En temps normal, la Cérémonie est censée assurer la paix au sein des Royaumes et beaucoup voient là le présage des temps sombres à venir...

 – Peut-être que la magie d'Asie ne fait plus effet ? souleva la fille du troisième rang.

 Maitre Sonyor acquiesça.

 – Ce qui viendrait remettre en cause jusqu'au fonctionnement de notre monde. Cela soulèverait des questions bien plus graves encore, sur l'équilibre même de la magie, et les conséquences qui s'ensuivront si jamais ce dernier est rompu...

 Son regard se perdit dans le vide une fraction de seconde à peine, mais ce fut suffisant à ce que Yuling prenne conscience de l'inquiétude qu'elle y lut. La situation était loin d'être normale, et si on ajoutait ce troublant événement à tous ce qui avaient eu lieu dernièrement, il devait forcément se passer quelque chose.

 Est-ce que tout cela avait un lien avec le dragon blanc ? La coïncidence ne pouvait pas en être une. Elle en était persuadée.