Chapitre 6 - La normalité
Nous roulons depuis plus d’une heure maintenant, j’enlève la couverture, m’assois confortablement pour regarder le paysage dans ses habits d’hiver.
L’autoroute est pratiquement vide, j’ignore où nous sommes, où nous allons, je me contente d’apprécier ce que je vois. Des arbres, des plaines où tentent de paître vaches, moutons ou encore chevaux, des collines, quelques vignes à flanc de côteaux, tout cela est magnifique. J’avais oublié la beauté des jours, leur clarté changeante selon le ciel. Le soleil, les nuages si différents les uns des autres, dessinant des figures parfois allégoriques … Moi qui ne connaissais que la nuit ces dernières années, je redécouvre émerveillée ce que la plupart des gens ne contemplent plus.
Parfois je croise le regard d’Alain dans le rétroviseur, je lui souris sans rien dire.
J’ai décidé de lui faire confiance, enfin un petit peu seulement.
Je lui laisse donc le choix du lieu et du moment pour discuter sérieusement.
Pour l’instant je suis bien, sensation étrange dont je m’imprègne pour la graver dans ma mémoire, souvenir qui agira comme un baume dans les mauvais jours, du moins je l’espère.
Car il y aura encore des mauvais jours, je le sais.
Il y a toujours eu des mauvais jours d’ailleurs !
Lors de haltes bienvenues, je m’étire doucement, respire à pleins poumons, fais des mouvements afin de soulager mes muscles endoloris, prends des antalgiques et profite du voyage !
Il fait nuit quand nous arrivons à destination. Un hôtel illuminé, des décorations flamboyantes, serait-ce Noël ? !
- “Ne me regarde pas comme ça, il est temps que tu reprennes figure humaine, que tu te montres telle que tu es. J’ai tout prévu, c’est comme chez moi ici, c’est mon jardin secret, personne de notre entourage ne le connaît, tu es en sécurité”.
Furieuse de me retrouver en pleine lumière au vu de tous, je pénètre avec lui dans le hall. Pas de client, ce qui me rassure un peu. Les employés lui donnent du “bonsoir Monsieur” avec déférence, il sourit, répond aimablement à chacun, prend le temps de demander des nouvelles des parents, des enfants, des animaux, bref il s’enquiert de leur vie pendant que j’attends ne sachant pas trop où me mettre.
Enfin il revient, me prend par la main et m’entraine vers un ascenseur privé (c’est marqué dessus), appose son pouce sur le lecteur digital et nous voici dans la cabine. Pour avoir fait quelques ménages dans ce genre d’établissement, je sais ce que cela signifie, nous allons dans une suite. C’est comme chez moi m’a t-il dit, cela m’en a tout l’air effectivement.
La porte s’ouvre sur un long couloir, au milieu deux portes, une pour chaque chambre.
Il s’efface pour me laisser entrer dans celle qui m’est réservée.
Je suis époustouflée, ce n’est pas une chambre, cela ressemble à un très grand appartement mais sans cuisine. Ma présence me paraît des plus incongrues dans un tel luxe, malgré tout je réfrène mon envie de prendre mes jambes à mon cou dès que je vois la salle de bains !
La douche d’hier n’ayant pu ôter l’odeur de mes habits, je sens mauvais, vraiment très mauvais, je cumule plusieurs relents nauséabonds dépassant de loin les fragrances de la petite fille qui se néglige, à tel point que j’évite de me sentir, c’est dire !
Raclement de gorge :
- “si je peux me permettre, un bon bain chaud te ferait le plus grand bien. Nous avons des chambres communicantes, je précise que ton côté est fermé tu l’ouvriras si tu le souhaites, je toquerai d’ici une heure pour le repas. On nous le servira ici dans ton salon, comme ça nous serons tranquilles sans qu’une oreille indiscrète ne surprenne notre conversation.”
Il se dirige vers la porte d’entrée et se retourne
- “ah, j’oubliais, euh, tu trouveras sur ton lit un ensemble que je pense être à ta taille, cela me ferait un immense plaisir que tu le mettes”
et le voici qui s’enfuit, rougissant, avant que j’aie seulement le temps de comprendre ce qu’il vient de dire.
Dans mon bain chaud j’ai le cerveau qui bouillonne, à croire que les pensées se battent entre elles afin d’obtenir toute mon attention.
Je ne veux pas penser, pas encore.
Tant de choses se sont passées depuis vingt-quatre heures que j’ai l’impression que ma tête va exploser.
Faire des bulles avec les sels de bain, se laisser glisser au fond de la baignoire, remonter et fermer les yeux dans une sorte de bien-être béat, voilà mon seul programme pour l’heure qui vient…
L'eau tiédie me tire de ma torpeur, en sortant je m’emmitoufle dans un peignoir douillet, chausse les mules confortables et songe un instant à m’allonger paresseusement sur le lit dont je pressens la douceur voluptueuse.
Ce sera pour plus tard car plusieurs paquets de marques m’y attendent.
Je les ouvre un par un, surprise par ma propre excitation grandissante à la vue de ce qu’ils contiennent.
Une robe longue fluide, avec un discret décolleté en dentelle, d’un violet léger identique à mon améthyste reçue en cadeau pour mes dix ans et que je retrouve dans un écrin au charme désuet. Une paire de collants neutre, des escarpins gris perle et, pour finir, un trench blanc écru avec écharpe et pochette assorties.
Le tout à ma taille ! Encore une énigme à résoudre…
Whaou !
Je lui sais gré d’avoir omis les sous-vêtements ! Il l'ignore sans doute mais j’ai toujours un change propre dans mon sac à dos : c’est le b-a-ba de la vadrouille permanente !
Effectivement, tout me va si ce n’est la fermeture éclair de la robe bien trop difficile à remonter malgré mes efforts dignes d’une gymnaste.
On toque à la porte, pile à l’heure.
En m’apercevant, Alain semble ravi de mon apparence et se propose de m’aider à fermer cette fichue-jolie robe !
Nous sommes face au miroir en pied et je sens ses doigts s’arrêter sur l’une de mes cicatrices
- “Oh, étais-tu si malheureuse pour t’infliger cela ? C’est ce qui se disait à voix basse dans la maison”
- “pas moi, impossible à cet endroit” ma voix enrouée annonce des larmes que je tiens à refouler.
Je le vois blêmir, il remonte la fermeture éclair, les mâchoires contractées, le regard sombre.
Il s’écarte brusquement comme s’il s’était brûlé et s’affale dans un des fauteuils près du lit.
Un coup discret : le room service nous apporte un chariot-repas dont l’appétissant fumet qui s’en échappe me laisse de marbre. J’étais pourtant affamée tout à l’heure !
Partie la magie aussi fugace qu’un arc-en-ciel, bon retour dans la réalité où tant de questions de part et d’autre attendent des réponses…
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