Chapitre 39 : Larmes et Sourires entrelacés

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Aëgir, en tenu d’adam, laissait ses doigts glisser sur les pages d’un parchemin, accaparé par un cérémonial d’exorcisme, d’un exotisme truculent. En murmurant certaines des incantations, le papier frémit sous sa caresse. Sans que son lecteur le soupçonne, le grimoire cédait à une forme de révérence ou bien d’effroi. Témoin de pratiques passées, ayant tourné à la catastrophe, les parois de la bibliothèque se contractèrent dès qu’il l’eut touché.

Dans un coin du manuscrit, une tache d’encre noire était plus dense et plus menaçante. À son contact, elle se dissipa, absorbée ou apaisée par sa présence. Le mal inhérent au texte reconnaissait une force ancienne, pernicieuse en lui, qui contrairement a tous ceux l’ayant consulté jusqu’alors, l’immunisait contre la mort.

À l’arrière-plan, l’Hacienda continuait de vivre : le rire des serviteurs invisibles ou le chuintement d’une cocotte dans la cuisine ajoutaient une note de normalité qui contrastait avec la gravité de l’instant. Le quotidien exécutait ses propres rituels, tout aussi impérieux, mais beaucoup moins létaux.

Soudain, un carillon cristallin fendit l’accalmie. Les bruits de la maison s’estompèrent engloutis par une brèche inobservable. Aëgir leva les yeux de mauvaise grâce et tendit l’oreille – les poils de ses bras s’hérissèrent. Dans ce son, une nuance quasi imperceptible d’urgence transperçait la banalité du moment et le fit sombrer dans un abîme de perplexité :

— Qui peut bien débarquer  ?

Le Mage referma le grimoire avec une délicatesse protocolaire. Sa Régalia en lévitation frémit en réponse à son exaspération. De par son ordre mental, le sceptre opéra, tissant un filet d’eau éthéré qui couvrit sa nudité d’une soutane de lin azur.

Le tintement du carillon persistait, le guidant à travers la demeure tel le chant d’une sirène. Quand il atteignit enfin la porte et l’ouvrit, il fut accueilli par le vide. Ni présence ni animal en détresse, seulement l’air lourd d’une attente indéfinissable. Juste à ce moment, le miroir accroché près de l’entrée s’embrasa. Le reflet accroché au dessous d’un console de chêne se tordit et se brouilla, cédant la place à une projection inquiétante. Le Monoholite du Temple apparut, et bientôt sept de ses glyphes s’illuminèrent.

Avec une anticipation électrisante, le Mage tendit la main et son bâton s’exila de la bibliothèque pour se loger dans sa paume. Sans hésiter, il se dirigea vers la fenêtre donnant au sud, monta sur son sceptre avec aisance et s’envola. Le vent siffla autour de lui, faisant virevolter les mèches de ses cheveux tandis qu’il accélérait vers sa destination.

Droit devant la cascade émergea, son rugissement se mêlant à une symphonie de sons inconnus de l’oreille humaine. À mesure qu’il s’en rapprochait, les vibrations de sa Régalia s’intensifiaient, pointant l’index sur la chute, il psalmodia :

« Azuraëth Morvoren Khalis ! »

Au moment où il franchit le voile d’eau, une silhouette éthérée se matérialisa. C’était sa sœur, vacillant comme une flamme à bout de souffle. Le cœur du frère se resserra – épicentre d’émotions submergeantes. Son sceptre, sensible, palpita violemment en réaction à la baguette d’émeraude que la Pythie tenait dans sa main tremblante. Il se précipita vers elle, et elle s’agrippa à son bras. Soulagée de cette présence aimante et familière, ses épaules tressaillirent, ses larmes rompirent les digues de sa retenue et dévalèrent en torrents sur ses joues – une mélodie de désespoir qui résonnait dans le sanctuaire.

— Qu’est-ce qui ne va pas  ? murmura-t-il. Tu peux tout me confier.

— J’ai... J’ai... Aide-moi !

Dans l’étreinte de sa sœur, il ressentait les sursauts de son âme en détresse. La nécessité d’agir avant que les émotions n’engloutissent davantage Gaïa s’imposa, alors un soupir incantatoire s’évada de ses lèvres, se transformant en un blizzard qui l’enveloppa, elle.

La magie opéra instantanément. Ses traits tendus se relâchèrent, son corps frêle se détendit et ses paupières lourdes de chagrin se fermèrent doucement ; elle glissa dans un sommeil sans rêves. Aëgir la serra tendrement puis la souleva. Sensible à la situation, la baguette se métamorphosa en une plateforme éthérée. Il y grimpa. Un souffle les porta vers l’Hacienda. Rien de ce qui se passait sur l’île n’échappait à la demeure ; par conséquent, elle créa une chambre digne d’une impératrice en exil.

Une fois sa sœur délicatement posée sur un matelas moelleux évoquant des nuages, Aëgir traça des cercles dans le vide. Il tentait de sonder les tréfonds de l’esprit de la Pythir, cherchant des réponses à son agitation. Mais très vite, il buta contre les limites de son aptitude en neurosorcellerie, une compétence où il ne pouvait rivaliser avec son jumeau. Mieux valait écouter son intuition et attendre son éveil. Alors, d’un souffle, il chassa son sortilège naissant. À ses côtés apparut le rocking-chair d’Ëlara. Le bois craqua sous son poids. Les oscillations d’avant en arrière, métronome assoupissant, en eurent raison. Mais l’inquiétude ne le quitta pas ; elle s’insinua dans ses songes.

Tandis que les enfants de ses maîtres prenaient du repos, l’Hacienda s’activa. Originaire d’une dimension primale d’une planète lointaine de la Terre, cette demeure n’était pas qu’un assemblage de pierres et de sylve, mais une entité dotée de conscience. Un témoin constant de la vie tumultueuse de ses habitants. Et ce soir, Gaïa avait soif davantage que de confort physique ; elle requérait une nourriture pour l’âme.

Dans la grande salle, qui faisait office à la fois de cuisine et de salon, les serviteurs invisibles s’affairaient selon ses besoins. La table s’allongeait presque à l’infini, se parant de fines nappes de lin, d’argenterie savamment ciselée et de vaisselle aux teintes délicates. Les mets qui y apparaissaient étaient presque trop somptueux pour être consommés : des fruits aux couleurs éclatantes, des viandes fumantes dégageant des effluves d’encens, et des desserts qui ressemblaient à des joyaux. Les verres et le vin s’ajoutèrent à ce tableau.

L’ambiance singulière instaurée par l’Hacienda donnait au festin un caractère exceptionnel. Flottante ça et la, des lucioles diffusaient une lumière dorée qui se mirait sur les tentures pourpres et les tapis d’Orient sur lequel Myriade de papillons s’accrochait. Du plafond se suspendaient des lustres scintillants, déversant une pluie d’étincelles. Des clapotis s’échappaient des fontaines sculptées, complétés par le parfum enivrant de fleurs exotiques dans des vases d’albâtre. Pour couronner le tout, des mélodies venues d’ailleurs se mêlaient à cette atmosphère, digne d’un conte des Mille et une Nuits.

Éveillée, Gaïa s’étira avec grâce avant de frotter ses prunelles endormies. Observant la pièce, elle se souvint rapidement des événements récents. Dans un coin obscur, son frère ronflait dans le rocking-chair qui lui rappela les moments sur les genoux de leur mère dans l’espace onirique. Avec la légèreté d’une plume, elle traversa la chambre pour déposer un doux baiser sur son front.

— Aëgir, il est temps de te réveiller, chuchota-t-elle.

Il s’étira et sourit.

— Nous sommes sur l’île mystique, dans l’Hacienda de nos parents ? s’étonna-t-elle.

— Absolument !

Guidés par le sillage enivrant de la nourriture, bras dessus bras dessous, ils sortirent. Errant à travers les couloirs somptueux, ils échangèrent sur l’ingéniosité de la demeure ancestrale et l’émerveillement qu’elle procurait.

— Que s’est-il passé après notre départ de Khalarie ?

— Oh, des péripéties dignes d’une épopée. Des trésors volés, des monstres affrontés, et même une princesse ou deux sauvées, fanfaronna le Mage en riant. Mais tout cela n’est rien comparé au bonheur de te retrouver. Cela fait à peine quelques mois, mais ta bonhomie inébranlable me manquait.

— Ah, toujours le dramaturge, plaisanta-t-elle.

Conscients que la véritable richesse de leur vie résidait dans la force indomptable de leur lien, ils marchèrent vers la salle de banquet. Pour la première fois, ils se sentaient réellement chez eux, même si cette plénitude se trouvait voilée par un spectre mélancolique : l’absence de leur famille et du clan Darck.

Le festin attendait. S’installant à table, ils laissèrent la nourriture succulente devenir une simple toile de fond. Chaque bouchée, chaque gorgée, n’était que l’écho lointain de leur conversation. Gaïa riait aux anecdotes d’Aëgir, mais son sourire se fanait petit à petit. Les gestes hésitants de sa sœur ne lui échappèrent pas, ni le tremblement imperceptible de ses doigts lorsqu’elle saisissait sa cuillère. Quelque chose n’allait pas. Soudain, la pythie quitta abruptement sa chaise, les chandelles chancelèrent. Sa main plongea dans les plis cachés de sa robe, elle en retira trois fioles scintillantes, mais ombragées d’un sinistre présage. Le souffle du Mage se fit plus rapide, un sourcil interrogatif se leva.

Lorsque la Pyhtie ouvrit la bouche, ses lèvres se mirent à vaciller. Elle opta pour un autre mode de communication. Avec une douceur infinie, elle posa son index et son pouce sur le cœur de son frère. De fines racines en émergèrent, serpentant d’abord sur son torse, remontant vers sa nuque, puis atteignant enfin ses tempes. Ainsi reliés, ils partagèrent une communion intense. Les pensées et les émotions de Gaïa affluèrent dans son hippocampe, composant une mosaïque tourmentée d’images et de sensations : des léopards en détresse, une mutation insoutenable, une agonie déchirante. Il éprouva le moindre fragment du drame.

Aëgir demeura divisé entre l’émerveillement face à l’extraordinaire capacité de métamorphose de sa sœur et la terreur ressentie par la malédiction qui affligeait ces chimères, mi-humaines, mi-animales, retenues dans un état intermédiaire cauchemardesque.

Il cherchait à organiser ses idées lorsque la perception du déjà-vu l’envahit. Ce n’était pas l’événement en lui-même qui le perturbait, mais une impression étrange, presque sinistre. Se levant brusquement, le Mage s’énerva :

— Viens, il y a quelque chose que tu dois voir.

Il la guida à travers un couloir oublié, dont les murs étaient ornés de portraits anciens. Au moment où ils s’arrêtèrent, le visage peint sur la toile la frappa. Ses pupilles se dilatèrent.

— Qui est-ce ? Et pourquoi sa face de rat est-elle accrochée ici ?

— C’est Ménes.

— Le frère de maman ?

Abasourdie, elle demeura muette un instant :

— À présent, je comprends sa perpléxité. Il a dû me confondre avec elle ; je suis son sosie. Mais pourquoi s’est-il attaqué à mes petits ?

Aëgir laissa soudain apparaître un voile d’indignation.

— Nous allons le retrouver et lui poser la question. Avant cela, nous devons tenter de sauver mes neveux et ma nièce.

Gaïa acquiesça.

— Écoute, commença Aëgir, un éclat calculateur dans les yeux, grâce à mes recherches récentes, je crois avoir trouvé une solution. Un rituel, puissant, mais risqué...

Entre eux s’établit un accord silencieux, chargé d’un mélange de crainte et d’espoir.

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