Chapitre 42 : La mort dans l’âme

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Un gong d’alerte fendit la nuit. Kaëlle se redressa brusquement, ses sens affûtés. Son cœur tambourinait. À ses côtés, son amoureux s’éveilla, inquiet, le souffle court.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’alarma-t-elle.

Ils échangèrent une œillade lourde de signification, conscients que le monde extérieur avait pénétré leur sanctuaire. Il n’y avait plus de retour en arrière. Phoëbus se leva à la hâte. Son expression trahissait la gravité de la situation.

— Je ne sais pas, mais on doit bouger ! 

Abruptement, il tira sur l’anneau incrusté dans le plancher, déverrouillant la trappe avec un grincement sourd. Et, comme le prévoyaient les mesures en cas d’attaque, une marée d’enfants déferla dans leurs logis, pieds nus, frappant le sol dans un tumulte désordonné. Certains se tenaient les mains, d’autres, plus jeunes, cherchaient un visage familier, une ancre dans cette mer agitée de confusion. Phoëbus croisa ces regards d’innocence troublée et sentit son estomac se nouer.

— Descendez, vite ! ordonna-t-il.

Kaëlle sortit et fut accueillie par un paysage chaotique, une zone de guerre. La nuit s’éclairait des bâtisses enflammées, et l’air était saturé par les cris de douleur et les échos de l’acier s’entrechoquant.

— Kaëlle ! vociféra Yara, brandissant son épée en repoussant deux soudards.

— Regroupez-vous ! Ne les laisser pas nous diviser ! commanda Ariane, sa seconde.

À quelques enjambées, cette dernière perçut un sifflement menaçant. En une fraction de seconde, elle hissa son bouclier, déviant une flèche hostile dont l’impact fit vibrer la surface métallique. Le projectile se ficha dans la terre aride. Un éclair de reconnaissance mutuelle passa entre la sorcière et la forgeronne.

Ses prunelles embrasées se postèrent sur un javelot, planté dans le torse d’un mercenaire gisant. Guidée par une force invisible, l’arme se libéra du cadavre pour rejoindre sa paume tendue. Sa main se crispa sur le manche. Au contact, des flammes écarlates serpentèrent sa pointe de fer. Le feu, en symbiose avec sa volonté, virevolta sur le tranchant. Dans une trajectoire harmonieuse, elle tira son bras vers l’arrière, puis le projeta en avant. Incandescent, il zébra l’atmosphère, traçant un sillage rougeoyant, telle une comète. Sa course se termina en transperçant la poitrine d’un archer lointain qui causait une hécatombe parmi les amazones. Son agonie se mêla au crépitement qui dévorait à présent le malheureux.

Se retournant, elle croisa le regard approbateur d’Ariane. Elles rejoignirent Lysandra et les autres, formant un rempart impénétrable.

— Heureuse de te voir ici. Nous avons besoin de toute la magie que tu peux offrir ! 

— Ils vont regretter d’avoir perturbé notre quiétude.

La baguette s’anima – extension de sa propre colère ardente. Elle murmura une incantation. Sa Régalia brûla, déclenchant une série de détonations. Les ondes de choc qui en résultèrent firent vaciller les incendies environnants tout en projetant de la boue et des pierres rappelant des éclats de météorites. Tandis qu’elle pointait son arme vers la terre, des geysers de magma jaillirent en réaction, donnant naissance à des colonnes de lave.

Étrangement sélectives, elles épargnèrent les Amazones, carbonisant uniquement un bataillon de mercenaires, les réduisant à des squelettes recouverts de cendres noires, l’odeur de la viande grillée imprégnait le village dévasté.

— C’est quoi, ce bordel ?! C’est une démone ?! s’écria un soudard, empreint de terreur.

— Battez en retraite, imbéciles ! rugit un homme, extirpant avec force son épée du cadavre.

Leurs faciès se déformèrent en masques d’incrédulité et de peur, se demandant sans doute s’ils avaient signé leur arrêt de mort en acceptant ce contrat. D’autres, envisageant la fuite, évaluaient la distance qui les séparait de leur salut. La baguette flamboya de nouveau, émettant cette fois-ci un halo cramoisi qui éclairait ses sœurs l’entourant. Kaëlle l’éleva, pointant vers le firmament étoilé.

Flamma Aeternum ! 

Une colonne de feu s’étira vers le firmament. La chaleur devint insupportable, mais les guerrières ne reculaient pas, alimentées par la vaillance de leur sorcière. Elle poursuivit sa série d’incantations, tracées dans le vide par des arcs manatike écarlates.

Pyrae... Salamandrae... Combustum ! 

Les flammes rongeant le village, attirées par une autorité irrésistible, se détachèrent des bâtiments et convergèrent vers elle en une tornade iridescente. Au-dessus de sa paume ouverte, elles se comprimèrent en une sphère palpitante.

Bouche bée devant cette manifestation, les mercenaires retrouvèrent leur sens seulement lorsque Kaëlle la projeta en direction d’un bataillon. Lancée à une vitesse sidérante, elle frappa sa cible avec une précision diabolique, ne laissant derrière elle que cendres et cris étouffés. Aucun ne survit à cette apocalypse en miniature.

— Reculez ! Reculez, bon sang ! 

L’ordre provenait du chef. Ali, autrefois confiant, était maintenant défiguré par l’horreur et la peur.

— C’est quoi, ce délire ? On ne nous a pas payés pour ça ! brailla l’un d’entre eux.

Les Amazones ne montrèrent aucun signe de faiblesse.

— Venez, lâche ! Vous voulez jouer avec le feu ? Alors, brûlez ! s’écria l’une d’elles, brandissant son épée avec fureur.

Au milieu de ce chaos, Kaëlle vit Yara trébucher, son armure souillée par le sang.

— Non ! Non ! Non ! Infernum liberare ! 

Les guerrières autour d’elle se mirent en position défensive, connaissant trop bien la puissance destructrice de cet artefact. Comme une guillotine en mouvement, le tourbillon fendit l’air, laissant derrière lui une traînée de corps et de sanglots étouffés. Les têtes des mercenaires tombaient. Ceux qui tentèrent de fuir se retrouvèrent piégés par une barricade de flamme. Puis, le dernier râle d’agonie s’abattit sur le champ de bataille. Haletante le sorcière s’agenouilla :

— Reste avec moi. Reste avec moi, murmura-t-elle

Tremblants, ses doigts parcouraient le visage de sa compagne, comme si elle pouvait en chasser la mort. Mais elle ne pouvait plus, ses réserves étaient vides.

Les guerrières qui erraient parmi ces ruines ressemblaient à des zombies, leurs mimiques trahissant le deuil. Les survivantes se regroupèrent, formant un cercle sacré autour de Kaëlle qui serrait la dépouille contre sa poitrine - tout en embrassant son crâne et en la berçant. Leurs mains s’entrelacèrent, puisant dans le contact un réconfort, une connexion qui évoquait des siècles de traditions et de résilience. Léandra, poussa un rugissement de guerre :

— Ayiyiyiyiyiyi ! 

Son youyou fut à la fois un au revoir et un défi, un son qui portait e des générations de courage et de sacrifice, dans un parfait ensemble le chant d’adieu s’éleva.

— Sous le cri du faucon, tambours en écho,
O reine des batailles, ton nom est psalmodié.

Tambours, rapides
Dum-dum-dum, Dum-dum-dum.

Vocalise douce
Aaah-iiih-aaah, Aaah-iiih-aaah.

Ton sein sacrifié, pour une meilleure visée,
Ba-dum, ba-dum, ba-dum, flèche lancée, envolée.
À chaque coup de tambour, chaque battement guerrier,
La femme s’élève, fierté du passé retrouvée.

Tambours, lents
Boum... boum... boum, Boum... boum... boum.

Vocalise mélancolique
Oooh-aaah-oooh, Oooh-aaah-oooh.

Des flots du Thermodon, à la cité scintillant d’or,
Tambours, crescendo Cœur battant, éclat sonore.
Sœurs d’acier, de feu, d’air, et de la terre,
En rythme, nous marchons, ton sacrifice éclaire.

Tambours, rapides
Dum-dum-dum, Dum-dum-dum.

Vocalise espiègle
Aaah-eeeh-aaah, Aaah-eeeh-aaah.

Les chaînes, le trône, l’éclat du couronnement,
Mais à chaque mélodie, ton esprit est omniprésent.
Sous les tambours en furie, dans l’écho vibrant,
Ta voix se fait entendre, infiniment chantante.

Tambours, lent
Boum... boum... boum, Boum... boum... boum.

Vocalise triste
Eeih-aaah-eeih, Eeih-aaah-eeih.

Ô reine, O sœur, en harmonie nous pleurons,
Tambours pleurants, voix élevées, nous t’honorons.
Dans cette danse mélodieuse, en toi nous nous souvenons,
De ton éclat, de ton sourire, jusqu’à l’aurore du prochain horizon.

Tambours, finale
Ba-dum, ba-dum, ba-dum.

Au-dessus de ces femmes fortes, la fumée s’agglutinait comme des spectres de deuil. Les demeures qui avaient autrefois ancré leur communauté se réduisaient à des cadres brûlés. Là où les champs étincelaient de vie, seul un manteau de destruction s’étendait. L’heure d’entamer le triste travail post-bataille était venue. Émergeant de leurs refuges forestiers, hommes et enfants se mirent à la tâche, rassemblant les cadavres des mères, des filles et des sœurs.

****

La vaste étendue de la Scythie parut se parer d’un voile de veuve. Vêtues de tuniques noir, les Amazones s’affairaient à une tâche solennelle. D’une délicatesse infinie, elles tissaient une couronne de fleurs blanches, symbole de la pureté et de l’innocence – seule variété à résister à l’obscurité grandiose, alors que le soleil, à l’horizon, rendait son dernier souffle. Dans un coin isolé du village, Kaëlle, abattu, se trouvait sur une souche d’arbre, ses doigts crispés sur le bois rugueux, elle cherchait à y ancrer sa douleur. Ses lèvres tremblaient, tandis qu’une perle saline glissait le long de sa joue et s’écrasait sur sa robe, s’absorbant dans le tissu. À ses côtés, son adoré, debout, observait le firmament. Impuissant face à son désarroi il l’enlaça :

— Je sais à quel point la perte de Yara te pèse. Elle était une part précieuse de notre vie, de notre histoire. Mais sache que sa mémoire vivra à travers nous.

Endiguant de son poignet le flot de larmes, elle confia :

— J’ai si mal... Comment continuer sans elle ! 

Phoebus caressa doucement ses cheveux :

— Nous la pleurerons toujours. Nos sœurs d’armes sont là pour nous soutenir. Et tu n’es pas seule, notre enfant grandit en toi, porteur d’espoir et de nouvelles promesses. 

Une main posée sur son ventre arrondi, à peine visible sous sa robe, elle contempla l’horizon :

— Oui, notre fille...

Dans le lointain, un son sourd et rythmé venait effleurer l’ouïe. Les tambours. Ils résonnaient, non pas de la joie festive, mais d’une solennité endeuillée. Les ténèbres se tenaient à distance des innombrables torches qui jaillissaient des huttes, telles des sentinelles. Kaëlle se mit debout – poings serrés – trouvant du réconfort dans la présence de son aimé.

Au centre du village, une structure imposante captivait: un bûcher dressé avec une précision rituelle, un autel dédié à celle qui fut à la fois reine, mère et guide spirituelle. L’atmosphère était lourde de chagrin. En tant que proche de la souveraine, la sorcière eut le privilège de s’asseoir parmi ses fils, ses filles et sa ribambelle d’amants.

Parmi eux, le favori de Yara se leva, déformé par la douleur, portant le fardeau d’une agonie indicible. Ses paupières gonflées par les larmes retenues. Arrivée près du bûcher funéraire, sa volonté l’abandonna. Il s’effondra à genoux, ébranlé par des sanglots déchirants. Ses mains tremblaient alors qu’il enserrait sa tête. Le calvaire qu’il éprouvait saisit les spectateurs. Finalement, un hurlement primal s’échappa, les faisant sursauter. Ce cri expulsait toute la souffrance et tout le chagrin qui le tourmentait. Après cette décharge émotionnelle, il rassembla les maigres réserves de sa force et entama l’oraison funèbre :

« Aujourd’hui, nos cœurs saignent ! Notre épée, notre reine inflexible n’est plus... Yara fut plus qu’une souveraine ; elle était une guerrière indomptable, une mère aimante et une amie fidèle.

Chacun de nous se souvient de la première fois où nous l’avons vue, chevauchant aux premières lueurs de l’aube. Bannie par les siens, elle cherchait un refuge. Nous nous rappelons de l’époque précédant son règne, marqué par des batailles incessantes, des enfants perdus dans la terre, et la famine qui rongeait notre peuple. Touchée par notre désolation et convaincue qu’elle pouvait apporter le changement, elle a défié notre perfide Reine, la vainquant lors d’un combat dont les échos résonnent toujours dans nos mémoires. À cette époque, j’étais encore un jeune homme, et elle, déjà une femme accomplie.

Pendant de nombreuses années, j’ai été son ombre, puis elle a choisi de me donner son amour. Elle nous enseignait la véritable signification de la volonté et de la loyauté. Elle nous a procuré la sagesse de la diplomatie, la manière de négocier et l’importance de rechercher l’harmonie plutôt que de précipiter la guerre. Elle était notre source d’inspiration, notre protectrice.

Que nos larmes aujourd’hui abreuvent la terre pour faire croître les graines d’espoir, de courage et de compassion que Yara a semées en nous. Elle a tracé la voie, et nous persévérerons en son honneur.

Yara repose en paix. Ton héritage perdura, et ton esprit restera à jamais gravé dans nos cœurs. »

Après le discours émouvant, Phoebus s’approcha de l’homme qui, malgré sa stature imposante, avait perdu la force de se déplacer. Son soutien fixa une main solidaire sur son épaule. Sans un mot, sous l’écho de la tristesse des siens, il guida son ami inerte. Respectueuses, les archères, aux pointes de flèches déjà enflammées, patientèrent qu’il réintègre son siège. Les torches disposées autour du cénacle projetaient une clarté vacillante, mettant en relief l’attente qui pesait sur la scène.

Kaëlle se leva, prenant tout le monde par surprise. D’un geste impérieux, elle ordonna aux guerrières de baisser leurs armes. Ses doigts se glissèrent dans son décolleté, révélant sa baguette, qu’elle pointa vers le monticule de bois où reposait la dépouille enroulée dans un linge blanc imbibé d’huile d’olive. Et entama une psalmodie :

« Éclats de l’étoile ancienne, entendez mon chant

De ce vaisseau de chair, extrayez l’essence, rendant son souffle dormant.

Yara, feu d’une âme indomptée, ton cycle ici se ferme,

Mais dans cette fiole scellée, ton éclat demeure inerte, mais ferme. »

Kaëlle s’enflamma, lévitât légèrement au-dessus du sol. Sa baguette fusionna avec elle. La douleur l’envahissait, mais cette sorcière d’une trempe incroyable tint bon.

« Éléments de la Scythie, contiennent cette force en ce récipient sacré,

Que le vent garde le sceau, que la terre protège ce qui est enfermé.

Je prononce ces mots, non pour t’éteindre

Mais pour te préserver, à la prochaine aurore, pour te voir renaître. »

Alors que la psalmodie atteignait son apogée, la Régalia, nommée Rebelle en raison de sa personnalité, intensifia le flux. Elle comprenait l’importance de la tâche.

« Par la lune qui cache son visage, par le soleil qui rechigne à briller

Je lie cette âme aux confins de ce flacon, pour qu’un jour elle puisse s’élever.

Yara, demeure en stase, en cette relique de cristal

Ton héritage continue ici, en attendant ton prochain carnaval astral. »

Soudain, le spectre de Yara s’exila de son corps moribond, prenant une forme translucide au-dessus du brasier. Une petite fiole apparue dans la paume libre de cette virtuose des Arcanes. L’âme s’y glissa, et le flacon brilla. Le bûcher s’embrasa, l’engloutissant.

Épuisée, mais triomphante, Kaëlle retomba doucement au sol, les larmes mêlées à sa sueur de l’effort. Les sœurs d’armes ébahies attendaient de voir ce que la sorcière ferait ensuite, conscientes que quelque chose d’extraordinaire venait de se produire.

Contrairement à Aëgir et Gaïa, elle n’eut aucun mal à dompter sa puissance, à juguler la lave qui coulait en son sein. Phoebus, lié à son pouvoir depuis leur premier coït, irradia brièvement d’ébène. La sorcière leva la fiole, et, empreinte de solennité, annonça :

— Yara ressuscitera en notre enfant. 

La stupeur envahit d’abord l’assemblée... Puis, peu à peu, des acclamations de reconnaissance retenues retentirent. Phoebus ressentit une incommensurable gratitude envers sa compagne. Elle n’avait pas pris cette décision à la légère, c’était une preuve d’amour et de dévouement.

Les Amazones dans un ultime hommage offrirent les couronnes tressées à la grande reine. Les fleurs blanches calcinées dégagèrent une volute de fumée parfumée.

De nouveau les tambours résonnèrent, marquant le début des danses funèbres d’une beauté envoûtante. Leurs mouvements racontaient une histoire : une bataille gagnée, un défi relevé, une leçon enseignée par Yara. Les corps s’entrelaçaient, tournoyaient, sautaient, évoquant la puissance brutale et la délicatesse, créant une union parfaite entre le passé, le présent et l’avenir.

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