Chapitre 51 : Les démons de minuit !

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Le sixième cercle de l’enfer était réputé pour sa taverne sulfureuse – Paradisum. Empreinte de morosité, elle constituait un espace où l’horreur et l’étrange fusionnaient en parfaite symétrie. Des braseros émettaient des flammes d’azur froid, engloutissant l’espoir au lieu de l’exalter, instaurant une atmosphère oppressante. Les silhouettes guinchant sur les parois illustraient les âmes tourmentées qu’ils possédaient ; leurs désarticulations narraient des contes de souffrances perpétuelles.

Au milieu de ce tableau d’épouvante, une imposante table de basalte trônait, surmontée de mets terrifiants qui attiraient les infernales à la manière de vautours. Les fruits, en décomposition avancée, jonchaient le sol à côté de chair putréfiée, parée de moisissures d’un vert blanchâtre. Autour, des Frelouch s’affairaient, déchiquetant le festin avec voracité.

Entre-temps, une entité aux iris flamboyants et à l’épiderme d’écailles incandescentes se faufilait avec un raffinement pervers au travers la clientèle portant une planche chargée de calices crâniens fumant par les orifices. Sa trajectoire le guidait parmi des êtres aux morphologies aussi diverses qu’horribles, impatients d’apaiser leur soif.

Slalomant entre les tentacules, pattes velues et mandibules, son timbre mordant s’éleva :

— Eh bien, revoilà mon complice. As-tu l’envie de savourer l’essence de l’abîme ! exigeait-il d’un rictus cruel.

Déformé et cauchemardesque, ledit complice, de sa centaine de pupilles, l’examina intensément puis tendit ses griffes vers le plateau :

— Me proposer un breuvage frelaté serait imprudent Salamalek, sinon...

Le barman s’esclaffa :

— Sinon quoi ? Tu vas me lancer une malédiction ? N’oublie pas ta dernière rencontre avec mes cerbères, abject associé.

— Assurément, le service de vos appétits maléfiques est mon dessein.

Finalement, il parvint auprès de la Reine des Enfers. Revêtue de cuir, assise sur un trône sculpté à partir d’ossements entrelacés, elle balayait la salle, se délectant des frissons de douleur et de désir. D’une extrême prévenance, il présenta son Graal, prenant garde à ne perdre aucune goutte précieuse :

— Votre nectar, Perfide Altesse. L’extase par excellence des abysses.

Lilith s’en empara élégamment et le porta à ses lèvres. Sa vilenie l’envahit en une brûlure exquise :

— Ha ! Le Nocturnus, cette cuvée est purement jouissive !

— Il fut arrosé de sang de démone vierge, Sérénissime Désaxé.

Comblé par le contentement de sa cliente suprême, Salamalek s’inclina et Marchand à reculons retourna derrière le comptoir.

Les danseurs captifs, enfermés dans des cages de gibet, tentaient des mouvements suggestifs, qui, loin d’être gracieux, se révélaient plutôt clownesques. Parmi eux, une créature à la physionomie caprine étendit une patte ornée d’une sonnaille ovine, désireuse de se désaltérer. Le serveur utilisant sa queue fourchue heurta les barreaux. La cellule oscilla violemment, déstabilisant le malheureux artiste qui, faute d’espace, ne put pas chuter, provoquant ainsi l’hilarité générale. Alors que l’harmonie tourmentée de la musique atteignait son paroxysme, un léger carillon fendit l’atmosphère.

— Qui sont-ils ? chuchota une bouche grotesquement située à la place de ses oreilles.

— Je l’ignore, répondit quelqu’un, mais leur aura... est singulière.

Deux humanoïdes, trop beau pour être infernaux entrèrent. L’un avait des cheveux d’argent et des pupilles dorées, tandis que l’autre arborait une tignasse d’ébène et des prunelles cobalt. Leur assurance, leur nonchalance et l’ascendant de puissance les guidèrent jusqu’à la reine, scindant la foule de curieux en deux.

— Madame, votre fiesta est digne des enfers !

— Le sixième cercle ne déçoit jamais ! Laisse-moi deviner… tu es l’un des fils de Kelly Darck.

Son compagnon parla d’un ton doux, mais d’une rigueur glaçante :

— Pour toi, c’est La Créatrice ! Mais oui, il s’agit de l’Imperator Enlil, son aîné.

Ce dernier salua d’une révérence théâtrale, provoquant des gloussements. Un rire nerveux s’échappa de Lilith, qui se reprit :

— Quel auguste honneur de te recevoir ! Mais toi, qui es-tu ?

Cette fois, c’est Enlil qui fit la présentation :

— Voici mon époux, le Seigneur des Djinns.

Un frisson la parcourut, tout autant que ses sbires. Les récits d’Iblisse hantaient le royaume, chaque légende murmurée à la clarté vacillante des bougies pendant les soirées hivernales. Sa puissance, sa fureur, ses actes effrayants envers les maudits.

Son éclat angélique contrastait étrangement avec les sombres histoires qu’on maugréait à son sujet. Ses deux déités la poussaient à anticiper le moindre revirement. Sentant la situation lui échapper, elle saisit un Graal et l’ingurgita d’une traite, à en faire couler le long de ses babines frémissantes d’angoisse.

— Non ! Ce n’est pas possible. Ce n’est qu’une chimère, Iblisse n’existe pas !

— Et pourtant le voici ! Finalement, il y a pire que ton mari… Le mien. Et pour info, il préfère qu’on l’appelle Nick.

Amusé et adorant la réaction que produisait son pseudonyme, il s’esclaffa brièvement ; toisa son public épouvanté, puis d’un ton clairement menaçant, il déclara :

— Si l’un de vous...

Un doigt accusateur pointa vers un démon unijambiste

— ... parle de notre présence...

Sa victime, réputée coriace parmi ses pères, commença à haleter.

— ... il ne finira même pas sa phrase.

Le démon, dans un acte de défi ou peut-être de stupidité, ouvrit la bouche. Une nuée cobalt l’engloba, et, en une fraction de seconde, un tas de cendres fumant gisait à sa place.

— Lilith, nous ne sommes pas ici en ennemis. Nous avons besoin de toi.

L’attention de l’intéressée valsait entre les deux figures puissantes, essayant de déchiffrer leurs intentions et d’évaluer les risques qu’elles représentaient. D’un simple claquement de doigts, cette obscurité vivante se retira. Le grincement du plancher trahissait la précipitation avec laquelle, ils fuirent. Tandis que les Darck se dirigeaient vers un fauteuil vétuste  ; ils s’y laissèrent tomber, étirant les jambes sur une chaise :

— Enfin seul, s’amusa l’Imperator.

Dégoûté par la poussière et les taches, Nick fit le ménage d’un mouvement souverain. Enlil intervint à son tour – la table centrale, jadis hôte d’une pitance moisie et infestée, se réinventa en un festin digne d’une cour royale. Des vapeurs appétissantes s’élevaient de petits gyozas, de minces tranches de sashimi fondant presque à vue d’œil. Des spiritueux dorés, rosés et cristallins ondulaient dans des récipients d’une finesse exquise, promettant un plaisir gustatif inédit.

Bien qu’immergée dans l’éblouissante métamorphose de la pièce, Lilith resta en alerte. Les changements, l’irruption de nouveaux plats, les flottements de lumière ne faisaient qu’augmenter son sentiment d’inquiétude. Elle se tenait à distance de l’Imperator, mais surtout d’Iblisse. Elle ressentait la tension sous-jacente – ce frisson que seules les mauvaises intentions engendraient. Sa main droite effleura discrètement le manche de sa dague, prête à réagir au moindre signe de danger.

« Que peuvent bien tramer ces deux hommes ? Pourquoi une telle démonstration de pouvoir ici, dans cette taverne isolée ? »

D’une aisance digne des plus grands, le Djinn fit apparaître une table élégante à proximité, incrustée de motifs d’or et d’argent. Trois chaises richement ouvragées se positionnèrent autour. Les coupes de Karistal se remplirent d’une substance dorée et fluorescente.

Le liquide frémit à peine lorsque Lilith prit une profonde inspiration. Elle le porta à ses lèvres, savourant une petite gorgée. Son goût, à la fois suave et intense, teinté d’une nuance amère, évoquait la complexité de sa posture. Elle fit quelques pas, sa robe effleurant le sol, tandis que l’Imperator l’observait, l’œil lubrique. La danse des pouvoirs, des intentions et des non-dits débutait :

— Pourquoi êtes-vous ici, seigneur démon ? Qu’espérez-vous de moi ? 

Nick entrouvrit la bouche révélant des dents étonnamment blanches. Sa tête s’inclina en signe de respect ou peut-être de moquerie, puis il lâcha :

— Nous parlerons d’affaires qu’après l’amusement !

Lilith fronça les sourcils. Elle avait attendu un échange protocolaire, une exigence peut-être, ou une explication, mais certainement cela.

— Après tout, pourquoi se précipiter ? Le temps n’est rien pour des entités primordiales tel que nous trois, ma chère. Commençons par découvrir ce que ta compagnie peut nous apporter.

C’était un pari risqué de s’assujettir à sa volonté. Mais peut-être y avait-il des avantages à jouer selon ses règles, ne serait-ce que pour en apprendre davantage sur leurs intentions et trouver un moyen de prendre le dessus.

D’une grâce royale, elle s’assit à la table, posant sa coupe

— Très bien, seigneur démon. Montre-moi ce que tu entends par « s’amuser ». 

L’atmosphère changea de nouveau dans la pièce. L’Imperator fit léviter le paquet sorti de nulle part :

— Pourquoi se contenter d’un strip-poker quand on peut y adjoindre un soupçon de sorcellerie ? 

Éparpillées dans un mouvement circulaire, les cartes dansaient, formant des motifs complexes avant de se rassembler en une liasse ordonnée.

— Les règles sont limpides. À chaque main perdue, au lieu de retirer un vêtement, un sort sera jeté sur le vaincu. Rien de permanent, bien sûr. Juste... divertissant. 

Leur proie haussa un sourcil.

— Quel genre de sortilège ? 

Enlil éclata de rire.

— C’est une surprise. Cela ne serait pas amusant autrement. 

Iblisse, basculant sa chaise en arrière, ajouta :

— Ne t’en fais pas. Ce n’est qu’un jeu après tout. Qu’as-tu à craindre ? 

— Très bien ! Alors qu’attendons-nous ? 

Les cartes glissèrent en silence entre les doigts, exécutant une danse magique qui amplifiait la complicité naissante entre les trois protagonistes.

Espiègle, le djinn la lorgna :

— Ma chère, ce soir, tu irradies :

Elle répliqua par un clin d’œil taquin. Loin de rester passif, Enlil s’inclina vers son partenaire et l’embrassa passionnément tout en caressant l’intérieur de la cuisse de la Reine. Le baiser était enflammé, chargé de désir. Lilith se détendit et écarta un peu plus les jambes, l’invitant sur le chemin de la perdition, puis abruptement les referma, capturant la main glacée.

— Les événements prennent une tournure de plus en plus captivante, Messieurs.

Nick, brûlant, sirota son verre et, à l’oreille de sa proie, susurra :

— Tu es la tentation incarnée. Je ne peux te résister.

Son pouls s’accéléra :

— Et toi, tu es le roi de tous les vices.

Malicieux, l’Imperator attrapa brutalement sa nuque, et étreignit rudement la femme de Lucifer.

— Nous sommes tous les trois plongés dans une représentation très... épicurienne. 

— C’est de faute ma bonne amie, tu surpasses la nuit la plus sombre en séduction.

Enlil ajouta :

— Ce moment promet d’être inoubliable.

Pourtant, au milieu de cette séduction grisante, Lilith sentait sa résilience fondre. Baiser et caresse la poussaient un peu plus loin dans ces retranchements. Finalement, elle prit une inspiration, se reculant abruptement des sorciers.

— Vous jouez un jeu dangereux. Je ne suis pas une proie si facile à conquérir.

Nick effleura tendrement sa joue. Ses lèvres abandonnaient une trace de sensualité là où elles se posèrent, un contraste saisissant avec son aspect sauvage. Enlil, de son côté, opta pour une approche plus réservée, sa main froide créant un équilibre parfait. Cette combinaison enivrante eut raison de ses réticences. Une voix intérieure la rappelait à la réalité, lui soufflant que, malgré leur charme indéniable, ce duo de chic et de choc dissimulait quelque chose. Elle devait rester vigilante, même si les contacts et les baisers rendaient cette tâche de plus en plus ardue.

Les bougies projetaient des ombres dansantes sur les murs, leurs flammes s’inclinaient et se mouvaient. Dans les pièces les plus obscures de la taverne, les échos des rires passés se turent, laissant place au doux murmure des respirations entrelacées. Les distances se réduisaient, les espaces entre eux se comblaient, jusqu’à ce que leurs silhouettes s’emboîtent. Le parquet, autrefois le témoin de bagarres et de festivités bruyantes, se trouvait caressé par des doigts explorant sa surface froide et rugueuse, cherchant un ancrage dans l’intensité du moment.

Un temps indéfinissable s’écoula. La soie des draps se fondait harmonieusement à la délicatesse de sa peau, créant une sensation presque irréelle. Le souvenir du couple, la baisant, ensemble ou séparément, la hantait. Lilith s’étira paresseusement, ses membres engourdis par l’ardeur de leurs étreintes, ses pensées toujours prises dans ce tourbillon d’émotions que seule Ève connut. Elle se redressa lentement, arpentant la pièce à la recherche de ses amants. Cependant, à part le lit désordonné et des vêtements éparpillés, il n’y avait aucune trace de leur présence.

Un sentiment de solitude l’envahit, rapidement chassé par la curiosité. « Pourquoi étaient-ils partis nus et sans un mot ? Qu’avait vraiment signifié cette débauche pour eux ? » Elle s’enveloppa d’une chemise qui gisait négligemment sur une chaise. Ses pieds effleurèrent le sol froid, créant un contraste marqué de cette volupté persistante, qui embrasait sa peau. Précautionneuse, elle se dirigea vers la table, où reposait un petit parchemin à côté d’une coupe à moitié vide.

« Ma chère Lilith,

Nous vous remercions pour ce partage d’intimité. Nos chemins sont tortueux et imprévisibles –, parfois, ils s’entrecroisent pour de brefs moments magiques. Mais nos responsabilités nous appellent. Garde cette nuit en mémoire.

Avec toute notre affection, Nick et Enlil »

Elle demeura immobile, le parchemin entre ses doigts, un mélange complexe d’émotions l’imprégnant. La tristesse s’entrelaçait à la confusion, et la gratitude se mêlait à la perplexité.

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