C’était l’époque bénie de l’innocence et de l’insouciance. Celle où le monde ne m’était pas encore apparu ni dans toute sa dimension ni dans toutes ses incohérences. Chaque jour, j’en découvrais de nouvelles sans rien comprendre de leurs implications dans la vie du monde. Sans saisir un instant, surtout, que ces déséquilibres influeraient largement sur mon propre avenir. J’en étais encore au stade de l’enfant qui n’a pas compris qu’il n’est pas le centre du monde. Tout juste un atome. Plus minuscule encore ; un électron très temporairement libre.
Avec la conscience vinrent aussi les preuves de l’injustice. Elle-même née des résultats des luttes imposées par les plus forts. La Loi du Plus Fort…
Belle merde, en vérité.
De celles qui imposent le silence et la compromission. Mais pas seulement. De cette loi animale découlaient aussi toutes les principales conséquences d’une Société livrée aux griffes d’animaux fourbes et malsains. 
Sans en avoir réellement conscience, j’avais déjà éprouvé la sensation des grandes injustices.
En effet, quoiqu’encore très jeune, j’avais déjà saisi l’importance de la Loi du Plus Fort… à coups de pieds dans les côtes. Les miennes. Ce qui me permit de bien mesurer la nécessité de la fermer en certaines circonstances.
D’un naturel optimiste, j’en avais retenu les noms obscurs et cachés de mon ossature. Clavicule, côte, vertèbre, tarse, carpe, cubitus, radius, fémur, rotule. Et plein d’autres. Le corps humain est une mine d’os et d’enseignements pour qui veut bien se donner la peine de vous l’apprendre à grands coups de batte de base-ball !
Le monde s’était d’abord révélé à moi sur les bitumes ondulés par les racines des arbres qui encombraient les cours d’école. Il s’affichait même de très près alors que je tentais de ramasser mes malheureuses dents de lait, prématurément perdues à cause de la rencontre fortuite d’un poing et de mon maxillaire pré-pubère. J’y avais aussi appris les lois de la pesanteur quand, projeté au travers d’une fenêtre par quelques camarades facétieux qui avaient trouvé ingénieux d’appliquer nos cours, je pus constater des effets de l’accélération des corps attirés par ce diable de noyau terrestre. Et puis, aussi, les raisons chimiques qui font qu’une matière souple s’abrase plus facilement qu’une autre contre ces mêmes bitumes de cours d’ école qu’on ne remerciera jamais assez des exemples pratiques qu’ils offrent aux élèves les plus studieux…
En quelques trimestres, l’inconscient que je fus souvent, heureusement ranimé par d’énergiques pompiers qui usèrent souvent de masques à oxygène et de puissants électrochocs, découvrit donc rapidement le monde tel qu’il se promettait d’être pour moi.
Passant de la Primaire au Secondaire, fort de mes souvenirs de guerre scolaires, j’avais appris à longer les murs, à me dissimuler sous les ramures majestueuses des marronniers qui, fort heureusement, ponctuaient le long chemin qui menait de mon domicile au collège. Avec l’enseignement primaire (ô combien…) j’avais appris la Loi du Plus Fort.
Au lycée, j’allais en découvrir une autre, plus terrible encore.