Chapitre 12 - Pia/Zek
☼ Chapitre 12 - Pia/Zek ☼
Pia
Je ne sais pas vraiment à quoi je m’attendais. Zek est un homme énigmatique, plutôt distant et surtout, il ne laisse rien transparaître. Je ne suis pas sûre de l’avoir déjà vu s’émerveiller devant quoi que ce soit, et il est terriblement doué pour cacher ses émotions. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il ne nous invite jamais chez lui. S’il sait se cacher derrière un masque d’impassibilité, les murs de son appartement, eux, ne mentent pas. J’écarquille les yeux en découvrant les dizaines de photos de polaroid accrochées autour d’une étagère, formant un joli nuage coloré de part et d’autre du meuble. Je m’en approche lentement, comme si j’avais peur de les faire disparaître au moment où j’arriverai à distinguer les souvenirs capturés.
Mon cœur loupe un battement lorsque je me vois, sur une, puis deux, puis trois photos. Avec Zek, puis avec Zoé et Arlo. Il y en a une sur laquelle je suis seule, aussi. J’ai beau ne pas me rappeler avec précision de ces moments, je parviens tout de même à les resituer dans le temps. Sur celle que j’ai aperçue en premier, je me tiens à côté de Zek, sans toutefois le toucher. Nos corps sont séparés par une dizaine de centimètres, et, assis sur un muret en pierre, nous refaisions le monde un soir d’été, tenant entre nos mains les bières amères que l’on achetait lors des fêtes de village. Je crois qu’il s’agissait de la première année après le bac, de notre première récolte, aussi. Une année qui s’était avérée stressante pour mes trois amis, qui, à peine majeurs, découvraient les ficelles du métier d’entrepreneur. Je n’ai jamais douté d’eux, pas un seul instant.
Mon regard se promène de photo en photo, et je souris un peu malgré moi, à la fois étonnée et touchée de trouver autant d’éléments décoratifs dans ce petit appartement. Tout compte fait, je l’avais plutôt imaginé très sobre. Des murs nus, peut-être agrémentés d’un calendrier et d’un poster, tout au plus. J’avais tort. Une guirlande de lampions blancs est délicatement accrochée tout en haut de cette étagère en bois clair. Le nuage de photos est savamment composé, rien n’a été laissé au hasard : les images sur lesquelles se trouvent des paysages, des lieux ou des objets sont systématiquement accolées à celles sur lesquelles se trouvent des personnes. L’ensemble est si harmonieux qu’il en devient apaisant. Je connaissais le côté un peu pointilleux de Zek, mais j’ignorais qu’il aimait aussi passer du temps à décorer son petit espace de vie. Tout cela me donne l’impression de ne l’avoir jamais vraiment connu, seulement côtoyé tout ce temps. Un mélange de curiosité et de nostalgie a pris le contrôle de mon corps depuis le départ d’Elias, qui m’a soulagée plus que ce que je ne l’aurais cru. Cette page est enfin tournée, j’ai envie de creuser plus loin, de remonter le temps et de récupérer les dix dernières années qui ont fait rouiller les engrenages du lien qui nous unissait. Et puis, je me rappelle que ce n’est pas le temps. Ce n’est pas moi non plus. C’est Zek, à ce moment-là, qui a fait le choix de s’éloigner, de geler notre amitié grandissante qui s’était déjà muée en quelque chose de plus fort.
Je me tourne, un peu gênée d’être à ce point immergée au cœur de son intimité. Et là, je le vois. Le mur d’en face. Cette fois-ci, pas de petites photos discrètes et délicates, mais une énorme toile que je reconnais immédiatement. Notre ode à l’espoir. Arlo avait coordonné toute l’action, évidemment. C’est le seul qui avait pris l’option arts plastiques de façon sérieuse et volontaire. Zoé, Zek et moi l’avions simplement suivi, davantage curieux et, il faut le dire, quelque peu intéressés par les points bonus que l’on pouvait en tirer au bac.
Je me souviens qu’au départ, la consigne nous avait amusés, comme souvent, on trouvait les interprétations d’œuvres souvent douteuses, un peu fumeuses, même. Représenter l’espoir. Et puis, on s’était plongés là-dedans corps et âme, sans trop savoir pourquoi. Peut-être était-ce la passion d’Arlo qui nous avait happés, ou alors, le fait d’avoir été là tous les quatre, parfaisant cette œuvre comme un hommage à notre amitié. Nous en discutions même en dehors des cours, entre deux séances, en quête de nouveaux éléments que l’on allait pouvoir ajouter la fois suivante.
Le rendu n’est ni spectaculaire, ni objectivement beau. On sent bien que ce n’est pas l’œuvre d’un artiste de renom, mais bien d’une bande de lycéens. De la peinture noire, quelques morceaux de papier métallisé doré, des images découpées, collées. Ce n’est pas laid, mais je ne suis pas certaine que l’on aurait réussi à le vendre pour autant si on avait essayé.
Mais, le voir ici, c’est ce qui fait toute sa valeur. C’est un symbole de cette période que l’on a tant aimée. On grandissait, mais l’insouciance primait encore. Mon corps pivote lentement vers Zek, et je ne parviens plus à dissimuler mon émotion. Un sourire sincère fend mon visage alors que je m’apprête à m’adresser à lui.
— Tu l’as encore ! Je ne savais pas si tu l’avais gardé. Et toutes ces photos… C’est vraiment joli, chez toi. J’ignorais que tu avais des talents de décorateur d’intérieur.
Et je le dis sans la moindre trace d’ironie. Je trouve son appartement vraiment bien décoré et aménagé, compte tenu de l’espace dont il dispose. C’est l’image même que l’on se fait du mot cosy.
— Et tu ne les connais pas encore tous, me répond-il, un sourire en coin trahissant son sérieux.
Oh. Je prie pour ne pas rougir, ne sachant pas s’il a fait exprès de tourner sa phrase de cette façon. Mon esprit s’égare un instant vers ces pensées intrusives et maintenant, je suis à peu près sûre d’être cramoisie.
Zek
Subtil, Zek, très subtil. Donc, si la phrase te passe par la tête, même dans un petit coin, elle sort, c’est ça ?
Je dois passer pour un con, maintenant. Les joues de Pia ont pris une adorable teinte rosée, et moi, je suis complètement immobile et silencieux. Je ne m’excuse même pas sur le moment, je ne sais pas quels mots employer, et reste de marbre. Statufié. Hypnotisé par les jolies couleurs qui dansent sur le doux visage de mon amie. Le rose de ses joues, le vert de ses yeux, le blond de ses cheveux. C’est elle, l’œuvre d’art dans cette pièce.
Je détourne le regard, enfin libéré de mon état de transe inexpliqué, et je passe une main dans mes cheveux, gêné.
— Pardon, grommelé-je tout bas, c’était pas ce que je voulais dire…
Je crois qu’elle se retient de rire, et j’en suis un peu soulagé. J’espère qu’elle ne m’a pas trouvé trop insistant. Les battements de mon cœur se font un peu plus rapides tandis que j’analyse enfin la situation. Si cela fait presque cinq minutes que nous sommes rentrés dans mon appartement, je réalise seulement à l’instant qu’elle est vraiment là. Pia est chez moi. Dans cet endroit qui a été mon premier refuge et que j’ai aménagé, arrangé pour m’y sentir le mieux possible, malgré la vieille tapisserie qu’on m’a interdit de retirer et l’odeur persistante du tabac froid qui émane du couloir. C’est ici que je pense à elle depuis sept ans. Et elle est là.
— C’est pas grave. Et puis, c’est un date, alors ça ne me parait pas si inapproprié.
C’est sa petite moue mi-réservée, mi-enjouée qui finit de m’achever. Pia est là, chez moi. C’est un date. J’aimerais m’approcher, la serrer fort contre mon torse et tout, tout lui dire. Combien je l’aime, ce qu’elle est belle quand elle esquisse ce petit sourire timide. Ce qu’on aurait pu vivre il y a dix ans si j’avais fait d’autres choix, ce qu’on pourrait encore vivre ensemble, même maintenant. Et franchement, s’il me fallait tout lâcher pour la suivre n’importe où dans le monde, je crois que je le ferais. Mais je ne peux pas lui dire ça. Parce qu’aucun son ne se déciderait à sortir d’entre mes lèvres, et que, tout ce que je lui ai avoué ce matin dans le verger relève déjà d’un exploit. Je ne suis pas doué pour ces choses-là. Montrer mes sentiments, les communiquer. J’espère qu’elle comprendra. Et puis, elle ne m’a pas encore dit ce qu’il en était de son côté. Je ne peux pas me précipiter, au risque de tout gâcher. Peut-être fait-elle semblant de s’intéresser à moi pour ne pas me vexer ? Je chasse cette pensée d’un battement de cils.
— Et ça, qu’est-ce que c’est ?
Elle s’est approchée de l’épais album de cuir brun, qui attire inexorablement le regard tant il ressemble à un vieux grimoire. Je le saisis délicatement et m’installe sur le canapé, qui se trouve au centre de la pièce. D’un geste simple, j’invite Pia à venir s’asseoir à mes côtés. Les deux places sont suffisamment larges pour faire asseoir trois personnes, mais nos cuisses se retrouvent collées l’une à l’autre, et je frémis si perceptiblement qu’elle l’a sûrement senti contre sa jambe.
— Ça, c’est ce que je voulais te montrer en te faisant venir ici. Ma collection de timbres.
Je prends une profonde inspiration. Dans mon entourage, hormis les voisins âgés qui m’ont aidé à commencer ma collection alors que j’étais enfant, seul Arlo est au courant de ma passion pour la philatélie. Et mes parents. Je ne suis pas sûr que ça aurait intéressé Zoé, d’une part. Et Pia… Puisqu’on passait notre temps à se chambrer, je craignais qu’elle s’en serve contre moi. Aujourd’hui, je lui offre cette occasion sur un plateau d’argent, plutôt en gage de paix. Je lui donne accès à mon intimité, à mes passions les plus personnelles. Je veux qu’elle me connaisse, et qu’elle supprime de sa mémoire la personne odieuse que je me suis forcé à être tout ce temps en sa présence.
Ses yeux s’agrandissent sous l’effet de la surprise. Je souris. C’est un peu ce que j’avais imaginé.
— Ta collection… de timbres ? Pourquoi est-ce que je ne savais pas… oh, ouais. Je vois.
Un rire sonore s’échappe de mes lèvres. Décidément.
— On a dit qu’on repartait à zéro. Ne te moque pas trop, sinon je vais me vexer.
Et j’ouvre soigneusement le vieil album, dévoilant les six timbres du brocanteur qui trônent toujours fièrement sur leur première page. Il faut qu’aujourd’hui soit pareil à ce jour-là, à ce dimanche d’octobre 2007. Un nouveau premier jour du reste de ma vie. Une vie dans laquelle elle est à mes côtés, sinon rien.
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