Chapitre 13 - Zek
☼ Chapitre 13 - Zek ☼
J’ai montré mes timbres à Pia. Elle n’a pas ri, elle ne s’est pas moquée de moi. Au contraire, elle les a observés un long moment et m’a même montré celui qu’elle préférait sur chaque page. Mon cœur a dansé pendant la demi-heure qu’elle a passé à les scruter. Et moi, je répondais à chacune de ses questions avec la joie d’un enfant qui présenterait ses cartes Pokémon. C’était beau, j’avais l’impression d’avoir réuni deux jolies parties de ma vie, parmi celles que je préfère. Et, comme pour toutes les choses qui me tiennent à cœur, je préfère conserver le secret de leur existence. Les timbres sont mon refuge, les motifs qui les composent comblent un peu ce vide en moi. Et Pia… aussi. Elle est mon sanctuaire. Mais elle ne berce aucune solitude. Quand je suis avec elle, j’aimerais ne plus jamais être seul.
Je repasse les événements de la journée en boucle dans ma tête. La cueillette, notre réconciliation, notre étreinte. Son départ à midi, ma course effrénée jusqu’à chez elle, cette rencontre déplaisante avec Elias. La douceur de l’eau sur nos peaux brûlantes, le retour au village, sous un soleil de plomb. L’expression de son visage lorsqu’elle a découvert les photos sur les murs de mon salon, que j’aimerais pouvoir graver en moi à jamais. Peut-être que je suis enfin sur le bon chemin.
Les bras croisés derrière la tête, je fixe un point invisible entre le mur qui me fait face et le plafond depuis presque un quart d’heure. Depuis le moment où j’ai fermé la porte, ne voulant pas retenir Pia plus que de raison, alors qu’elle m’avait avoué devoir rentrer chez elle pour aider son père à cuisiner. Ses voisins venaient dîner et elle s’était promis d’améliorer ses compétences en matière de cuisine. Je crois avoir répondu par un signe de tête discret, et j’espère qu’elle n’a pas cru que je m’en foutais. Tout m’intéresse, quand il s’agit d’elle. Honnêtement, Pia pourrait même me faire aimer les comédies musicales, si c’était elle qui m’expliquait pourquoi c’est si génial.
Pourquoi est-ce que j’ai attendu si longtemps, déjà ? Je ne me rappelle pas de la dernière fois où j’ai ressenti autant de choses en si peu de temps. D’habitude, les journées passent, se ressemblent et se terminent toujours de la même façon. J’ai beau apprécier la compagnie de Zoé et d’Arlo, au travail comme en dehors, elle ne me rend pas euphorique non plus.
Comme si j’avais convoqué son message par la pensée, mon téléphone émet un léger tintement et je vois s’afficher le nom d’Arlo sur l’écran. Mes yeux parcourent rapidement le contenu de son sms, et je souffle.
Ça a été avec Pia aujourd’hui ? D’ailleurs, ça fait un moment qu’il faut qu’on en parle Zek. Viens à la maison dès que tu peux, je viens d’arriver.
Le doux nuage qui m’enveloppait depuis le départ de Pia s’évapore un peu. Je plisse les paupières et passe une main sur mon visage, ce geste me faisant, bien à regret, émerger un peu plus de ce rêve dans lequel j’étais plongé. Prenant mon courage à deux mains, je me lève et glisse mon téléphone dans la poche de mon short. Je ne vais pas pouvoir y échapper, alors autant en finir maintenant. Arlo est passé en mode inspecteur depuis que je lui ai demandé, il y a deux semaines, s’il savait quand Pia allait revenir au village. Rien de bien suspicieux. Sauf qu’il a fallu que j'enchaîne avec des questions qui m’empêchaient de dormir depuis plusieurs jours, et quand Arlo m’a regardé avec ses petits yeux douteux, j’ai su que je m’étais grillé. Pourtant, j’ai seulement demandé si elle était en couple avec le mec de sa dernière photo postée sur instagram. Alors, d’accord, lorsque mon meilleur ami m’a dit que non, c’était seulement un collègue avec lequel elle s'entendait bien, j’ai continué. T’es sûr ? Ils ont quand même l’air vachement proches, sur cette photo. Et sinon, tu sais si elle a quelqu’un, en ce moment ?
Je n’avais pas réussi à m’en empêcher. Cela faisait déjà trois mois que Pia n’était pas redescendue dans le sud, et je ne pouvais décemment pas lui envoyer un message pour lui demander si elle était en couple, ni si le mec sur sa photo était vraiment juste un pote. Pas alors que nos conversations se limitent à une dizaine de messages par mois, essentiellement constitués de reels envoyés sur instagram et de quelques courtes conversations auxquelles j’essaye de ne pas répondre trop vite. Les rares fois où nous avions discuté ainsi, je ne parvenais plus, à travers ce petit écran, à garder cette distance que j’avais instaurée entre nous, et qui me permettait de conserver une vie plus simple. Pas meilleure, ni plus belle, certes, mais plus simple. Pendant ces conversations, je me sentais si enthousiaste que j’en oubliais la réalité. Je n’arrivais plus à me concentrer au boulot, j’attendais sa réponse comme un ado transi, déverrouillant mon téléphone à de nombreuses reprises en espérant lire les bribes de ses pensées que je recevais, qui étaient pour moi et pour personne d’autre, et dont il fallait que je me contente.
Aussi agréable que ça pouvait l’être, j’avais fini par me forcer à ne pas relancer les conversations auxquelles elle répondait toujours volontiers. En repensant à l’attitude cynique que j’ai adoptée tout ce temps, pour m’éviter d’avoir à gérer mes sentiments à son égard, j’ai envie de me secouer. Je l’ai forcément blessée à un moment donné, en me renfermant dès qu’elle apparaissait. Je lui ai fait du mal pour me protéger.
Cette journée m’a laissé dans cet état, elle aussi. Complètement obnubilé par Pia. Ces sentiments ardents que je parviens d’ordinaire à enfouir, et qui refont surface à chaque conversation par sms, sont là. Non, ils ne sont pas juste là. Ils sont en train de me démembrer, d’annihiler toute pensée logique, celle que j’ai déjà perdu en lui avouant ce que je ressentais pour elle ce matin. Je me sens à la fois soulagé et fou de lui avoir confié ce que j’avais sur le cœur. Je vais sûrement me réveiller et tout oublier, puisque ça m’a tout l’air d’être un rêve. Je serre les dents en me rappelant qu’il peut très rapidement tourner au cauchemar.
C’est sur cette pensée amère que j’atteins enfin le palier de la petite maison d’Arlo, après avoir marché à peine une dizaine de minutes. Une raison de plus pour laquelle j’adore vivre ici. Je ne verrais pas traverser une métropole en métro ou en tram pour aller boire un coup : ici, il me suffit d’arpenter les jolies rues pavées du village pour me rendre chez mon meilleur ami, et je ne me lasserai jamais du confort et de la paix que m’offrent cette vie à la campagne.
À peine ai-je toqué que la porte de la maisonnette s’ouvre, révélant la silhouette élancée de son propriétaire. Arlo est à peine plus grand que moi, de deux ou trois centimètres, mais nos morphologies sont complètement différentes. Lui a toujours été fin et sec, tandis que j’ai développé une musculature relativement solide au fil du temps, sculptant mes muscles avec rigueur depuis mon adolescence. Ses cheveux sont d’un blond clair scintillant, et s’il les a longtemps gardés longs jusqu’aux épaules, cela fait quelques années qu’il a opté pour cette coupe courte, plus pratique d’après lui.
Il me fixe un instant, son regard couleur noisette m’inspectant de la tête aux pieds.
— Putain mec, tu pourrais avoir passé la meilleure ou la pire journée de ta vie, je n’en aurais aucune idée. Pourquoi est-ce qu’on est jamais allés jouer au poker, toi et moi ? me demande-t-il d’un ton enjoué.
Un sourire éclatant fend son visage jusqu’à atteindre le petit anneau doré accroché à son oreille gauche. Si je suis difficile à dérider, mon meilleur ami, lui, est solaire. Arlo sait toujours quoi dire. Pour faire rire, pour réconforter et pour apaiser, aussi. Je ne lui dis jamais, mais son amitié et sa présence sont un baume à ma vie.
Il s’écarte légèrement, me laissant ainsi pénétrer dans son salon. Sa maison est minuscule, mais elle possède un charme étonnant. Au rez-de-chaussée se trouvent, de part et d’autre du couloir donnant sur la porte d’entrée, un salon et une cuisine. À l’étage, seulement deux petites chambres mansardées ainsi qu’une salle de bains microscopique. La maison appartenait à sa grand-mère, qui vit chez les parents d’Arlo depuis plusieurs années, n’étant plus suffisamment autonome pour être seule ici.
J’attrape la bière que me tend mon ami, m’installant sur l’un des vieux fauteuils de mamie Jeanne, bien trop confortables et vintage pour qu’Arlo n’ait songé à les remplacer.
— Alors, lancé-je en espérant contourner la raison de ma présence ici, comment s’est passée la visite marketing ? L’épicière de la boutique de vrac a accepté de vendre nos produits ?
— Zek, me prend pas pour un con. T’en as rien à foutre de l’épicière et de sa boutique de vrac.
Son sourire franc me déstabilise. Pourquoi a-t-il l’air si enthousiaste ? Il reprend, se frottant les mains d’impatience.
— Ça fait deux semaines, je te préviens, j’attendrai pas une minute de plus. Il s’est passé un truc quand, entre Pia et toi ?
Mes épaules s’affaissent sous le poids de la surprise. Hein ? Je hausse les sourcils, trop ébranlé par sa remarque pour savoir quoi lui répondre.
— Franchement Zek, entre ce que tu m’as demandé la dernière fois, et les regards que vous vous lancez depuis des années, tous les deux, je crois pas que tu puisses me dire que j’ai tort. Alors, j’ai tort ?
Les mots restent bloqués dans ma gorge. Je ressens une légère inquiétude en imaginant mon secret, si bien gardé ce matin, être désormais partagé avec deux personnes. En lesquelles j’ai entièrement confiance, mais, deux personnes qui… ne sont pas moi. Arlo n’attend pas une seconde pour célébrer sa victoire, et sa réaction me perd encore davantage.
— J’en étais sûr ! Putain, faut que tu me racontes ça. Il y a eu ce truc entre vous dès le premier jour, Zek, j’ai jamais compris pourquoi vous aviez rien tenté, tous les deux. Mais il y a quinze jours, avec tes questions bizarres sur sa vie amoureuse, je me suis dit que peut-être…
— Il s’est rien passé, avec Pia.
Ma voix est glaciale, tranchante comme de l’acier. Ça ne me va pas. Du tout, même. Pourquoi est-ce qu’il me balance ça comme si c’était la meilleure nouvelle qu’on ait pu lui annoncer ? Pourquoi, alors qu’on a fondé notre quatuor sur une amitié profonde et sincère, que j’ai eu si peur de détruire en entachant nos liens avec l’amour débordant que je ressens pour Pia ? Ce même amour que je me suis contraint à garder secret pour nous… pour lui ?
— Je peux pas faire ça, désolé mec. Pas aujourd’hui.
Ma gorge s’est serrée sous l’effet de l’émotion. Il faut que je me réveille, le rêve est en train de virer au cauchemar. Maintenant que j’y pense… Arlo s’en fout peut-être. Il a une famille, lui. Des parents qui l’aiment. Un frère, une sœur, une mamie et des cousins. Je suis un ami. Un simple ami. Remplaçable, effaçable. Qu’est-ce qu’il en aurait à faire, qu’un drame puisse nous séparer, Pia et moi ? Peut-être pas grand chose. Peut-être bien moins que moi, qui n’ai que lui.
Le cœur battant, je quitte le salon en me levant précipitamment. De l’air. Il me faut de l’air. Je traverse la pièce dans laquelle je me trouve, puis l’entrée à grandes enjambées. Je sors dans l’atmosphère chaude du début de soirée, les températures n’ayant pas encore baissé. Mes mains tremblent un peu, j’ai du mal à reprendre mon souffle. Il me faut bien dix secondes avant de comprendre ce qui est en train de m’arriver. Je ferme les yeux, tentant de me concentrer sur ma respiration. Je suis en train de faire une crise d’angoisse. La première depuis quinze ans. La dernière fois, mes parents m’avaient laissé seul à la maison quatre jours. J’avais dix ans et je n’arrivais pas à m’endormir, les plombs avaient sauté, personne ne m’avait expliqué ce qu’il me fallait faire dans ces cas-là.
Aujourd’hui, j’en ai vingt-cinq, et je perds mon sang-froid sans vraiment savoir pourquoi la réaction d’Arlo me touche à ce point. J’ai honte, mais c’est plus fort que moi. À force de ne rien ressentir, les émotions me traversent par vagues démesurées et aléatoires.
C’est le moment que choisit mon ami pour ouvrir la porte dans mon dos, et la seconde d’après, je sens une main légère se poser sur mon épaule.
— Respire, Zek. Respire, et quand tu seras prêt, raconte-moi.
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