Chapitre 14 - Pia

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☼ Chapitre 14 - Pia ☼

— Alors, ce super contrat, Pia ? Quand est-ce que tu démarres ?

La voix nasillarde de Clothilde m'arrache un frisson. La seule raison pour laquelle je suis présente à ce repas, c'est que je n'ai pas passé de temps avec mes parents depuis trois mois, et qu'il s'agit de mon deuxième soir à la maison. Autrement, j'aurais fait tout mon possible pour esquiver la moindre minute à passer en compagnie de Clothilde et de son mari Bernard, les voisins de mes parents. Ils ont emménagé ici lorsque je suis partie vivre à Paris, et je suis heureuse de les avoir seulement croisés. Si j'avais dû habiter ici en même temps qu'eux, au vu de la fréquence à laquelle nous les recevons, j'aurais fini par feindre une migraine à chaque invitation. Ils ne sont pas méchants, mais je vois bien que mes parents n'ont pas vraiment eu le choix. Dans un village de deux-cents habitants, pour trouver un couple d'amis dans la bonne tranche d'âge, les options sont vite limitées.

De ce que j'ai pu observer au fil des années, Bernard répond par des silences gênants, et Clothilde parle autant que ce que son mari se tait. C'est une torture, d'autant que les thèmes abordés sont presque toujours inintéressants. L'opinion de Clothilde me hérisse parfois aussi, et c'est peut-être pour ça que j'apprécie si peu sa compagnie.

— En septembre, lui dis-je platement.

Le regard insistant de ma mère en face de moi me fait comprendre que je pourrais faire un effort pour développer davantage ma réponse, alors je prends une inspiration discrète avant de poursuivre.

— Maman a déjà dû tout te raconter, mais je serai interprète dans une grosse entreprise parisienne à la rentrée. Les rendez-vous ont lieu un peu partout en Europe, mais je vais voyager en Asie et en Amérique aussi, principalement.

Clothilde se penche vers moi, l'air soucieux. C'est parti.

— Tu devrais faire attention, j'ai une copine qui est partie en Inde l'année dernière, et...

Et j'ai déjà mis sa voix en sourdine dans ma tête. J'acquiesce poliment, ignorant son visage qui s'est soudainement retrouvé bien trop proche du mien lorsqu'elle s'est penchée. Mon espace vital a supporté trop d'intrusions au cours des vingt-quatre dernières heures, et celle-ci est de loin la moins agréable de toutes.

Zek. J'ai envie de sourire en repensant à notre journée, mais je ne suis pas sûre que Clothilde apprécie que je glousse alors qu'elle parle avec gravité d'un homme qui aurait fracturé le pare-brise de la voiture de location de son amie.

La douce sensation des doigts bronzés qui ont parcouru mes avant-bras tout à l'heure ont réveillé en moi des sensations oubliées, de celles que connaissait l'adolescente que j'avais été dix années auparavant. Celle qui était tombée sous le charme de ces mêmes yeux, de ce même caractère mystérieux. Malgré les péripéties, et l'arrivée impromptue d'Elias chez mes parents, je n'ai envie de ne retenir que l'évolution soudaine et flamboyante de ma relation avec Zek. Ce matin, je suis entrée dans sa bulle, et j'ai senti que l'annonce de mon départ l'avait complètement chamboulé. Lui qui ne laisse rien transparaître... sa carapace s'était fissurée. Et j'en étais la cause. Ça me bouleversait presque autant que lui. Le voir perdre pied, puis découvrir le havre de paix douillet et authentique qu'était son appartement... Il m'apparaissait comme étant plus humain, plus approchable. Surtout maintenant que je sais ce qu'il ressent vraiment pour moi. Je commence à me faire à l'idée, et ça me travaille bien plus que ce que je ne veux l'admettre pour le moment.

Le silence soudain m'extirpe de mes pensées. Clothilde s'est arrêtée de parler, et elle me fixe avec de grands yeux exorbités. Je crois qu'elle attend une réponse, que je ne suis pas vraiment en capacité de lui donner puisque je ne l'écoute plus depuis déjà une ou deux minutes. Merde. J'ai beau ne pas la porter dans mon cœur, je ne veux pas non plus paraître impolie. J'espère ne pas être complètement à côté de la plaque lorsque je lui réponds, adoptant la même expression sérieuse qu'elle.

— Je suis désolée pour ton amie, Clothilde. Elle n'a vraiment pas eu de chance. Je ferai attention, ne t'en fais pas.

Mes épaules s'affaissent un peu tandis qu'un léger sourire se dessine sur ses petites lèvres pincées. C'est passé. Elle se tourne ensuite vers son mari, qui a l'air de s'ennuyer ferme. Je suis presque sûre qu'elle le traîne partout, et qu'il n'a jamais son mot à dire.

Une légère vibration venue de la poche de mon jean m'informe de l'arrivée d'un message. Trois battements rapides m'indiquent qu'il s'agit d'un sms de Zoé. Mon téléphone à moitié caché sous la table, je prends quelques secondes pour lire ce qu'elle m'a envoyé.

Besoin d'une issue de secours ? Je suis à la maison.

Un cœur vert ponctue la fin de son sms. Depuis toujours, c'est ceux-là qu'elle m'envoie, ils sont comme le vert fluo de tes yeux, me disait-elle en riant. Les petites marques d'attention de Zoé me donnent toujours du baume au cœur.

En m'apercevant que la conversation à table stagne un peu, j'en profite pour annoncer mon départ à mes parents et à leurs invités.

— Je suis désolée, je dois partir voir Zoé. Elle doit me débriefer son rendez-vous d'aujourd'hui.

Après avoir salué tout le monde, j'attrape ma banane contenant mon porte-monnaie et mes clés, et me dirige rapidement vers la voiture. Il n'est que vingt heures, je vais pouvoir rester un peu avant de rentrer me coucher. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine en me rappelant soudainement ce qui m'attend demain matin. La cueillette - soit la même chose qu'aujourd'hui, finalement, avec, je l'espère, un peu moins de rebondissements. Ma vie ne peut pas être un épisode d'une série Netflix tous les jours, pensé-je, encore tourmentée par la déclaration de Zek et par le passage d'Elias. À ce propos, j'étais reconnaissante envers ma mère d'avoir bien voulu garder cet épisode sous silence. Lorsque je lui ai dit que ce n'était rien, et que ce n'était vraiment pas la peine d'en parler à papa, elle s'est contentée d'un "comme tu voudras", accompagné d'un haussement d'épaules. Je crois qu'elle était un peu déçue, mais elle n'avait surtout pas à l'être. Cette après-midi m'a prouvé que je n'avais rien raté en perdant Elias. Vraiment rien.

Zoé habite près du verger, alors il me faut prendre la voiture pour me rendre jusqu'à chez elle. Sans, ce ne sont que vingt petites minutes de marche, mais j'avoue ne pas avoir envie de faire le chemin en sens inverse à pied, une fois la nuit tombée.

Je ne peux m'empêcher de sourire en apercevant Zoé sous le porche de sa tiny house, un bol fumant de ce qui me paraît être des nouilles chinoises entre les mains. Sa maison est volontairement minuscule, mais je l'adore. Elle sent le bois, la chaleur et le soleil toute l'année. Si je vivais ici, je pense que c'est le genre de maison que j'aimerais avoir, moi aussi. Mais tu ne vis pas ici, Pia.

Je me mords la lèvre inférieure en me rappelant que dans moins de deux mois, je serai sûrement dans un autre pays. De façon temporaire, bien sûr, comme je l'ai toujours voulu. Mais, sans repère, sans appartement douillet ni tiny house à l'odeur boisée qui m'attendra à la fin de la journée. Et surtout, sans personne à l'intérieur qui attendra mon retour. Jusque là, ça ne m'avait pas dérangée du tout. Au contraire, si j'ai accepté ce contrat, c'est pour voir autre chose. Voyager, vivre d'autres expériences. Mais une fois que je suis ici, c'est comme si toutes ces envies de découverte se taisaient, me rappelant qu'il n'y a rien de comparable à être chez soi. Je ferme les yeux, espérant que cette sensation se dissipera dans l'été, et que j'aurai à nouveau hâte de partir fin août.

Zoé pose son bol sur la petite table de jardin, puis elle s'avance vers moi, ses tongs émettant un claquement bruyant alors qu'elle descend chaque marche de l'escalier qui relie son terrain en herbe jaunie à sa minuscule terrasse. Je lève les yeux au ciel et écarte les bras, sachant ce qui m'attend. Elle m'enlace tendrement, et je la gratifie de quelques petites tapes maladroites dans le dos, un peu comme celles que l'on réserve davantage aux animaux de compagnie. Zoé ne m'en tient pas rigueur et recule, ses mains désormais posées sur mes épaules.

— Quand tu m'as dit que les voisins seraient là, je me suis dit qu'il fallait que je te sauve, m'annonce-t-elle d'un ton sérieux.

Je lui adresse une moue moqueuse, mais je rentre dans son jeu.

— Et heureusement que tu l'as fait. Clothilde pourrait me tuer rien qu'avec le son de sa voix.

Mon amie éclate de rire, et mon sourire s'étire maintenant jusqu'à la pointe de mes oreilles. Ça m'avait manqué. Le rire franc de Zoé pourrait réconforter n'importe qui.

Sur la route qui mène au terrain de Zoé, j'ai eu le temps de réfléchir à ce que je pouvais lui dire à propos de ma journée passée avec Zek. Par respect pour lui, et pour le silence qu'il a gardé tout ce temps, je ne peux simplement pas tout dévoiler à Zoé. En revanche, je vais vite avoir besoin de son avis sur la question, même si je compte demander son accord à Ezechiel en premier lieu. Pas question de le bousculer, d'autant qu'il tient à leur amitié plus que tout au monde. J'opte donc pour quelques questions basiques, auxquelles Zoé détient certainement les réponses, étant donné qu'ils se voient tous les jours aux Jolisfruitiers.

— J'ai bossé avec Zek, aujourd'hui. On n'a pas pu continuer après manger, il faisait hyper chaud.

J'attends sa réaction, impatiente. Je vois passer une légère lueur d'inquiétude dans ses yeux, et son sourire s'efface quelque peu.

— J'espère qu'il n'a pas été trop con avec toi, grommelle-t-elle. On savait que ce serait lui qui resterait sur place, avec Arlo, et on sait comment il peut être, parfois...

Je grimace. Je pense qu'elle n'a aucune idée de ce qui se passe vraiment, et tant mieux. Pour autant, si tout ce qu'il m'a dit est vrai, je ne sais pas comment Zek a pu garder ses pensées et ses sentiments pour lui aussi longtemps. Je me mordille déjà l'intérieur des joues de ne pouvoir rien expliquer à Zoé, alors que ça ne fait qu'une journée que je suis au courant.

— Justement, j'ai jamais compris. Tu as déjà remarqué, qu'il était plus comme ça avec moi qu'avec vous ? Je ne lui ai rien fait, pourtant. Enfin, je crois.

Zoé hausse les épaules, l'air indifférent.

— Franchement, avec Zek, faut pas chercher. Il est comme ça avec nous aussi, tu sais. Au moins, quand tu es là, il te taquine un peu. Arlo et moi, on se demande parfois ce qu'il se passe dans sa tête. Il peut passer toute une journée sans parler. Je sais même pas comment c'est possible, j'en suis complètement incapable.

Je ris nerveusement en réalisant à quel point tous les deux sont différents. Et pourtant, ils s'adorent. Leurs débits de parole ont beau être diamétralement opposés, Zek et Zoé sont passionnés par leur métier et s'entendent sur de nombreux points, aussi étonnant que cela puisse paraître lorsqu'on connaît la personnalité de chacun. Voyant que je ne réponds rien, Zoé poursuit.

— Et puis, on ne sait jamais avec lui, tu vois. J'appréhendais de vous laisser tous les deux ce mois-ci, je sais que vous êtes potes, mais que c'est un peu tendu, parfois. Et pourtant, quand on a pris la décision de faire ces binômes, il a complètement pété les plombs. Je te jure, il était nerveux comme tout, la semaine dernière. Il n'arrêtait pas de me poser des questions bizarres. Du genre, quelle taille de gants de jardin tu mettais, parce qu'il m'a dit que tu détestais faire la cueillette sans gants. Il avait l'air hyper tendu. Stressé, même. Et tu le connais. Zek n'est pas un gars anxieux.

Je reste bouche bée. Mes bras pendent le long de mon corps, et je ne sais plus quoi lui répondre. Écoute Zoé, c'est peut-être qu'il a retenu plein d'infos parce qu'il est amoureux de moi depuis la seconde ? Cette pensée me compresse le cœur. Je ne sais même pas si c'est toujours le cas. C'était il y a longtemps, ça s'est forcément calmé avec le temps. Bizarrement, cette possibilité me rend un peu triste.

— Enfin, tu devrais pas trop t'en faire. Le jour où il trouvera quelqu'un, ça va le décoincer. Il y a quelques semaines, je le regardais sourire comme un idiot à son téléphone, s'amuse Zoé. Peut-être que ça arrivera plus vite que ce qu'on croit !

Je hoche la tête en feignant un sourire ridiculement amer. Putain, ça devrait pas me mettre dans un tel état. Mais Zoé le moulin à paroles est lancé, je n'arrive plus à en placer une.

— Autant, quand il ressort d'un weekend avec un de ses plans culs, ça le déride un peu, mais...

— Zek a des plans culs ? m'égosillé-je, oubliant de cacher ma surprise.

Zoé hausse un sourcil moqueur.

— Pi, on bosse dans un verger, pas dans un monastère. Zek n'a pas eu de meuf depuis des années, tu crois qu'il cueille des abricots sept jours sur sept ? Il en voit d'autres le weekend, rit-elle en m'adressant un clin d'œil volontairement exagéré.

En temps normal, j'aurais ri avec elle, mais quelque chose m'en empêche. Un stupide sentiment que je reconnais malgré moi et qui a commencé à former de gros nœuds au fond de mon estomac. Une jalousie mal placée que je me déteste déjà de ressentir.

Mais avant d'avoir pu faire le moindre commentaire, Zoé fronce les sourcils alors qu'elle fixe l'écran de son téléphone.

— On peut prendre ta voiture, Pi ? Arlo vient de m'envoyer un message. Il veut que je le rejoigne chez lui, c'est urgent.

Mon cœur s'emballe, j'espère qu'il ne lui est rien arrivé de grave.

— Bien sûr. Il a précisé pourquoi ?

Elle hoche la tête, elle a l'air pensif et plus sérieux que tout à l'heure.

— Zek est chez lui, et il est un peu secoué. Il veut que je vienne lui parler pour savoir ce qui lui arrive.

Au sentiment d'inquiétude que je ressentais s'ajoute une culpabilité immense, qui me tombe sur les épaules sans prévenir. C'est de ma faute. C'est sûr que c'est de ma faute.

Et sans rien ajouter de plus, je m'installe au volant de ma voiture, Zoé à mes côtés, avec une certitude limpide qui croît lentement au fond de mon esprit. Quoi qu'il se soit passé, je veux être là pour lui

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