Chapitre 15 - Zek
☼ Chapitre 15 - Zek ☼
J'ai les nerfs. Contre Arlo et sa réflexion banale, autant que contre ma réaction disproportionnée. Contre moi. Comment est-ce possible d'aimer quelqu'un si longtemps, et de ne jamais lui dire ? De ne rien en faire du tout ? Est-ce que j'attendais que ça passe tout seul, depuis toutes ces années ? Je suis vraiment trop con. J'étais si focalisé sur la catastrophe qu'une rupture aurait causé, que je n'ai même pas essayé. Je n'ai rien fait. Pia est passée après mes angoisses, après mes amis, et je me sens rongé par le regret.
J'ai repoussé la main qu'Arlo avait posée sur mon épaule d'un geste nerveux. Je trouve sa façon de communiquer tout à fait admirable, lui qui sait mettre les choses à plat si facilement. Il lui suffirait de trois phrases bien tournées pour mettre fin à n'importe quel incident diplomatique. Il dégote les bons mots, libère les tensions, et je sais qu'il sait aussi s'y prendre pour m'apaiser, moi. Parfois, je me dis qu'il n'aurait aucun mal à devenir le gourou d'une secte, et il sait se montrer si persuasif que je le suivrais sans hésiter. Sauf qu'aujourd'hui, ce n'est pas comme si un client pénible m'avait pris la tête à la boutique. Non, c'est le secret de la dernière décennie que je viens de vivre qui menace d'éclater, et qui risquerait d'entraîner dans son sillage tout un tas de catastrophes.
J'ai ensuite entendu Arlo retourner au salon en grommelant, l'air aussi désemparé que moi. Si ma respiration erratique a fini par retrouver un semblant de régularité, après de longues minutes à inspirer l'air tiède et parfumé à la lavande de la terrasse, je suis toujours incapable de bouger. Pire encore, je n'arrive pas à détourner le regard de la fontaine qui me fait face, de l'autre côté de la rue. Je suis hypnotisé par le clapotis de cette eau claire qui s'écrase au fond de son bassin, et le son qui s'en échappe me vrille les tympans. Pour autant, je crois que je n'avais jamais fait attention à cette fontaine avant aujourd'hui, et je ne suis pas sûr que le problème soit de son côté. N'y tenant plus, je rassemble mes forces et me décide à revenir dans le salon, bien que peu enjoué à l'idée de devoir inventer une histoire crédible pour qu'Arlo me fiche la paix quelque temps.
Lorsqu'il se retourne au son de mes pas, il affiche une mine franchement inquiète, si bien que je m'en veux de m'être emporté et d'avoir paniqué à ce point.
- Ça va, Zek ? Je suis désolé, j'ai dépassé les bornes, s'excuse-t-il. J'aurais jamais dû supposer un truc pareil, c'était pas très cool de ma part...
Il passe une main distraite dans ses cheveux courts, et je prends sur moi pour dédramatiser au maximum - c'est ce qui m'aidera à esquiver les questions intrusives qui me sont destinées.
- C'est rien mec, tout va bien. Ça m'arrive de temps en temps. Il a fait chaud aujourd'hui, ça doit être ça.
D'une part, ça fait au moins quinze ans que ça ne m'est pas arrivé, et d'autre part, la chaleur ne m'a jamais fait un tel effet. Mais je ne me sens ni prêt à développer mon propos, ni à expliquer à mon ami ce qui m'a fait réagir de la sorte. Je dois retarder le moment où il l'apprendra. Je ne sais même pas vraiment où nous allons, Pia et moi, et il est hors de question que qui que ce soit apprenne que nous nous voyons... comme ça, avant que ça ne soit officiel. Si ça le devient. Putain, rien n'est clair, et ça me met dans un état déplorable. J'aime quand les choses sont à leur place autour de moi. Arlo peut en témoigner, puisqu'il n'oublie plus de ranger le matériel le soir, je le lui ai bien trop rabâché au cours des sept dernières années. En revanche, si c'est le bazar dans ma tête, ça ne peut pas aller non plus. Or, là, c'est le bordel partout. Bon, l'entrepôt est nickel puisque personne, à part Pia et moi, n'y a mis les pieds aujourd'hui, mais cette journée trop remplie m'a retourné le cerveau. Pia. Ses mains douces. Ses iris verts pomme qui n'ont cessé de me transpercer depuis ce matin, depuis cette conversation qui a déjà changé le cours de ma vie, j'en suis sûr. Quelle qu'en soit l'issue.
- Ne dis pas n'importe quoi, je te vois tous les jours, Zek, souffle Arlo.
Je hausse les épaules.
- Ça m'arrive de m'emporter, tu le sais très bien.
Son regard brun s'assombrit au moment où ses sourcils se froncent légèrement.
- Tu ne t'es pas vraiment énervé, Zek. C'est ce que j'essaye de comprendre. Tu as paniqué.
Je me retiens de grimacer. C'était plutôt évident, je vais avoir du mal à lui faire croire le contraire. Il me faut trouver quelque chose, et vite. Quelque chose qui concerne Pia, puisqu'il sait déjà que c'est en lien avec elle. Si je prétends que non, il saura que je le baratine. Je prends une longue inspiration, qui, je l'espère, donnera à Arlo l'impression que je m'apprête à me confier. Je ne lui mens jamais, et ça me tue de devoir m'y résoudre. Mais j'ai bien trop peur de tout faire foirer si je lui avoue tout maintenant.
- L'ex de Pia est passé, aujourd'hui. Il s'est carrément arrêté chez ses parents. Je les ai... rejoints chez elle, et on a fait un tour à la rivière. Cet Elias s'est avéré être un sacré con, il a fait des remarques complètement déplacées. Ça m'a pas mal agacé et j'ai fini par... bon, bref, Pia était pas ravie que j'aie frôlé le nez de cet abruti.
Voilà. En plus, je n'ai même pas eu à mentir. Juste à omettre le moment dans mon appartement, deux heures plus tard, pendant lequel j'ai senti mon estomac faire des galipettes à cause des papillons enragés qui se cognaient contre les parois.
Arlo ne bouge plus, mais il ne s'est pas détendu pour autant. Sa bouche s'est pincée, il me paraît... méfiant.
- Frôlé... Hum. Tu es en train de me dire que tu as frappé Elias ? Celui auquel je pense ? Merde, ce mec avait l'air sympa, pourtant. Enfin, avant d'abandonner Pia lâchement le mois dernier.
Ouch. Une douleur sourde se propage dans mon ventre, et cette fois-ci, les papillons n'y sont pour rien.
- Tu le connais ? marmonné-je, bien plus contrarié que je ne veux l'admettre.
Arlo parait un peu gêné. Je ne suis pas jaloux de l'amitié qu'ils partagent, Pia et lui. Je sais qu'ils échangent quasi quotidiennement, et ça me parait logique qu'il ait entendu parler d'Elias.
- Ouais. Pia m'avait dit deux trois trucs sur lui, mais je sais surtout qu'elle a passé une semaine à se remettre de leur rupture. Il l'a quittée juste avant de partir en vacances, je vais pas te faire un dessin.
Quel connard. Décidément, je ne regrette pas mon geste. Tant pis pour le regard désapprobateur que Pia m'a lancé juste après. C'était amplement mérité.
Je m'apprête à lui répondre qu'il ne m'inspirait pas du tout, lorsque le bruit d'un moteur à l'extérieur vient perturber le fil de mes pensées.
- Ça doit être Zoé. Je lui ai dit de passer, j'espère que tu ne m'en veux pas, grimace Arlo, j'ai pas su quoi faire en te voyant comme ça.
Je hoche la tête, confus. La voiture de Zoé ne fait pas du tout ce bruit. Son vieux C15 a vécu assez longtemps pour qu'on l'entende arriver depuis l'autre côté du village. Et puis, zut, sa voix non plus n'est pas la bonne, puisque c'est celle de Pia qui parvient à mes oreilles.
Celle-ci pousse la porte d'entrée qui était restée entrouverte, et s'avance vers moi d'un pas hésitant. Elle a l'air préoccupée, et je ne peux pas m'empêcher de penser que ça va paraître étrange. Je me suis toujours forcé à limiter mes échanges avec elle, pour des raisons évidentes, et si elle s'inquiète pour moi jusqu'à me demander ce qu'il m'est arrivé, je ne vais pas pouvoir cacher la vérité à Arlo ni à Zoé bien longtemps.
Alors j'esquisse un mouvement de recul, à contrecœur, bien que mon corps me supplie de la prendre dans mes bras. Pour me rassurer, pour me dire que cette journée a existé, et que tout est bien réel. Mais je ne peux pas. J'ai peur de brûler les étapes, de tout gâcher, comme je l'ai toujours fait.
Pia s'arrête sur sa lancée, déstabilisée par mon geste. Au même moment, Zoé surgit à ses côtés, complètement survoltée.
- Qu'est-ce qu'il se passe ? Arlo a flippé complet, Zek. Tu nous as fait quoi ?
Je soupire, ennuyé d'être le centre de l'attention pour si peu.
- Rien, il exagère. Pia, qu'est-ce que tu fais ici ? Tu as laissé tes invités ?
Mon ton est trop sec. Ma voix est trop froide. C'est ma façon de m'adresser à elle depuis si longtemps. Bon sang, Zek. Je suis trop con. J'ai dit ça sans réfléchir, et ça ressemble beaucoup à un reproche. Pitié, ne le prends pas comme ça, Pia. Mais je vois déjà la déception au fond de ses prunelles verdoyantes. Pardon, ma belle.
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