Chapitre 17 - Zek

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☼ Chapitre 17 - Zek ☼

Je lui ai dit. Elle sait. Elle sait que je ne la déteste pas, que mon attitude de connard envers elle n’est qu’une façade, une couverture ridicule que j’ai été obligé d’adopter pour m’empêcher de sombrer.

L’annonce de son départ m’a complètement fait perdre pied. Et pourtant, elle est déjà partie vivre à l’étranger pour ses études il y a quelques années. J’ai toujours serré les dents en silence, mais aujourd’hui, c’était le coup de grâce. L’imaginer faire sa vie loin d’ici, nous oublier un peu plus chaque été passé ailleurs, c’est trop. Si j’ai passé dix ans à me murer dans le silence et dans le déni pour préserver mon amitié avec Arlo et Zoé, ce n’est pas pour la perdre définitivement. Pour autant, je n’avais pas prévu de lui dire toutes ces choses-là aujourd’hui. Jamais, en fait. Je m’étais fait à l’idée. J’avais choisi sa douce présence au risque de devoir me séparer d’elle un jour.

Pia est libre, elle part à l’aventure, découvre plus de pays en une année que je n’en ai jamais visités au cours de ma propre vie. Je l’aurais tirée vers le bas. Et si elle avait bien voulu de moi ? Elle serait restée bloquée ici, dans la Drôme. Elle n’aurait rien vu du monde qu’elle voulait tant voir, rien entendu des langues qu’elle aime tant découvrir. Je n’aurais pas pu lui faire ça. Mon cœur se comprime dans ma poitrine, tandis qu’une petite voix me chuchote que l’on aurait été heureux quand même. Une autre voix, bien plus douce, m’extirpe aussitôt de mes pensées.

— Zek… Je ne sais pas si… Attends.

Pia s’est assise sous un abricotier. Je la sens hésiter et mon cœur se serre presque imperceptiblement. Elle prend une longue inspiration.

— Ça me touche, ce que tu m’as dit. C’est juste, voilà, je ne sais pas trop comment te dire ça…

Ma mâchoire se crispe. Je me maudis intérieurement d’avoir spontanément envie de lui dire de ne pas tourner autour du pot. A force d’être froid envers elle pour me protéger, j’ai fini par être tout bonnement détestable. Et ce n’était certainement pas mon intention première. Alors je hoche la tête doucement, l’incitant à continuer. Elle se frotte les mains et se mord l’intérieur des joues nerveusement avant de se lancer.

— Il y a à peine une semaine, je pensais que tu ne m’appréciais pas. Ça fait tellement longtemps qu’on traine ensemble, et jamais je n’aurais pu deviner que… tu sais. Je crois que j’ai besoin d’un peu de temps.

Elle baisse les yeux, et je m’en veux de l’avoir mise mal à l’aise. Bien sûr qu’elle a besoin de temps. Pourquoi est-ce qu’après l’avoir repoussée pendant dix ans, je m’attendais à ce qu’elle veuille de moi en un claquement de doigts ? Celui que j’ai pu être avec elle ne doit pas ressurgir. Toute cette froideur, je refuse qu’elle la ressente à nouveau.

— Je comprends. Ne t’inquiète pas. Si c’est trop pour toi, on oublie ce qu’il vient de se passer. Tout, Pia, dis-je doucement. Je ne t’en voudrais pas.

Je n’ai pas le courage d’attendre qu’elle me réponde. J’empoigne ma caisse remplie d’abricots et la charge dans la remorque attelée au tracteur, attrapant au passage le contenant vide suivant.

J’étais plus que sincère dans mes mots. Je refuse de la brusquer. Et pourtant, le silence qui suit m’est insupportable. Je continue à travailler, essayant tant bien que mal de me concentrer sur ma tâche. Lorsque nous nous arrêtons, il est presque midi, et le soleil est à son zénith.

Au moment de la pause déjeuner, nous rentrons à l’accueil et nous nous installons dans la petite arrière-boutique, comme à notre habitude. Sur le retour, Pia prend place à côté de moi dans le tracteur, les lèvres scellées. J’ai l’impression que, maintenant que je me suis lancé, c’est encore plus difficile. J’ai envie de tout lui dire. Je veux lui raconter mon dernier voyage en Nouvelle-Zélande, parce que je sais qu’elle adore écouter ce genre de récits. Je veux lui faire écouter une playlist que j’avais composée en pensant à elle, et plein d’autres choses un peu niaises… qu’elle n’associerait jamais à moi. La réalité me frappe à nouveau. A ses yeux, je suis froid, un peu hautain peut-être. Mais romantique, doux ? Juste agréable ? Ce n’est pas son Zek. En fin de compte, je suis presque un étranger.

— Tu sais quoi ? On va s’enfermer par cette chaleur. Il va faire 35°C à l’ombre toute l’après-midi, c’est le moment d’aller se rafraîchir un peu, tu crois pas ?

Pia esquisse un sourire, et je sais que je viens de marquer un point. Cet endroit que je n’ai pourtant pas nommé est celui qu’elle préfère sur Terre, et je préfère m’y rendre seul avec elle, histoire d’éradiquer toute trace de la présence d’Elias de ce lieu merveilleux. Elle ne le dit pas, évidemment, mais je la sens soulagée de ne pas avoir à poursuivre la discussion de ce matin. J’ai encore du mal à croire que je viens de lui avouer cette partie de moi, à laquelle elle est… si directement liée.

À notre arrivée, presque un quart d’heure plus tard, Pia s’extirpe du siège passager et, tout en se plaignant de la chaleur atroce qui règne dans ma caisse sans clim, commence à retirer son t-shirt. C’est un de ceux qu'elle a piqués à son père et qu'il ne met plus depuis vingt ans, ceux qu’elle sacrifie en les portant les jours de cueillette. Un vêtement ample, droit et simple, qui ne me laisse pas le loisir de l'admirer, et pour autant, me laisse tout imaginer. J'aime ses tenues. Ses pantalons délavés, presque tous effilés au niveau des chevilles, sa collection de paire de vans et son look vintage. Pia ne s'encombre pas d'un jean qu'elle trouverait inconfortable, ni d'une paire de talons trop étroits qui l'empêcherait de se sentir à l'aise. Et ce n’est qu’un détail, rien qu’un parmi les milliers que j’apprécie chez elle depuis que je la connais.

Mon cœur se gonfle lorsque mes yeux se posent sur la dentelle noire de ses sous-vêtements. J'ai beau tenir à elle plus qu'elle ne peut se l'imaginer, ça ne s'est jamais arrêté là. Je la désire aussi. Avec une ardeur presque aussi intense et violente que celle qui alimente mes sentiments pour elle. Je n'ai pas été jusqu'à lui avouer tout ce que j'avais sur le cœur, aussi suis-je resté relativement vague dans ma confession. Elle sait que j'ai préféré mettre de côté ce que je ressentais, ayant envie de préserver mon amitié avec Zoé et Arlo. Mais elle ne sait pas tout, heureusement. Je ne suis pas sûr qu'elle pourrait encore passer du temps avec moi si c'était le cas.

Sans hésiter davantage, je la suis jusqu'à la petite plage de sable et de galets, seulement vêtu d'un boxer gris. Je remarque, surpris et, il faut le dire, un peu déçu, que mon amie s'est déjà immergée entièrement, ne laissant dépasser que le haut de son visage à la surface de l'eau. Il lui a suffi d'un peu moins de dix secondes pour s'habituer à l'eau restée fraiche, et ce même malgré la chaleur qui alourdit l'air ambiant. L'espace d'un instant, je m'inquiète d'avoir pu laisser mon regard s'attarder trop longtemps sur sa peau nue, et de l'avoir mise dans l'embarras. Pia était de dos, mais elle a sûrement senti la brûlure de mon regard sur son corps bronzé, regard devenu fuyant lorsqu'elle s'est retournée avant d'entrer dans l'eau. Je déglutis, ignorant les questions qui se bousculent dans ma tête.

Je la rejoins dans l'eau, profitant du léger courant qui masse mes jambes alourdies. Les journées au verger sont parfois épuisantes, et même après sept saisons, je ne parviens jamais à m'habituer rapidement au rythme de la cueillette au début de l'été. Ce n'est qu'à la fin du premier mois que je commence à me faire aux longues heures passées debout, et aux mouvements répétitifs que subissent mes bras. Parfois, je me dis que Pia doit beaucoup tenir à nous, pour passer ses deux mois de vacances au verger, alors qu'elle pourrait être n'importe où. Je sais que la vie à Paris a un coût, et pourtant, Pia a les moyens de partir en vacances si elle en a envie. Ses parents gagnent bien leur vie et ils sont eux aussi, souvent en vadrouille.

Je me demande ce qui la pousse à être aussi engagée et investie aux Jolisfruitiers. Peut-être est-ce la présence de Zoé, qui rendrait même la pire journée de boulot agréable et drôle tant elle pétille autour de nous, et que Pia ne parvient plus autant à la voir qu'avant, le reste de l'année. Ou bien est-ce pour Arlo ? Son frère de cœur, son confident, eux qui ont toujours été pris pour un couple au lycée et qui s'en sont longtemps amusés. Si je ne connaissais pas Arlo depuis l'école maternelle, j'aurais été jaloux de leur lien et de leur proximité évidente. Curieusement, ça ne m'a jamais posé de problème de les voir si complices. Peut-être étais-je certain qu'Arlo, tout comme moi, ne tenterait jamais rien avec elle de peur de voir notre amitié s'étioler. Peut-être qu'il l'a toujours perçue comme une meilleure amie, jamais plus. Toujours est-il qu'il ne m'a jamais parlé d'elle ainsi - et moi non plus. Avec le temps, mes questions sur la vie amoureuse de Pia et les inquiétudes à son égard que je ne formulais jamais en face d'elle, il a fini par comprendre que je tenais à notre amie plus que je ne laissais croire, mais il s'est longtemps abstenu de creuser davantage. Jusqu'à cet été.

Je frissonne en pensant à la discussion délicate que nous avons eue chez lui la semaine passée, et j'enferme ces pensées douloureuses dans un coin de ma tête, me concentrant tant bien que mal sur les remous de l'eau à la surface. Je ressens une légère inquiétude en imaginant mon secret, si bien gardé ce matin, être désormais partagé avec deux personnes. En lesquelles j’ai entièrement confiance, mais, deux personnes qui… ne sont pas moi.

— À quoi tu penses ?

Le son de sa voix finit de me tirer de ma rêverie. À toi ? À la douceur de ta peau, à notre câlin ce matin, aux années qui nous ont éloignés et que je ne suis plus sûr de pouvoir supporter plus longtemps ? Je ne peux décemment pas lui dire tout ça. Pour autant, je lui ai promis d'être plus sincère, alors j'opte pour une semi-vérité.

— À ce matin.

Je n'arrive pas à ajouter quoi que ce soit à la suite de ces trois pauvres mots. Elle sait de quoi je parle, bien sûr.

— Tu sais, je déteste qu'on me touche, souffle-t-elle. Mais... avec toi, ce matin, je n'ai pas ressenti cette empreinte étrange que les autres laissent sur moi après un contact. C'était... naturel. Je voulais te le dire, parce que ça ne m'arrive jamais.

Ses mots me vont droit au cœur. Bien sûr, ça ne veut rien dire de spécial, mais tout de même. Elle était bien. Avec moi. Alors je ne peux m'empêcher de réprimer un sourire, ce qui semble amuser Pia.

— Tu sais que je pourrais m'habituer à te voir sourire, Zek. Fais gaffe, je ne vais pas vouloir revenir en arrière.

Aussitôt a-t-elle prononcé ces mots, que j'aperçois le rouge lui monter aux joues. Ces dernières prennent une jolie teinte rosée qu'elle s'efforce de cacher en plongeant son visage dans l'eau. Sa combine m'arrache un gloussement, et j'ai du mal à croire que ce son est sorti de ma gorge.

— Ça me va, s'ils sont pour toi.

Merde. Je devais lui laisser le temps de réfléchir à tout ça, c'est ce que je lui ai dit tout à l’heure. Est-ce qu'elle va préférer tout oublier ? Maintenant qu'elle sait... Je peux tenter le tout pour le tout. Je ne veux plus rien regretter, tant pis si je risque de perdre la seule famille qu'il me reste : si c'est pour elle, alors ça en vaudra forcément la peine. Ma mâchoire se contracte sous l'effet de l'adrénaline qui pulse dans mes veines. Je ne veux pas l'effrayer, au contraire... Mais il faut qu'elle sache que je suis sérieux. Que tout ce que je lui ai dit ce matin n'avait absolument rien d'une blague.

Je fends l'eau pour traverser les quelques mètres qui nous séparent, m'approchant tout près d'elle et de ce sentiment de plénitude qui m'a envahi ce matin, entre les abricotiers. Même dans l'eau, je sens son parfum, sa douce odeur de pêche sucrée qui reste imprégnée dans ses cheveux ondulés en toutes circonstances. Au lycée, c'était cette odeur. Quand on sort camper ici, quand on part en vacances, quand on travaille ensemble. C'est son odeur.

Elle se fige à mon contact lorsque ma main effleure la sienne à tâtons, sous l'eau. Mon visage s'est durci, je ne souris plus, j'ai besoin de rester impassible pour profiter des sensations qui parcourent mon corps. Pia entortille ses doigts autour des miens, timidement. Mais elle ne me repousse pas, pensé-je avec soulagement. Seule une quinzaine de petits centimètres séparent nos deux corps, elle est si proche que je sens la chaleur de son souffle sur mon menton.

— Tu ne l'as jamais dit ? Ni à Arlo, ni à Zoé ?

Je n'ai pas besoin de lui demander ce à quoi elle fait référence. Je secoue la tête de gauche à droite, un peu secoué de voir qu'elle aborde d'elle-même le sujet. Elle prend une longue inspiration.

— Et si on ne leur disait rien ?

Je fronce les sourcils, perplexe. Elle doit comprendre que je suis perdu, alors elle enchaîne.

— Tu veux me laisser rencontrer le vrai Zek ? Celui qui ne me déteste pas depuis dix ans ? Ok. Mais il va me falloir des preuves. On a tout le mois de juillet à passer ensemble. Si c'est vraiment ce que tu as toujours voulu, alors... montre-moi. Considère ceci comme... Un premier rencard secret, finit-elle par murmurer près de mon oreille.

Sa proposition me laisse bouche-bée. Mon cerveau va sûrement s'arrêter de fonctionner. J'ai perdu le fil de mes pensées, et même si je savais quoi lui répondre, je ne parviens plus à articuler. J'incline la tête sur le côté, perdu. J'ai appris à aimer Pia en silence. À suivre sa vie à distance, à repousser les avances des autres hommes pour elle en secret. Ce qu'elle pense connaitre de moi, cette froideur que je lui réservais, presque tout était faux. C'était simple.

Si je m'engage là-dedans, elle risque de découvrir le vrai Zek, comme elle le dit si bien. Le problème, c'est qu'il n'est pas mieux que celui qu'elle croit connaitre... Et quand elle l'apprendra, alors je n'aurais plus rien ni personne pour me cacher. Je serre fort mon pouce dans le creux de ma main libre, celle qui n'est pas l'heureuse otage des doigts de Pia.

Après quelques infimes secondes de réflexion, je plonge mon regard au fond de ses yeux verts. Et je m'y noie. C'est infiniment risqué, je pourrais tous les perdre. Arlo, Zoé. Et elle. Mais si je passais à côté d'elle toute ma vie sans avoir jamais rien essayé ? Je me perdrais moi, définitivement.

— D’accord. Faisons ça, murmuré-je.

D’une phrase, dix ans d’efforts partent en fumée. D’un regard, je lui ai confié mon cœur sans hésiter. Je n’ai plus qu’à espérer qu’elle en prenne soin.

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