Chapitre 16 - Pia
☼ Chapitre 16 - Pia ☼
En quelques minutes seulement, Zoé et moi arrivons chez Arlo. La petite maison de sa grand-mère dégage un charme ancien qui me submerge à chaque fois que je l'aperçois. À peine ai-je poussé la belle porte de bois sculptée qui donne sur l'entrée, que je le vois, debout dans le salon. Zek. Les traits de son visage, qui me paraissaient si doux tout à l'heure lorsque nous observions ses timbres, laissent désormais transparaître un mal-être évident. Il me fixe avec méfiance, et je frissonne tout en essayant de me rappeler que ce que l'on a vécu aujourd'hui était bel et bien réel. Mais alors qu'il recule au moment où je décide de m'avancer vers lui, soucieuse de savoir ce qu'il lui est arrivé, je sens quelque chose se briser en moi. L'homme qui se trouve en face de moi n'est pas celui qui m'a ouvert la porte de son appartement douillet, il y a à peine quelques heures. C'est celui d'avant, celui qui ne m'a pas encore avoué la vérité, celui qui refuse de la laisser éclater au grand jour. Si Zek m'a promis de me laisser le découvrir, il est évident qu'il ne parvient pas à baisser sa garde devant moi, et j'imagine que la présence de nos amis dans la pièce y est pour quelque chose. J'essaye de ne pas faire de conclusions hâtives, et pourtant, je ne peux m'empêcher de ressentir une immense déception. La confiance que j'avais réussi à éprouver aujourd'hui s'effrite un peu, et les mots qu'il prononce sont empreints d'une dureté déconcertante.
— Rien, il exagère. Pia, qu'est-ce que tu fais ici ? Tu as laissé tes invités ?
Je veux retrouver la douceur des mots qu'il m'a adressés au verger, à la rivière, chez lui. Le sourire qui flottait sur ses lèvres depuis ce matin a disparu.
— J'étais chez Zoé quand elle a reçu le message d'Arlo. Si ça t'embête que je sois là, je peux partir, dis-je sèchement.
Vu de l'extérieur, ça n'a ni queue ni tête. Arlo et Zoé nous fixent, immobiles. Ils ne doivent pas y comprendre grand chose. Après tout, pour eux, rien n'a changé. S'ils savaient seulement ce qui s'était passé entre nous aujourd'hui...
J'attends. Cinq secondes, dix secondes. C'est clair, il ne veut pas de moi ici. Je ravale ma salive, en proie à une colère que je refuse de faire exploser ici. S'il croit qu'il peut être gentil seulement quand ça l'arrange, alors il se trompe. Peu importe que l'on soit seuls ou pas. Je souffle, déçue, et tourne les talons vers la sortie.
— Pia, attends... chuchote Zek.
Les larmes me montent presque aux yeux, et seule mon envie de comprendre sa réaction désagréable me pousse à rester. Je dois être là pour lui. Même si ça veut dire que je ne comprends pas toujours ce qui le pousse à agir comme il le fait.
— Reste. Je suis désolé. Il n'y a pas de quoi s'inquiéter, j'ai eu un coup de stress sans raison.
Le regard noir qu'il adresse à Arlo m'intrigue, je ne suis pas sûre de savoir ce qu'il signifie.
Avant même que l'on puisse réagir à sa déclaration, Zek se lève d'un bond et nous gratifie d'un sourire forcé que je lui connais bien.
— Vraiment rien de bien grave, Arlo n'aurait pas dû vous déranger. En attendant, on bosse tous demain, et je suis crevé. Je vais rentrer à pied.
Mon cœur loupe un battement. S'il est évident qu'il ne nous a pas tout dit, je ne peux tout simplement pas obtenir les réponses à mes questions ni ici, ni maintenant.
— Je te ramène, clamé-je, et tu n'as pas le droit de dire non.
Zoé me regarde comme si une deuxième tête venait de pousser à côté de la première. Mon ton catégorique m'a moi-même surprise, et il est vrai que je ne propose jamais rien à Zek, en temps normal. Je réagis à ce qu'il me dit, et on se cherche, ni plus ni moins. Je me suis donc préparée à un refus, et pourtant, mon ami ne proteste pas une seule seconde. J'ai dû me montrer assez convaincante... Ou peut-être regrette-t-il déjà ce qu'il m'a dit il y a quelques instants ?
— Je vais rester un peu ici avec Arlo, me prévient Zoé du bout des lèvres.
Arlo acquiesce silencieusement.
Zoé semble presque choquée de la tournure que prennent les événements. Je n'ai jamais ramené Zek chez lui, je crois même qu'il n'est jamais monté dans ma voiture. Tout est accessible à pied autour du village, et les quelques fois où nous sommes partis en vacances ensemble, ce n'était pas ma clio qui remportait l'élection du véhicule le plus adapté. Et pour cause, la capacité du coffre n'aurait jamais pu contenir ne serait-ce qu'un tiers des bagages de Zoé.
— Ça me va si elle te ramène, mec. On se voit très vite, affirme Arlo d'un ton rassurant.
Toujours est-il qu'après de brefs au revoir, laissant Zoé et Arlo un peu perplexes mais plus sereins, Zek et moi nous retrouvons à nouveau seuls, séparés par la simple distance qui existe entre nos deux sièges. Sa respiration est lourde, et sa seule présence suffit à me faire perdre toute cohérence. Mince, j'étais super remontée il y a tout juste cinq minutes, et je n'arrive même plus à savoir pourquoi.
— Je suis... désolé, Pia, souffle-t-il. Ce que j'ai dit... Je t'ai parlé comme si rien ne s'était passé aujourd'hui, et ce n'est pas ce que je veux. J'ai complètement paniqué quand Arlo m'a demandé ce qu'il se passait entre nous...
Son honnêteté est désarmante. Ses excuses me touchent en plein cœur, et je ne l'ai jamais senti si vulnérable. Pour autant, un détail m'interpelle.
— Arlo ? Mais comment est-ce qu'il pourrait savoir ça ?
Zek passe une main derrière sa nuque, l'air embarrassé. Son regard se plante dans un coin de l'habitacle, près du sol, et du côté opposé au mien.
— Ah, ça... Heu, j'ai pas toujours été super discret dans mes tentatives de me renseigner sur ta vie, marmonne-t-il, gêné.
Un sourire franc se dessine sur mes lèvres. Il est adorable. Je n'arrive même pas à imaginer tous les efforts qu'il a dû déployer pour cacher les sentiments qui l'assaillent depuis tant d'années.
J'ai pris le temps de démarrer en écoutant sa réponse, pour lui épargner un silence qui l'aurait sûrement troublé plus que de raison.
— Tu sais quoi ? On a décidé qu'on ne disait rien, alors c'est ce qu'on va faire. Arlo et Zoé n'ont pas besoin de savoir tout ça. Par contre, on est amis, Zek, et il va falloir que tu me laisses t'approcher, même quand ils sont là.
Il acquiesce d'un bref hochement de tête. S'il n'est pas prêt à tout dire, je peux l'entendre. Mais il doit me faire une place plus importante que celle qui m'était réservée jusqu'alors. J'en ai besoin, si on veut apprendre à vraiment se connaître. Et surtout, j'en ai envie.
Son regard gris semble perdu dans le vague au moment où nous arrivons devant son immeuble. Le trajet était ridiculement court, compte tenu de la taille du village où nous vivons, mais je n'aurais pas pu me résoudre à le laisser rentrer seul. Lui qui semble toujours si sûr de lui, imperturbable, j'ai presque du mal à le reconnaître ce soir.
Je tourne la clé, éteignant le moteur afin de lui permettre de sortir de la voiture sans se presser.
— Merci, dit-il doucement.
Ce n'est pas seulement pour le trajet qu'il me remercie, si j'en crois la lueur qui brille au fond de ses yeux. Il doit certainement voir la même ombre danser au fond des miens. C'est cette flamme argentée qui m'attire tel un aimant, qui me ferait perdre la raison jusqu'à me jeter dans ses bras dès ce soir. Je sais qu'on en crève d'envie tous les deux, et que ces pulsions enfouies au plus profond de nous sont déjà ravivées. Peut-être même qu'elles n'ont jamais vraiment cessé d'exister...
— Bonne nuit, Pia. À demain.
Je détourne le regard, déstabilisée par l'intensité de sa voix, devenue légèrement rauque. Il faut qu'il sorte de cette voiture avant que je ne fasse une connerie.
— Bonne nuit, Zek, chuchoté-je dans un sourire. À demain.
La portière claque dans le silence de sa rue, et je respire enfin. Je sens mon cœur s'emballer, fatigué d'avoir supporté ma respiration saccadée, ou plutôt, la quasi apnée que je viens de lui infliger. C'était quoi, ça? L'espace d'un instant, j'ai seize ans, et je me revois faire le deuil du crush le plus insensé de ma scolarité. Est-ce que je l'ai vraiment fait ? Est-ce que j'ai vraiment, complètement oublié Zek, depuis ? Non, bien sûr que non. Et puis, ça n'a jamais rien eu d'un crush. Ce qu'il y a entre nous me bouleverse complètement. Ce quelque chose abaisse mystérieusement les barrières hautement érigées de ma pudeur, de mon aversion pour le contact physique. J'ai envie de me blottir contre son torse musclé, de passer mes doigts dans ses belles boucles brunes et de caresser chaque parcelle de ce corps qui n'était pas pour moi, puisqu'il l'avait décidé ainsi. Je me demande ce qui me retiendra demain, et tous les autres jours que nous passerons seuls au verger... Et à en croire l'étincelle au fond de ses yeux, je ne suis pas certaine que ce sera Zek.
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