Chapitre 18 - Pia
☼ Chapitre 18 - Pia ☼
J'ai un peu de mal à croire que je viens de proposer un date... à Zek. Ezechiel. L'homme qui ne me répondait le soir de mon arrivée que par des sourires pincés et des regards perdus au fond de son verre. Je connais son amour pour la bière artisanale, mais tout de même, j'étais loin de penser qu’une semaine plus tard, j'allais l'égaler sur le podium des centres d'intérêts de Zek. Et puis, est-ce vraiment ça ? Ou bien, une fixette d'adolescent qui refait surface dès que je suis dans le coin ? Impossible à dire. Un frisson parcourt mon corps, lorsque je me rends compte que je n'ai pas la moindre réponse à mes interrogations lorsqu'il est question de Zek. Je sais des choses sur lui, sur sa vie, qui m'ont été racontées par Arlo et Zoé, principalement. Mais j'ignore tout de sa façon de fonctionner. Ça me donne le vertige, quand je pense que j'ai passé une décennie à le voir, souvent, sans jamais réussir à le cerner ni à le comprendre.
Je regarde autour de nous. Zek est parfaitement immobile, son regard fixe un point au loin, et j'en profite pour le contempler un instant. La courbe de ses cils, son profil parfait. Ses yeux en amande et les traits harmonieux de son visage. Son corps est entouré d'une aura apaisante, d'un cocon invisible un peu mystérieux, quelque chose de calme et d'imperturbable. C'est ce masque de sérénité qui s'est fissuré il y a une semaine, lorsque son poing a embouti le nez d'Elias, ce masque qui s'est craquelé lorsque nous avons discuté ce matin, dans le verger. D'après Arlo, Zek a vécu des choses compliquées étant enfant. Je sais que ses parents n'ont pas été là pour lui, qu'ils lui ont fait payer le fait de ne pas avoir été prévu si tôt dans leur vie. De la violence, physique parfois, mais morale surtout. Je me mords l'intérieur des joues en imaginant un petit bonhomme aux cheveux bouclés avancer seul avec des questions plein la tête, accompagné seulement d'un ennui insensé et d'un désarroi immense que l'on ne devrait jamais avoir à connaître si jeune.
J'y réfléchis depuis le lycée. Et je suis à peu près sûre aujourd'hui que tout ça, ce n'est pas Zek. Ce n'est pas vraiment Zek. C'est celui qu'il est devenu, alors que d'autres chemins étaient possibles. C'est le masque de l'ataraxie qu'il porte bon gré mal gré, celui qu'il a glissé sur son visage à peine sorti de l'école maternelle, pour tenir le coup face à ce que la vie lui avait réservé. J'ai envie qu'il sache qu'il y a quelqu'un sous ce masque, parce que je crois qu'il l'a lui-même oublié.
— Tu m'as toujours pas répondu. T'as regardé Fallout, cet été ?
Un léger sourire se met à flotter sur ses lèvres, et je vois son nez se froncer, presque imperceptiblement.
— Ouais, c'était cool. Mais c'est pas celle que j'ai le plus aimé, si tu veux tout savoir, me dit-il tout bas.
Je hausse un sourcil curieux, l'incitant à poursuivre. J'en ai une en tête, et je sens mon cœur battre un peu plus fort juste avant qu'il ne reprenne.
— One Day. Je me suis dit que c'était fou…
— Que tout ait pris tant de temps ? Mais oui ! Il se passe combien de temps avant qu'ils soient enfin ensemble ? Onze, douze ans, non ? Pourquoi est-ce qu'il a fallu que Dex se marie une première fois, sérieux ? C'était juste si évident qu'il…
Je m'interromps, honteuse. Je lui ai coupé la parole de la façon la plus impolie qui soit, alors que je lui avais moi-même posé une question. Je crois qu'il ne m'en tient pas rigueur, si j'en crois son sourire qui s'est élargi.
— J'allais dire la même chose que toi. Que c'était absurde, qu'ils soient passés si longtemps à côté l'un de l'autre, alors qu'ils étaient clairement faits pour être ensemble. C'était même un peu...
Il hésite, et je tente de compléter sa phrase.
— Frustrant à regarder ?
Pas de réponse. Mais je n'en ai pas besoin, je sais que c'était ce qu'il pensait. Ses yeux gris me sondent avec une intensité folle, et ce que l'on vient d'échanger se passe également de commentaires. Je ne suis pas sûre qu'on soit encore en train de parler d'Emma et Dex. Une vague de chaleur se glisse au creux de mon ventre, et je suis persuadée que ce sont ses yeux dont la couleur rappelle celle du métal en fusion qui viennent de faire fondre un petit bout de mon cœur. Nous sommes encore dans l'eau, et je me réjouis à ce moment-là de pouvoir cacher mon corps de son regard... ardent. Je ne sais plus où mettre mes bras, ni où poser les yeux, et je ne me rappelle pas de la dernière fois où j'ai été si déstabilisée en présence d'un homme. Même toute l'assurance d'Elias n'a jamais pu m'ébranler ainsi. Pas comme Zek le fait... en m'observant seulement.
Nous restons dans l’eau un moment, bercés par le chant des cigales et par la brise chaude qui lèche nos peaux. Vers seize heures, nous nous mettons d’accord pour rentrer au verger et travailler une ou deux heures de plus, les moments les plus chauds de la journée étant désormais derrière nous.
Sur le chemin du retour, j’essaie de faire le point. Notre semaine m’a inévitablement ramenée à la jeune fille que j’étais au lycée, celle qui n’avait d’yeux que pour lui. L’ami de mon amie, celui qui suscitait tant d’admiration. Celle des autres filles, surtout, que j’ai toujours jalousées. Et aujourd’hui… Ce serait moi ? J’ai envie d’y croire. Mon corps aussi, ce lâche. Il lui a suffi d’apprécier un contact, ce matin, pour me faire perdre toute pensée logique. D’accord, je n’ai pas hésité plus d’une seconde. Oui, c’était doux, réconfortant et je serais bien restée un peu plus au creux de ses bras musclés.
Il avait l’air sincère, ses gestes étaient tendres et son regard sur moi n’avait jamais été si apaisant. Mais après dix ans, balayer d’un revers de main toute la difficulté qu’il a eu à garder ces choses en lui ? Non. Zek est taciturne, discret. Je ne l’ai jamais vu non plus s’extasier devant quoi que ce soit. Il réfléchit avant d’agir, possède plus de sang froid que n’importe qui autour de moi. Et d’un coup, il me montre une facette de nounours que je ne lui connais pas. Je crois qu’au fond de moi, j’ai peur que ce soit juste une énorme plaisanterie. Qu’il se soit inventé cette histoire pour faire passer le mois en ma compagnie plus vite, et pour se donner une occasion de se moquer une fois que j’aurais craqué. Je ne sais pas s’il est capable de pousser une blague aussi loin. Mais, pour le moment, je me méfie… parce qu’il ne m’a jamais donné de raison de lui faire confiance, pas à ce point.
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