Chapitre 21 - Pia
☼ Chapitre 21 - Pia ☼
La porte d’entrée se referme derrière moi. Je serre la bouteille de bière artisanale que j’ai apportée, profitant de sa fraîcheur entre mes mains ; sans quoi, ces dernières seraient probablement moites, et pas seulement à cause de la chaleur étouffante qui règne depuis quelques semaines.
Ce matin, Zoé et moi avons passé plusieurs heures au soleil, affairées à tenir leur stand de jus de fruits au marché local. C’est un événement que j’apprécie beaucoup, puisqu’il me permet de discuter avec d’anciennes connaissances, et de prendre de leurs nouvelles. Bien souvent, j’en profite aussi pour faire un petit tour entre les étals, et il n’est pas rare que je reparte avec une ou deux trouvailles. Cette fois-ci, c’est un collier qui m’a tapé dans l’œil. Le pendentif, un petit disque dont la couleur grise rappelle celle de l’argent en fusion, est orné de trois graines de lavande, incrustées dans le métal et protégées par une épaisse couche de vernis transparent. La beauté, le charme qui émane de ces bijoux faits main a le don de m’émerveiller. J’admire le talent, la minutie dont font preuve ces artisans, et je suis heureuse de pouvoir les soutenir dès que j’en ai l’occasion. Et puis, il y a ces graines de lavande, qui me rappelleront toujours cet endroit si cher à mon cœur. Ma maison, peu importe où je me trouverai dans le monde au cours des prochains mois. Et cet argent, ce gris métallique… qui m’a rappelé ma couleur préférée. Celle des yeux qui me détaillent en ce moment-même.
Le pendentif descend presque jusqu’entre mes seins, et le décolleté plongeant de ma robe blanche laisse peu de place à l’imagination. Je déglutis, nerveuse malgré moi. Pourtant, je connais cette situation. Depuis le lycée, c’est même tout ce que j’ai connu : des premiers dates, qui n’ont jamais mené nulle part. Sauf une fois, m’entends-je penser. Je cligne des yeux, déstabilisée par cette simple apparition de Jules dans mon esprit. Deux ans après, quelques larmes coulent encore, parfois, au souvenir douloureux de la fin de notre relation. La colère que j’ai ressentie en apprenant sa tromperie, elle, s’est estompée, jusqu’à disparaître complètement. Cependant, une partie de moi se demandera toujours ce à quoi notre vie aurait pu ressembler, s’il n’avait pas fait ces choix-là. Je l’aimais vraiment, et le pire, c’est que j’ai continué à l’aimer longtemps, même en sachant ce qu’il m’avait fait. Il avait envoyé valser tous nos projets, tout notre amour, pour un coup d’un soir. Une histoire sans lendemain, avec une fille qui n’était pas moi. La trahison que j’ai ressentie lorsqu’il me l’a annoncé, le jour suivant, a été l’une des pires choses que j’aie eue à surmonter.
Je connais cette situation. Je connais Zek, aussi. Alors pourquoi est-ce que mon cœur bat si vite ? Justement, c’est peut-être parce que je sais. De la douceur de ses lèvres à la puissance de ses étreintes et… Je sais ce qui nous attend ce soir. Il y a encore une semaine, je n’aurais pas envisagé que les choses puissent être si chaleureuses entre nous, en tant qu’amis. Alors, peu importe ce que nous sommes maintenant, c’est déjà allé bien au-delà de mes espérances.
— Pia, c’est… tu es magnifique.
Son compliment m’arrache un franc sourire, mettant derrière moi toutes les pensées négatives qui flottaient encore au fond de ma tête. Il faut dire que j’ai passé l’après-midi à me préparer, allant même jusqu’à me maquiller, chose que je ne fais que très rarement. Alors que je ne jure que par mes Vans habituelles, je les aies troquées contre une paire de sandales à plateforme noires, et ces quelques centimètres gagnés me rapprochent un peu du mètre quatre-vingt de Zek. Toutefois, si l’athlétisme a rythmé ma vie pendant de longues années, sculptant ma fine silhouette, mon date de ce soir s’est forgé une musculature bien plus imposante et massive que la mienne. D’aussi loin que je me souvienne, Zek a toujours entretenu son corps rigoureusement. Je ne l’ai jamais vu rater une séance, même lorsque celle-ci tombait le lendemain d’une soirée trop arrosée. Je me suis souvent demandée si cette discipline quasi militaire qu’il s’impose depuis si longtemps l’a sauvé, au sortir de l’adolescence. Des violences, des abus de son enfance. Comme une sorte de refuge, peut-être.
— Merci. Tu veux que je la mette au frais, ou on se l’ouvre maintenant ? dis-je en lui tendant la bouteille de verre brun.
Zek attrape la bière que je lui tends, et la dépose sur la petite table ronde qui lui sert à poser ses clés, son porte-monnaie et quelques objets décoratifs, juste à côté de l’entrée. D’un geste tendre, il passe sa main droite derrière ma nuque et attire mon visage contre le sien, déposant un baiser délicat sur la commissure de mes lèvres. Ce contact chaste me fait frissonner, et je jurerais que ses pupilles sont bien plus dilatées que ce qu’elles ne l’étaient il y a tout juste dix secondes. Il en a autant envie que moi. J’attends presque de voir ce qui le fera craquer, et si nous aurons le temps de finir de manger avant que l’un de nous deux se décide à franchir le pas.
— On peut l’ouvrir maintenant et se mettre un peu sur le balcon, si tu veux ? me propose-t-il.
Je glousse malgré moi, et m’explique en voyant ses sourcils se froncer d’incompréhension.
— Alors c’est comme ça, maintenant ? On s’embrasse pour se dire bonjour ?
Il sait à mon sourire que c’est ironique, mais la main qu’il passe dans ses cheveux m’indique que ma remarque l’a tout de même un peu déstabilisé.
— Je rigole, Zek. C’est très bien, le balcon, je te suis.
Je l’observe nous servir deux grands verres de bière, puis nous nous installons sur les deux fauteuils en rotin se faisant face sur son petit balcon. Je n’avais pas encore vu la partie extérieure de son appartement, mais elle semble être décorée avec autant de goût que les autres pièces. Quelques plantes occupent judicieusement l’espace disponible, et les coussins sur lesquels nous sommes assis s’accordent à merveille avec les couleurs présentes. Collectionneur de timbres, décorateur hors pair et grand sportif ? Décidément, les facettes de cet homme sont pour le moins surprenantes, mais loin d’être déplaisantes.
Nous finissons rapidement la bouteille, pris par nos conversations, si bien que nous voyons à peine le jour faiblir et l’heure tourner. Zek ne mentionne ni l’altercation que nous avons eue avec Zoé la veille, ni les inquiétudes dont il m’avait fait part quelques jours auparavant. Cette peur de briser le lien qui nous relie tous les quatre, et celle de l’abandon qui semble l’habiter depuis un bout de temps, déjà. Je préfère ne pas m’aventurer sur ce terrain-là, et si je dois attendre qu’il soit prêt à se confier, alors j’attendrai. Au lieu de cela, nous parlons de mes voyages, dont il connaît certains détails pour avoir été présent lorsque je les racontais à Arlo et à Zoé… Sans avoir pu s’extasier pour moi. Aujourd’hui, il le fait, à sa manière, et même si son visage semble constamment filtrer ses émotions, je sens à ses questions, à la douceur de ses mots, qu’il est bien. Peut-être même heureux.
Nos jambes dénudées se sont trouvées sous la table de jardin, et elles se caressent l’une l’autre, dissociées de nos discussions que nous poursuivons comme si de rien n’était. Bientôt, ce sont nos doigts qui viennent s’entrelacer à leur tour, et nos regards s’accrochent alors différemment. Sauvagement.
— Tiens, je ne t’ai même pas posé la question. Qu’est-ce que tu nous as préparé de bon à manger ? lui demandé-je.
Ma question semble le prendre de court, mais je comprends qu’il était simplement aussi absorbé que moi par les contacts que nous avions initiés. Connaissant Zek et son hygiène de vie presque irréprochable, je m’attends à quelque chose de sain. Qui pourrait finalement correspondre à mon plat favori, et j’ai comme l’impression que c’est une information qu’il détient, même s’il ne me semble pas la lui avoir transmise… Au sourire qu’il affiche, je devine que nos pensées ont suivi le même cheminement.
— Je te promets que je le savais déjà, je n’ai même pas demandé à Arlo ! se défend Zek, amusé.
— Ah oui ? Je ne te l’ai jamais dit, j’en suis presque sûre. Tu ne me stalkes pas vraiment, j’espère ? le taquiné-je.
Il hausse les épaules, un rictus amusé flottant sur ses lèvres.
— Un peu si, j’avoue. Ça compte, le stalk d’avis sur google ? Parce que, Pia, tu manges des bò bún dans presque chaque ville que tu visites. Ça n’a pas été bien difficile de savoir ce que tu aimes.
Ses mots font gonfler une bulle de chaleur dans le creux de mon ventre. Je ne l’aurais jamais cru si attentionné, même en l’ayant côtoyé tant d’années.
— Et tu t’es soucié de savoir ce que j’aime manger. Tu aurais pu faire quelque chose de plus simple, ou que tu aimes faire pour toi d’habitude… Tout me va, tu sais. Mais, j’apprécie vraiment le geste. Sincèrement.
Et je ne doute pas un instant de la qualité de ce qu’il nous a préparé. Je meurs d’envie de manger un bò bún, ce n’est pas mon plat préféré pour rien. Pourtant, une envie d’un autre genre, mais toute aussi primitive, grandit en moi depuis des heures. Et quelque chose me dit qu’elle n’attendra pas que mon ventre soit plein pour prendre le contrôle de mon corps.
Annotations
Versions