Chapitre 29 - Zek

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☼ Chapitre 29 - Zek ☼

Elle n’est pas là aujourd’hui. Elle n’est pas venue hier non plus. Je ne sais pas bien ce que j’espérais, mais je me sens de plus en plus con. Est-ce que je m’attendais vraiment à la voir débarquer au verger, tout sourire, après qu’elle ait appris ce que Zoé et moi lui avions caché tout ce temps ? Je savais que cette connerie allait me sauter à la gueule un jour où l’autre. Ce que je n’avais pas anticipé, c’est qu’elle allait surgir au pire moment possible. Mon rêve s’était réalisé, et me voilà déjà en train de ramasser les morceaux de mon cœur brisé.

Je charge une énième caisse dans le tracteur, tentant d’oublier ma peine en me démenant au travail. Ça fonctionne à peine, mais au moins, j’ai l’impression de faire quelque chose comme il faut, et ça m’aide à tenir. Je ne peux même pas compter sur ma musique ou ma tranquillité habituelle, puisque les saisonniers sont arrivés ce matin de bonne heure. Le pire, c’est qu’il m’a fallu leur pondre un speech de bienvenue ainsi qu’une liste d’instructions détaillant le travail qu’ils auraient à effectuer lors des semaines à venir dans le verger. Vendredi, Pia m’avait promis qu’elle s’en chargerait, connaissant ma hantise des interventions du style, et mon appréhension générale à sociabiliser. Évidemment, je n’ai pu compter que sur moi-même et ai dû fournir un effort surhumain pour tenter de les accueillir convenablement, sans m’effondrer devant eux en pensant au message que j’avais reçu quelques heures plus tôt.

Arrête de m’écrire et ne viens surtout pas chez mes parents. Je n’ai pas envie de te voir.

C’était dimanche, en début d’après-midi. Je voulais prendre de ses nouvelles, même en sachant que Zoé et elle avaient eu une discussion houleuse la veille, après notre rendez-vous chez moi.

Je fronce les sourcils, interrompu dans mon flot de pensées par un abricot trop mûr qui dégouline le long de mon bras. La mâchoire serrée, je réalise que je l’ai simplement empoigné avec une force tout à fait démesurée, le genre de force qui ne sert pas à cueillir un abricot, en fait. Deux saisonniers qui se trouvent à quelques mètres de là m’observent, interdits.

— Les gars, si vous me remplissez les caisses à moitié, on va pas s’en sortir. Vous pouvez facilement faire un étage de plus, là, marmonné-je, vexé qu’ils m’aient détaillé de la sorte dans un moment de vulnérabilité.

Naturellement, le visage soucieux de Pia s’impose à moi dans la seconde qui suit. Celui qu’elle m’a laissé voir avant de partir chez Zoé samedi soir, cette expression qui occupait tout son visage alors que je lui promettais que je n’avais aucune idée de ce dont parlait Zoé. Quel con. Je n’y pensais même plus, c’était la vérité.

La distance qui s’est naturellement imposée entre nous depuis deux jours me comprime la poitrine. Elle m’empêche de respirer correctement, et le sourire forcé que j’arbore lorsque je suis en présence d’autres personnes devient vraiment difficile à conserver. Comme si les muscles de mon visage refusaient de m’obéir, acceptant seulement d’être tendus, me donnant l’air encore plus renfrogné que d’habitude. Pia dirait que c’est impossible, j’en suis sûr, et cette simple pensée m’oppresse plus que de raison. Elle me manque. Si elle a choisi de s’éloigner définitivement de moi, je ne pourrais plus jamais penser à autre chose.

L’évidence me frappe alors de plein fouet. Qu’est-ce que je fous encore là ? Je jette un œil autour de moi. Les saisonniers bavardent, remplissant leurs caisses à un rythme tout juste correct. De toute évidence, ils ne sont pas encore prêts à être laissés seuls ici. Aussi, il serait impensable de leur laisser les clés du tracteur. Je grogne, frustré, puis sors mon portable de ma main restée propre et m’empresse d’appeler Zoé.

— Zoé ? Vous avez fini le premier rendez-vous de la journée ?

À l’autre bout du fil, la voix de Zoé paraît légèrement enrouée. Je ne l’ai pas vue depuis quelques jours, mais j’imagine que sa discussion avec Pia n’a pas dû la laisser indemne, elle non plus. Leur amitié n’avait jamais été remise en question jusqu’à aujourd’hui, et je sens toute la tristesse qui émane de sa voix rauque.

— Ouais, écoute Zek, chuchote-t-elle, Arlo et Pia ont discuté, il est pas ravi non plus de… tout ça.

Je ferme les yeux en soupirant et laisse ma tête basculer légèrement vers l’arrière, suffisamment pour que mon visage couvert de sueur rencontre les rayons brûlants du soleil. Dans mon malheur, j’ai complètement oublié Arlo, et le fait que lui non plus, n’était pas au courant de cette histoire difficile. Zoé et moi avions un deal : personne ne doit savoir. Toutefois, je le connais par cœur. Il va me faire la morale, me détailler toutes les raisons qui font que j’ai été complètement con et égoïste, puis les choses redeviendront telles qu’elles étaient. Ce n’est pas sa réaction qui m’inquiète le plus.

— J’imagine, grommelé-je, un poing posé sur la hanche. Zoé, je dois parler à Pia, je tiendrai pas plus longtemps. Qu’est-ce que je pourrais faire ? Tu crois qu’elle refusera vraiment de me voir si je me pointe chez ses parents ?

Elle a été claire, mais la savoir triste et en colère loin de moi, à cause de moi, sans pouvoir essayer de la rassurer, m’inspire une peine encore plus intense que celle causée par ma propre souffrance. Je suis perdu, j’erre entre mon désarroi et sa demande que je ne suis pas sûr de pouvoir honorer. Garder mes distances, alors que je venais tout juste de la trouver, enfin. L’adolescente qui m’a fait ressentir l’amour pour la première fois. La jeune femme qui a alimenté cette même flamme au fil des années, alors que j’essayais de faire taire les battements de mon cœur qui n’avaient toujours existé que pour elle. Ça ne peut pas s’arrêter là, je le refuse.

— A ton avis ? Bien sûr qu’elle acceptera de te voir. Ce n’est pas parce que tu as merdé, qu’on a merdé, se corrige Zoé, qu’elle n’est pas complètement folle amoureuse de toi.

Ses mots me touchent plus que je ne l'admets et me réconfortent un petit peu. Zoé poursuit, non sans avoir inspiré un grand coup. Elle chuchote toujours, mais d’un air un peu plus grave et solennel cette fois-ci.

— Mais si tu fais ça, tu lui montres encore une fois que ce n’est pas elle qui décide. C’est pas bon, ça, Zek, achève-t-elle d’une voix tranchante.

Je me pince les lèvres. Bordel, elle a raison. Je dois trouver un moyen de m’excuser tout en respectant sa volonté.

— Alors, qu’est-ce que tu me conseilles de faire ? demandé-je d’une voix blanche.

— Arlo est vénère. Mais vendredi, il n’a pas arrêté. Il trouve ça incroyable, que vous vous soyez enfin rapprochés, raille Zoé, alors je sais qu’il fera tout pour vous aider.

Elle marque une pause, et sa voix se fait encore plus basse. J’imagine qu’Arlo n’est pas loin, ou qu’il se rapproche de l’endroit où elle se trouve.

— Je vais lui en toucher deux mots, d’accord ? En attendant, ne fais rien de stupide. Patiente un peu, laisse Pia respirer, se radoucit-elle.

J’expire longuement, me rendant alors compte que je retenais ma respiration depuis plusieurs secondes, attentif aux paroles de Zoé. Je ne peux pas m’empêcher de me demander si Arlo se doute de quelque chose depuis plus longtemps qu’il ne me l’a dit il y a quelques semaines, lorsque j’essayais d’obtenir des informations au sujet de Pia. Ma gorge se serre, et je regrette de ne lui en avoir jamais parlé. Je pensais à tout ce qui pouvait mal tourner, mais jamais je ne m’étais attardé sur tout le positif que cela aurait pu m’apporter. Arlo m’aurait aidé, il aurait été là pour moi. Il l’a toujours été, alors pourquoi ai-je douté de lui ou de la force de notre amitié ?

— D’accord. Préviens-moi si la situation change, ok ?

Zoé acquiesce à l’autre bout du fil.

— Merci, Zoé, ajouté-je doucement.

Je raccroche, à la fois soulagé et perturbé par cet échange. Je ne suis pas plus avancé, si je dois attendre de voir ce qu’Arlo compte faire pour m’aider. Peut-être qu’il ne le fera pas, d’ailleurs. Il est bien possible qu’il soit suffisamment en colère contre Zoé et moi pour refuser ce qu’elle lui demandera.

En attendant, je dois agir. Lorsque Pia sera prête à me voir, il faudra qu’elle sache. Que c’est elle, sinon rien. Que je l’aime à en crever, et que pour elle, je règlerais toutes les conneries avec lesquelles la vie m’a bercé. Il y en a plus d’une, et je sais que ce sont elles qui m’ont poussé à agir comme je l’ai fait. Je sais que ces erreurs sont les miennes, mais quelque part… Elles sont aussi celles d’un homme qui a tenté de vivre comme tout le monde, sans avoir eu les clés du bonheur, de l’amour ou une famille aimante.

Je dois m’en occuper, si je veux avoir la moindre chance de devenir celui qu’elle mérite d’avoir. Je dois m’occuper des fondations chancelantes sur lesquelles j’ai tenté de grandir seul.

Peu importe à quel point j’ai pu le repousser. Le plus lourd fardeau de mon existence doit s’alléger. Pour elle.

Francesca et Antonio Lazzaro, géniteurs et parents déchus.

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