Chapitre 34 - Arlo
☼ Chapitre 34 - Arlo ☼
Je triture les cacahuètes que l’on m’a apportées avec ma bière sans y goûter. Le sel se colle sur mes doigts, mais cette sensation désagréable me permet d’oublier un peu la situation actuelle. Zoé s’en veut à mort, Pia s’est barricadée chez ses parents et Zek semble avoir cru que la meilleure chose à faire dans un moment pareil, c’était d’aller confronter ses parents qui lui ont fait vivre une enfance désastreuse. J’ai l’impression d’être la dernière personne saine d’esprit du groupe, et le seul qui n’ait pas été terrassé par cette histoire causée par cet abruti de Jules. Je ne l’ai jamais apprécié, mais j’étais loin de penser qu’il causerait un cataclysme d’une telle ampleur au sein de notre petite bande d’amis soudés.
Perdu dans mes pensées, je vois à peine Zek s’installer en face de moi. Son tee-shirt blanc floqué du logo des Jolisfruitiers m’indique qu’il n’a pas pris le temps de se changer pour aller chez ses parents. Il a dû quitter le verger dans un élan de folie, et c’est la raison pour laquelle Zoé s’est ruée là-bas pour aller le couvrir tout à l’heure. Mon regard remonte vers son visage, et les émotions qui le traversent me bouleversent. Ses traits sont tirés, il n’a quasiment pas dû dormir depuis deux jours. Un voile de tristesse couvre ses yeux gris, j’imagine sans peine que les retrouvailles avec ses parents ne l’ont pas aidé à remonter la pente.
— Oublions Jules un instant, ok ? Qu’est-ce que t’es allé faire là-bas ?
Les visites rendues à ses parents ont beau être de plus en plus espacées avec le temps, Zek ne s’est jamais résolu à les stopper définitivement. Je sais qu’il n’aime pas se confier à ce sujet, mais je suis le seul à connaître les détails sordides de sa vie avec eux.
Il se frotte le visage d’une main et ferme les yeux un instant.
— J’y étais pas allé depuis octobre, Arlo. Mon père m’a à peine adressé la parole, souffle-t-il.
Mon cœur se serre. Zek est un ami en or, une personne magnifique derrière ses airs de gros ours ronchon, et je me demande souvent comment il a pu grandir là-bas et s’en sortir avec si peu de séquelles. Je ne me fais pas d’illusions, je sais que son enfance lui a laissé son lot de cicatrices. Mais tout aurait pu tourner à la catastrophe des centaines de fois, et Zek n’a jamais emprunté les chemins douteux qui se sont offerts à lui au fil des années. Il n’a jamais lâché l’école, quand bien même personne n’était derrière lui pour l’encourager, par exemple.
— Et avec ta mère ? tenté-je.
Zek esquisse un sourire en coin.
— Mieux. Elle a admis qu’ils s’étaient mal démerdés, mon père et elle.
C’est un euphémisme. Zek m’a souvent décrit les weekends qu’il passait seul à tout juste huit ans, la coupure de courant qui l’a tant marqué, ainsi que d’autres anecdotes qui m’ont toujours hérissé. Ce petit garçon n’avait rien fait pour mériter que l’on s’occupe si peu de lui. Mes parents, mes grands-parents et moi avons veillé sur lui comme un membre à part entière de la famille, et j’espère que cela l’a aidé à se sentir aimé, à savoir qu’il méritait cet amour.
— C’est super, mec. C’est une bonne chose, vraiment, dis-je en plongeant mon regard dans le sien.
Je lui souris sincèrement, mais son visage reste fermé, ses mains sont crispées sur la petite table en bois vernie de cette guinguette que nous fréquentons régulièrement l’été. Un lourd silence s’installe entre nous, brisé quelques instants plus tard par le serveur qui lui apporte sa commande habituelle.
— J’ai voulu y aller pour Pia, lâche Zek après une première gorgée de bière.
Je hausse les sourcils, curieux.
— En quoi est-ce que ça t’aurait aidé à résoudre tes problèmes avec Pia ?
— Je sais pas, je me suis dit…
Zek hésite, il passe une main mal assurée dans ses boucles brunes et boit une nouvelle gorgée de sa boisson.
— Que si je réglais ce bordel avec mes parents, je lui prouverais que je peux changer, être quelqu’un de meilleur, tu vois. Je suis trop con, Arlo, ça n’y changera rien, t’as raison.
Je reste silencieux, impuissant face à la détresse évidente de mon ami. Lui qui est si calme d’ordinaire, stoïque en toutes circonstances ou presque, et même plutôt froid lorsqu’on ne le connaît pas bien, se retrouve en proie à des sentiments qu’il semble avoir enfouis au fond de lui toute sa vie.
— Dis pas de conneries.
C’est tout ce qui sort de ma bouche, même si j’aimerais le rassurer et lui promettre que tout ira bien, je n’en suis pas certain. Mon regard se porte sur la pinte de Zek, qu’il ne va pas tarder à finir s’il continue de la boire à ce rythme. Je pince les lèvres, lui faisant comprendre que je n’approuve pas ce genre de méthode pour se débarrasser de ses problèmes.
— S’il te plait, Arlo, aide-moi. Je peux pas risquer de tout gâcher avec Pia.
Zek fixe un point invisible sur la table, et je soupire. Je me doute qu’il a voulu bien faire, avec Jules. Il n’irait jamais blesser Pia volontairement, en tout cas.
— Tu l’aimes ? lui demandé-je.
Ses yeux s’ancrent aux miens dans la seconde qui suit, et toute la souffrance qu’ils contiennent est une réponse à part entière.
— Depuis le début, grogne Zek. Depuis notre première semaine au lycée, depuis que je connais son prénom, poursuit-il.
Mon cœur s’emballe. Putain, si j’avais su. Je l’observe attentivement, profitant de cet instant et de cette confession si rare venant de lui. Mon absence de réponse l’incite à s’expliquer davantage.
— Tout ce que j’ai vécu après l’avoir rencontrée, c’était parce que ça ne pouvait pas être elle. Je n’ai jamais voulu risquer notre amitié, tu comprends ? Mais, Arlo, les autres filles ne lui arrivaient pas à la cheville. Bien sûr que je l’aime. Tu ne t’en es jamais douté ?
Son expression inquiète me fend le cœur. Je n’ose imaginer la solitude qu’il a dû ressentir durant toutes ces années, seul avec ses sentiments, sans personne pour se confier.
— Vous avez toujours eu une relation un peu à part, avoué-je. Mais t’es un super champion pour cacher ce que tu ressens, tu te rappelles ? dis-je gaiement, espérant lui décocher un sourire.
Ses traits se détendent un peu, mais je sens bien que ma réponse ne lui convient pas tout à fait.
— Ne te torture pas en allant voir tes parents pour te prouver quoi que ce soit, Zek. Tu sais très bien ce que j’en pense. Tu mérites ce qui t’arrive et les gens autour de toi t’aiment. Nous, Pia. C’est eux, qui ne te méritent pas.
Zek me fixe et hoche la tête doucement.
— Je vais lui parler, d’accord ? Je suis le seul à ne pas avoir été au courant de tout ce bordel avec Jules, je sais qu’elle m’écoutera.
Mon ami semble soulagé, mais il ne rajoute rien. J’imagine que cette journée doit avoir été bien plus éprouvante pour lui qu’il ne le laisse paraître, mais je ne veux pas insister ni le brusquer davantage. Tant pis si je n’approuve pas leurs décisions, à Zoé et à lui, ça ne servirait à rien de m’énerver avec deux ans de retard.
Nous changeons de sujet par la suite, et discutons des saisonniers tout récemment arrivés pour l’été. Comme d’habitude, ces derniers ne sont pas très efficaces les premiers jours, mais ils apprendront vite, et nous avons besoin d’eux pour effectuer les récoltes au cours des deux mois à venir. Le ton de la conversation s’allège un peu, et je parviens à détendre un peu l’atmosphère avant de laisser Zek pour l’après-midi.
— J’y vais, je te tiens au courant, d’accord ? Essaye de ne pas trop y penser, et retourne voir Zoé au verger. Si ces jeunes sont aussi peu aidés cette année, elle va avoir besoin de toi pour ne pas les envoyer bouler dès le premier jour, ricané-je.
Je salue le barman d’un hochement de tête, puis grimpe dans ma voiture, déterminé à me rendre chez Pia pour dépêtrer mes deux amis de cette situation délicate.
Au bout de quelques minutes, je me retrouve devant la maison de mon amie, que j’aperçois avec soulagement sur un transat au bord de la piscine. Au moins, elle n’est pas enfermée dans sa chambre depuis deux jours.
— Si tu viens me chercher parce que je suis pas venue bosser aujourd’hui, c’est trop tard. Je suis occupée, crie-t-elle depuis le jardin en brandissant son roman.
Je secoue la tête et passe par le portillon afin de la rejoindre. D’un geste las, je retire mes baskets et m’assois sur la première marche de la piscine, soupirant de bonheur en sentant mes jambes endolories entrer en contact avec l’eau tiède.
— Fais comme chez toi, marmonne Pia en replongeant son nez dans son bouquin.
Le regard qu’elle vient de me lancer en dit long. Ses yeux sont rouges, ses paupières légèrement gonflées, et je ne doute pas un seul instant que la colère qu’elle a pu éprouver suite aux révélations de Zoé s’est rapidement transformée en un chagrin immense.
— Tu tiens le coup ? demandé-je, ignorant sa pique.
Pia hausse les épaules sans lever les yeux de son livre.
— Bof. Je vais rentrer à Paris plus vite que prévu, j’ai plus franchement envie d’être ici.
Son ton est plat, sa voix semble cassée. Ses cheveux sont attachés en un chignon blond désordonné, ça ne lui ressemble pas. Je frissonne malgré moi, et ce n’est pas l’eau fraîche caressant mes chevilles qui est la cause de cette secousse.
— Je suis d’accord avec toi, tu sais.
Pia lève enfin la tête, et me regarde, l’air meurtri.
— Ils ont fait n’importe quoi, murmuré-je. Mais je crois qu’ils l’ont fait dans ton intérêt, même s’ils ont eu tort de prendre cette décision à ta place, dis-je doucement.
Je prends toutes les pincettes du monde, n’ayant pas la moindre envie de compliquer davantage les choses. Pia me fixe longuement, et il m’est impossible de savoir ce qu’elle ressent. Cependant, je retrouve au fond de ses iris la même lueur terne qui brillait dans ceux de Zek, à peine quelques minutes plus tôt.
— J’ai pris ma décision, Arlo. Je repars la semaine prochaine, lance-t-elle froidement.
Ses derniers mots se brisent dans l’air chaud qui nous enveloppe, et je ferme les yeux un instant. Tout à coup, mon idée de pincettes se fait la malle, et je sens mon sang s’échauffer dans mes veines.
— Putain, cet été peut pas se terminer comme ça ! On est bien plus que quatre potes, on est une famille, Pia. Oui, Zoé et Zek ont fait des choix… douteux. Ils t’ont caché quelque chose d’important. Mais t’as essayé de te mettre à leur place cinq minutes ?
Pia me regarde avec des yeux ronds, mais je n’arrive plus à m’arrêter. J’en fais le serment, réconcilier mes trois meilleurs amis sera mon unique mission cette semaine.
— Ils ont vu Jules avec cette fille qui sortait de nulle part. Je vais pas te faire la liste de tout ce qui n’allait pas chez ton ex, tu sais aussi bien que moi que c’était un type hyper toxique qui n’avait rien à faire dans ta vie.
Ses yeux s’emplissent de larmes mais elle m’écoute, alors je tente le tout pour le tout.
— Imagine, si ça avait été Zoé. Tu aurais aimé qu’elle tente de le pardonner ? Tu aurais voulu la voir malheureuse avec un gars infidèle, peut-être toute sa vie ?
Je tente de conserver un ton calme, mais je remarque à ma voix tremblante que mon rythme cardiaque s’est accéléré. J’appréhende sa réaction, j’y suis peut-être allé un peu fort. En même temps, je lui ai confié ce que j’avais sur le cœur, et je suis son ami le plus neutre dans tout ça.
Pia ne réagit pas. Pire, elle semble s’être replongée dans sa lecture, même si je distingue deux larmes qui dévalent ses joues et que je perçois son reniflement par-dessus le bruit de la pompe de la piscine.
— Je ne veux pas te faire de peine, Pia…
Je la prendrais bien dans mes bras, mais je sais pertinemment que ça ne ferait qu’amplifier son malaise.
— Zoé tient beaucoup à toi. Zek aussi. Je le connais depuis que j’ai trois ans. J’ai tout entendu de sa vie catastrophique, de ses enfoirés de parents.
Pia mord l’intérieur de l’une de ses joues, et dans un effort, lève ses yeux vers moi à nouveau.
— Il vient d’aller les voir. Pour toi. Pour te prouver qu’il peut mieux faire, qu’il peut résoudre tout ça. Mais tu sais quoi ? Je ne l’ai jamais vu si abattu qu’aujourd’hui. Et franchement, je crois que ce n’est même pas parce qu’il vient d’aller voir son père alcoolique pour la première fois de l’année.
Mon amie referme son livre et replie ses jambes contre sa poitrine, et je sais qu’elle m’écoute attentivement, malgré sa colère, malgré son ressentiment.
— C’est toi qu’il a peur de perdre, Pi. Il est terrifié à l’idée que tu ne le pardonnes jamais. C’est à toi de voir, bien sûr. Mais Zek t’aime comme un fou, crois-moi. Je te dis ce que j’en pense, ne laisse pas passer ça.
Je me lève lentement, laissant Pia décider de ce qu’elle ressent sans lui imposer ma présence plus longtemps. D’ailleurs, elle ne me retient pas lorsque je me dirige vers le portillon, le cœur étrangement lourd. Maintenant que j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir, je n’ai plus rien d’autre à faire qu’attendre, moi aussi. J’espère qu’elle mettra sa rancune de côté, et qu’elle saura pardonner Zek. Que son amour pour lui triomphera. Qu’elle se rendra à l’évidence, de la connerie que ce serait de le laisser partir.
Elle a le choix que je n’ai jamais eu.
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