Chapitre XIV : La Vigie

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Où l’espoir est fragile, semblable au battement d’aile d’un papillon, chaotique pensée arrachée au fastidieux travail de la raison.

L’oiseau Bard volait bas. Ses longues ailes effleuraient les mirages qui courraient sur l’étendue morte des mers de sel. La vigie ressemblait à une brindille vissée dans un vase gris, une bouteille à la mer, un mirage parmi d’autres. Elle ne remarqua pas tout de suite l’oiseau.

Habituée à faire le guet au milieu de ce désert des Tartares, elle se laissait happer par l’immensité. Les flaques miroitantes aux ondulations chamarrées témoignaient de l’éternel renversement du ciel dans la mer. Elle y percevait la noyade du tout dans le rien, ou du rien dans le tout. Elle contemplait, ne cherchait pas de sens, se laissait aspirer par le vide.

Bien sûr, sa présence était justifiée. Elle était à sa place et à sa tache : scruter l’horizon rendu indiscernable à cause des mirages. Elle guettait donc une chose qui n’en était pas une et qu’elle ne pouvait pas voir. Quant à savoir de quel côté regarder cela la laissait perplexe. Cet horizon introuvable faisait théoriquement cercle devant, derrière et se prolongeait de chaque côté.

Le phare de forme oblongue, au sommet duquel elle était postée, flottait paresseusement. Il était pourtant solidement amarré au fond d’un marigot d’eau saumâtre qui surplombait en cet endroit les mines de plastique.

Elle tendit le bras au-dessus du vide. Sous la carcasse du phare, les mines se laissaient deviner par une mince bande de sable que venait lécher un peu d'eau saumâtre. Au centre de cette coquille creuse, où le clapotis s'amplifiait en distandant le temps, elle s’appliquait à ne rien accomplir. Elle se reposait avec raideur, l’espace d’une journée, à une tâche qui n’en était pas vraiment une.

La chaleur étouffante n’était pas pire ici qu’en dessous. Seul le vertige vous vrillait comme un basculement. Dans sa chute immobile, la vigie n’avait rien vu venir. L’oiseau s’était perché sur la rambarde. La forme noire s’était découpée à travers la transparence de l’air. Un mirage qui avait grandi, occupant de plus en plus d’espace, jusqu’à se matérialiser. Deux paupières cessant de lutter contre l’éblouissement d’une veille, et laissent finalement place aux rêves, avait-elle cru.

Mais il était bien réel, d’ébène et de mauvais augure. La vigie lui tourna le dos et ferma quelques instants les yeux. La chaleur l’éprouvait plus que tout le reste. Son corps demandait un répit, l’évanouissement après l’abrutissement ; l’oubli de soi, du passé, du présent. S’évader dans l’ivresse de la brûlure du soleil de ces galeries sans fond où l’on s’évertuait à miner les traces résiduelles de la civilisation du plastique.

Elle se rappelait à peine du monde des îles. On s’oubliait à travailler dans les mines. On s'y asphyxiait et les corps s’y abîmaient, s'émiettait sous les coups de pioches et la charges des meules. La volonté se dissolvait dans l'ennui du labeur. La vie tournait, ici, autour de l’axe de l’usure où s’engourdissait l’âme. Elle fit un effort pour ordonner sa pensée. Le plastique saturait d’anciens fonds océaniques. Il était présent sous diverses formes : microscopique, intégré aux roches sédimentaires, par bloc agglomérés compacts et composites. Parfois par reliquats entier d’une vie ancienne que l’on ne parvenait pas à concevoir. On détachait alors l’objet de sa forme fossile. On le tâtait, on tentait d’en déterminer l’endroit, l’envers. Trop fatigué pour en imaginer l’usage, on se laissait surprendre par la forme inconnue comme si on embrassait le passé d’une poignée de main. Le plastique, la pierre, les rêves et les cauchemards, finalement tout cela se confondait dans l’obscurité.

La nuit étouffante des mines, la lumière aveuglante de la surface. Dedans ou dehors, il n’existait aucun repère qui eut permit d’y voir. Les forçats du plastique ressemblaient à ces colonies maladives de fourmis de portage qui les accompagnaient dans cet enfer. Terrés, confinés dans des galeries aveugles, comme des insectes ils portaient l’espoir d’un retour.

Les colonnes d'hyménoptères havaient été décimées par le voyage. L’épuisement et l’action corrosive du sel avait réduit leurs troupes. Une fois arrivés, la première tâche des îliens avait été de les maintenir en vie et d’installer les larves de nouvelles reines dans les alvéoles de reproduction. Des réserves de nourriture apportées à cet usage, avaient été disposées dans des cavités pour permettre aux fourmis survivantes de s’y lover et de reconstituer leurs forces tout en approvisionnant régulièrement leurs souveraines.

Progressivement, les fourmis de portage avaient organisé ce qui constituerait leur vie dans les mois à venir : veiller à la reproduction, élever et nourrir les larves, entraîner les futures fourmis porteuses. Tout ceci sous le joug de l’instinct. Le même que celui des hommes. La survie.

Les mineurs avaient pris garde de stocker à l’abri des insectes leur propres réserves de nourritures. Ils avaient tendu les toiles d’évaporation constituée de feuilles de gonax tressées enduites d’un film plastique reconstitué qui serviraient à recueillir l’eau potable.

Ils avaient récupérés les outils laissés par leurs prédécesseurs, en avait remplacé quelques un par des instruments neufs en bois de ktur apportés tout exprès. Puis, tel des bêtes il s’étaient attelés à la tâche, creuser, excaver, creuser encore et encore.

Dans cette civilisation où le métal était rare, le plastique représentait la seule ressource distincte du végétal qui permettait à l’homme de se hisser au-delà de la condition animale. Il était combustible, malléable et modulable à l’infini, non putrescible. Mais surtout, le plastique hébergeait une faune de bactéries particulièrement résistantes qui permettait de transmettre la parole au sein des sources, de rompre l’isolement des êtres, de garder la mémoire de l’Immuable.

Les mines témoignaient du coût exorbitant qu’il fallait être prêt à payer pour garder espoir. Les maladies y fleurissaient plus nombreuses que les fleurs de sel à la surface des mers. Le sel rongeait la peau et brûlait les muqueuses. La pierre calcaire attaquait les poumons et ceux qui réchappaient aux accidents contractaient souvent des formes sévères de silicose. Beaucoup rejoignaient les confins lors de leur passage dans les mines.

Toutefois, le premier effet néfaste du plastique était son action sur la fertilité. Quelques mois passés à creuser, à trier, à broyer et à tamiser cette matière diminuaient considérablement la capacité de l’espèce à se reproduire. Or, depuis les grands cataclysmes, peu d’individus avaient survécu et les îliens maintenaient leur population existante grâce à une organisation rigoureuse. Aussi nul n’allait dans les mines avant d’avoir donné au moins deux enfants à la communauté. Les trois à six cycles de lune nécessaires pour parvenir à ce quota minimum constituait l’âge d’or des îliens.

Une vie de bonheur et de félicité. Ensuite, eh bien, ensuite… c’était la mine. Le temps du sacrifice pour le bien commun. Ceux qui en revenaient et qui avait conservé la raison devenaient des nourrices. Ils s’occuperaient des enfants laissés par les reproducteurs, devenaient leurs parents de substitution. Etre une nourrice était un grand bonheur et constituait l’aboutissement d’une vie bien remplie, dédiée au service du clan.

« Unis je suis, je reste et je demeure, unis grâce à vous je vis.» La vigie porta la main à son front, paume retournée vers le ciel ; elle replia le pouce et le recouvrit successivement de son index, son majeur, de l’annulaire et du merveilleux. Tous ses doigts étaient rongés par le sel. De son merveilleux, il ne restait qu’un ridicule moignon. Que l’Immuable me prête vie pour aller jusque-là, murmura-t-elle avant d’écouter l’oiseau Bard.

L’oiseau parlait. Croisement improbable entre un perroquet et un corbeau, il avait l’envergure d’un goéland. Son timbre était dépourvu d’émotion. Un peu traînant, un tantinet mécanique. L’inviter à parler c’était comme tirer sur un fil. Parmi les îliens, on disait que l’expression « avoir les nerfs en pelote de Strir » tenait ses origines des premières utilisations d’oiseaux messagers. Incapables de comprendre ce qu’ils transmettaient, ils débitaient sans humanité les nouvelles, avec lenteur, maintenant dans l’expectative leurs auditeurs.

Or, nulle impatience n’habitait la femme défaite qui écoutait l’oiseau. Elle était vaincue sans avoir combattu. Ecrasée d’obéissance sans avoir été contrainte. Elle enregistrait les informations et celles-ci s’ancraient dans son esprit, découpant dans le capharnaüm qui l’encombrait une petite place nette, logique et organisée, impersonnelle.

« Le frère Troc était parvenu jusqu’à l’île de la Communion pour y porter les nouvelles de l’archipel. La cérémonie de la source avait bien eu lieu. On y avait appris que la vieille Grua avait rejoint les écervelés.

Son compagnon, Gruo, développait toujours son activité de Laborantin. Il espérait améliorer les techniques de fourmillage. Il continuait à revendiquer un terrain d’expérimentations neutre. En effet il s’inquiétait des effets possibles de certaines d’entre elles.

Sa dernière invention, les vers rongeurs, avait mis en péril l’écosystème de l’île de Croix. Cette île spécialisée dans la pousse de bois de ktur, particulièrement résistant − à tel point qu’il servait souvent de substitut au métal au sein des îles – avait failli disparaître en moins de deux lunes, soit l’équivalent de cinq cycles de reproduction des vers rongeurs.

Seule la mise en quarantaine de tout un secteur de l’île et un incendie volontaire des réserves de Ktur avait permis d’enrayer le développement invasif de cette nouvelle espèce. En effet, la larve arrivée à maturité se transformait en un magnifique papillon. »

La vigie se souvint que le vieux Gruo aimait à marquer ses créations de son sceau personnel qu’il nommait « esthétique ». Il leur ajoutait donc toujours un petit quelque chose de complètement inutile, comme par exemple les couleurs sur l’aile d’un papillon auquel on ne connaît pas de prédateur. Il disait qu’ainsi, il ouvrait la porte au hasard.

Elle se rappelait aussi que depuis l’expérience catastrophique des vers rongeurs, la communauté des îliens lui avait instamment demandé de fermer définitivement la porte au nez des indésirables : hasard, incertitude, risque et « esthétique ». Comme pour mieux signaler le caractère impérieux de leur demande les sages avait dans le même édit acté le fait que la vieille Grua, sa compagne, devait revêtir le voile violet. Une catastrophe n'arrive jamais seule pensa avec amertume la vigie.

Renfrogné, acculé, le vieux Gruo avait considérablement assagi le champ de ses expériences, non sans insister pour être autorisé à travailler dans un lieu adéquat à la libre expression de sa fantaisie. Cette dernière était, selon lui, une condition sine qua non de son efficacité en tant que chercheur. Il disait ne pouvoir imaginer qu’en envisageant l’inutile. Ses propos semblaient abscons aux îliens. Ils se réunirent, s’interrogèrent entre pairs sur ce point.

Le développement des recherches biologico-organiques était un axe stratégique pour la survie de l’espèce face au réchauffement de la planète et aux conséquences des grands cataclysmes qui avaient exclu tout développement de nature mécanique. Elle repensa aux machines mythiques qui avaient hanté cette époque révolue comme autant de créatures mystiques. Bienveillantes ou malfaisantes, comment savoir ? Seul importe le présent, le temps n’est qu’un détour singulier dans l’espace, l’Immuable en soit loué.

La vigie fit un signe pour interrompre la logorrhée de l’oiseau. Puis elle parla. Cela ne lui était plus arrivé depuis longtemps. Elle fut surprise par le son de sa voix.

« — Oiseau Bard, note que moi, Adélor Magna, actuellement Vigie et, demain comme hier mineur dans les mines de plastique, reproducteur de Théo Gus et de Fabliro je suis en accord, autant que je puisse le comprendre, avec le vieux Gruo.

Quand l’immensité du monde, ou de la tâche à accomplir, dépasse l’entendement ou la raison. Lorsque l’on ne sait plus où est le nord, le sud, le haut ou le bas et qu’il ne reste du milieu que le vide. Lorsqu’aucun indice n’est saisissable et que l’état de doute accable l’âme. Lorsque la communauté n’a pas de solution préconçue mais se heurte avec plus ou moins de souffrance aux mêmes défauts de perception. Seule l’imagination fantasque et le choix arbitraire d’un objectif, fût-il aussi illusoire qu’un peu de couleur sur une aile de papillon, permettent de poser les rails du train de la compréhension humaine.

Note également, oiseau Bard, que ce train, avance probablement vers une catastrophe. Les grands cataclysmes sont là pour en témoigner. Mais il doit malgré tout avancer. Un train qui ne roule pas est un morceau de ferraille. Aussi précieux qu’il soit, il se corrode. Il est rongé par l’eau comme par le sel. Que les vents soient contraires importe peu. D’où qu’ils soufflent, ils emportent les chances de l’humanité. Aussi rare et précieux que soit le métal, il n’en est pas moins vulnérable. Ainsi en va-t-il de l’esprit : s’il n’a pas de but, il s’égare.

Je suis d’avis que le vieux Gruo et les autres Laborantins disposent d’un lieu. Un lieu où ils puissent ouvrir la porte au hasard sans mettre en danger l’archipel. Les galeries vides des mines de plastique pourraient devenir ce lieu. Nul risque sous ces mers de sel que les créatures engendrées par leurs essais et leurs erreurs puissent détruire nos îles.

Voici mon idée, oiseau Bard. Retiens-la et soumets-la au groupe. »

La vigie ferma les yeux et contempla son vide intérieur – creuser, veiller, creuser – et au centre, elle imagina un papillon. Des ailes battantes et colorées. Il s’envolait dans le ciel doré de cette mi-journée qui n’en cessait pas de durer. Dans ses mains, le piochon en bois de ktur s’émiait en un petit tas de poussière qu’elle balayait du pied. Le progrès, elle ne savait pas… Mais pour survivre, il faut pouvoir rêver.

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