Chapitre XXVI : L’arme du crime
Ou l’on hésite à dire que les bonnes résolutions sont aussi les plus vertueuses.
Frère Troc annonça au conseil des sages son départ pour les mines de plastique. Blonx, mollement accroupi dans l’eau hocha la tête. C’était mieux ainsi. Le temps reprenait sa marche après une courbe malheureuse. Les nourrices hommes et femmes avaient beaucoup à accomplir et rien ne devait les distraire.
Un figuier surplombait le bord droit de la source, son odeur enivrante courait librement dans l’air calme de ce matin neuf tandis que ses branches noueuses supportaient un fouillis de feuilles lourdes. Leurs contours arrondis projetaient un puzzle de jours et d’ombres sur les facettes miroitantes de l’eau claire. Ce tableau mouvant contrastait avec les ombres vives des bambous qui découpaient l’eau et les visages, ne laissant qu’une superposition de lignes noires et blanches, aveuglante chacune.
Perdus dans leurs pensées, peu parlaient. Cette douce torpeur était percée de cris d’enfants qui montaient depuis la hutte des jeux avant de mourir dans un grésillement de rires sous les vapeurs claires du soleil levant.
« Unis je suis-je reste et je demeure, unis grâce à vous je vis »
Mains sur le front, paumes retournées vers le ciel, les pouces se replièrent recouverts successivement de l’index, du majeur et du merveilleux.
Sans le lait de Sulac, les plastines de la source restaient inactivées. Quels étonnants déchirements de cœur et de pensées n’auraient-elles été amenées à révéler sinon, brisant comme du verre les certitudes les plus solides, enflammant les prémices du doute en ces âmes endormies. Fiasc, dont la maigreur était accentuée par son maintien trop rigide, jeta un œil blanc sur le visage impassible de Blonx. Aucun sursaut ne venait troubler cet être placide tout en rondeurs et en plis. Comme il avait coutume de le penser, il suffisait d’attendre. Les hommes, leurs idées, leurs actions passent, seul l’Immuable reste.
Loin de ces considérations, déjà prêt à l’action, frère Troc retraçait mentalement l’itinéraire que lui et Maelivia devraient suivre. Assurer leur approvisionnement tout au long du périple serait la difficulté majeure. En l’absence de cartes, il était délicat d’estimer les distances et le temps nécessaire pour les parcourir. Les moines développaient une sensibilité aux plastines qui allait croissant à mesure qu’ils franchissaient les cinq degrés initiatiques et qui leur permettait de s’orienter sur les mers de sel. De par ses origines frère Troc avait naturellement cette aptitude. Elle était même décuplée par l’habitude, acquise au cours de sa jeunesse, de déplacer son attention et son esprit sur la trame immense d’un réseau neurovial élaboré. Cette capacité inédite en l’époque reculée où il évoluait à présent, coincée entre la fin des âges plastiques et la grande sécheresse, lui conférait un avantage indéniable. Grâce à elle, il avait réussi quasi simultanément l’intégralité des épreuves imposées aux jeunes aspirants. Et encore avait-il dû freiner ses réussites et simuler des échecs afin de ne pas éveiller trop de soupçons.
Pourtant ses dons ne lui épargneraient pas les aléas du voyage. Contourner une faille particulièrement grande pouvait prendre des jours. Les plastines, pareilles à un cœur qui bat, émettaient leurs rayonnements par intermittence, les variations de leur environnement en modifiaient la force et l’intensité. Issues des microcosmes engendrés par la décomposition des polymères, elles se nourrissaient des résines résiduelles. Elle participait donc à la dégradation de leur propre milieu, puisant dans les ressources accumulées au fil des siècles. Les routes qu’elles permettaient de tracer sur les mers de sel évoluaient avec elles et ne restaient jamais fixe quand elles ne se perdaient pas soudainement dans l’oubli.
Les îliens avaient découvert les propriétés psychiques des plastines. Elles les avaient aidés à répondre aux défis que rencontrait l’humanité depuis les grands cataclysmes en facilitant l’union et l’harmonie. Des valeurs clefs qui avait permis à l’humanité de s’extraire des conflits de l’âge plastique dont les vestiges témoignaient pourtant de l’opulence. Afin d’en exploiter les bienfaits, ces hommes et femmes courageux et opiniâtres s’astreignaient à creuser les sous-sols des mers de sel, parfois au péril de leur vie. Chaque fois qu’il suivait le fil ténu tendu par les plastines entre les îlots d’humanité qu’il voulait relier à leur avenir, frère Troc avait conscience de servir Laborantina, et au-delà de participer à la quête de l’Immuable que son peuple appelait de ses vœux.
Debout face à la source, il empoigna le coutelas dissimulé dans les plis de sa robe de bure. Il en reconnaissait chaque aspérité, chaque détail. Cet objet lui avait déjà été donné une première fois il y a bien longtemps. A une époque qui n’existait pas encore pour ces gens et qu’ils ne vivraient pas, étant morts bien avant. Pour sa part dans cette vie à rebours, seuls quelques souvenirs et la conscience de son rôle lui permettaient de ne pas sombrer dans la folie.
Il se souvenait de cette dernière rencontre, de la mine gênée du jeune homme. Le don de cette arme précieuse qui loin d’être gardée comme un emblème ou un ornement avait vocation à servir, à accomplir les plus basses besognes comme les plus utiles : tuer, couper, trancher, blesser. Fallait-il qu’il apporte ce chaos de métal glané en chemin à ces gens auxquels il était censé ouvrir les portes de la mémoire commune et du temps hors du temps ? Du lien à travers les âges ? Après tout ce qu’il avait vécu, sa mission avait-elle encore un sens, pouvait-il encore y déceler l’union et l’harmonie ?
Lorsqu’il avait confié l’enfant aux nourrices de l’île de la Communion, il avait également confié le coutelas glissé dans son simple fourreau de cuir au vieux Fiasc. Il l’avait présenté comme un objet d’ornementation utilisé pour ses fonctions symboliques. Il savait qu’il ne pourrait pas l’emporter sur l’île du Verbe car aucune possession n’y était permise. On y abandonnait jusqu’à son nom. C’est là-bas qu’il avait choisi d’être Troc, frère Troc. Celui qui troque son destin contre un autre, mais aussi celui qu’on s’échange comme une marchandise, un savoir. Il avait le sentiment en choisissant ce nom de faire un clin d’œil à son passé et, qui sait, peut-être à son devenir. Les échanges marchands dont il avait été l’objet, ses départs volontaires et ses rocambolesques fuites l’avaient révélé à lui-même. Tantôt convoité, tantôt rejeté et balloté au gré de fantasques volontés, il avait modifié les équilibres. Parfois il s’était senti faible, mais jamais il n’avait douté de Laborantina et de l’importance de sa mission. A cet instant, alors qu’il tenait maintenant le couteau de métal entre ses mains, il savait s’apprêter à trahir le lien ténu qui le rattachait encore à ce en quoi il avait cru.
D’abord stupéfait par le revirement de Fiasc, il réalisait que sa maîtrise de la parole et sa connaissance de l’art subtil des plastines ne lui avait pas suffi pour tout voir et tout comprendre. Au contraire. A l’opposé de tout ce dont il était convaincu lorsque, quelques semaines auparavant, il avait ôté ses gourdes sur la plage et posé ses pieds sur le sable, il se découvrait ignorant. En voyant le coutelas suspendu au-dessus du foyer dans la hutte du lien, il avait songé : « que c’est simple, il y a ici une partie de moi et de mon histoire qui va dormir et dont les rêves et les cauchemars sourds s’abreuveront d’innocence. Ce chaos de chair et d’os qu’est mon histoire, cet enfant que j’y laisse, se coulera dans cette île calme. Il se modèlera aux us et aux coutumes de ces plaisants sauvages. Sa vie s’y déroulera comme un rouleau d’écume se forme et disparaît entre la mer et le ciel ». Il avait la conscience tranquille et le sentiment du devoir accompli. Il laissait le soin de ses fantômes à de plaisants vieillards, ces ancêtres à la peau parcheminée de soleil et d’efforts. Il les voyait entourés d’enfants vigoureux symboles de l’avenir en germe. Ce n’était plus un fardeau qu’il leur confiait, c’était l’espoir que tout puisse être simple.
« Ce n’est pas aux vieux singes qu’on apprend à faire des grimaces ». L’inscription gravée dans la roche des Monts Hauts lui revenait en tête obsédante. Il se l’était fait expliquer, il n’était pas certain d’y comprendre ce que l’on entendait par grimace. Habitué aux contact neuronaux l’ironie de la dissimulation, le masque des expressions faciales relevait d’un langage dont il avait du mal à saisir les codes et l’utilité. Enfin, il avait voulu savoir ce qu’on entendait par le mot singe car pour lui ce concept théorique permettait de nommer les années. Or, d’après les habitants des Monts Hauts, il s’agissait plutôt d’un animal, dont on lui avait montré la représentation sur une fresque colorée en deçà de l’inscription.
Il réalisait que Fiasc n’avait peut-être pas été aussi naïf qu’il semblait. Avait-il eu conscience de ce qu’était le coutelas lorsqu’il l’avait suspendu dans la hutte du lien ? Et les autres îliens, ceux qui chassaient, qui cuisinaient avec des couteaux en bois de ktur, s’étaient-ils vraiment mépris sur la nature de l’objet ? Y avait-il en deçà de la parole une conscience propre à chacun de ces êtres ? Troc se revoyait, officiant lors des cérémonies, maîtrisant habilement dans les sources blanchies par le sang des Sulacs sacrifiés le flux de la parole et triant, modelant le flux de ses pensées afin de n’en offrir que la part désirée. Il s’était cru le seul habile en cet art. Se pourrait-il qu’il se soit trompé ? Les îliens, les autres moines, n’étaient-ils pas tout entiers offerts à l’Immuable en ces moments sacrés ? S’il lui arrivait de dissimuler un parcours plus que singulier, il le faisait pour l’Immuable. Engagé corps et âme, il n’avait jamais failli — Pour « Laborantina, Une et Indivisible» — L.U.I., L’Immuable —.
Mais eux, qui servaient-ils en fait ? Si leur engagement dans la source n’était pas total, que devenait leur esprit à l’instant où les vibrations des plastines cessaient, ne laissant plus filtrer que cette pulsation endormie que seuls les moines percevaient ? N’étaient-ils pas encore tout pétris des âges protohistoriques, où l’homme se croyait Je au dépens de l’autre ? Pratiquaient-ils un double jeu en substituant, dès le chatoiement émotionnel des plastines atténué, l’ego à la personnalité collective du clan. Alors, songeait Troc, si tel était le cas pourquoi s’usaient-ils le corps dans l’excavation fébrile du plastique ?
Etait-on toujours le produit de l’époque où l’on nait ? Troc passa la main sur le plat de la lame. Quelle étrange tournure de l’âme l’avait poussé, lui, à conserver cette arme ? N’était-il pas tout aussi dual que le vieux Fiasc en s’apprêtant à s’en saisir, peut-être à s’en servir … Il allait s’en servir. Il voulait le faire. Il désirait ardemment libérer cette femme du voile violet qui la désincarnait. Il avait pris cet apprêt en horreur et l’assimilait à une condamnation. Face à ce meurtre sans coupable imposé par la molle indolence des îliens réunis au sein de la source, son cœur étranger se révoltait. Il ne pouvait admettre le sacrifice d’un être pour préserver l’hypocrisie des autres. Il voyait danser les singes, main sur la bouche, le nez et les oreilles, et le conseil tout entier lui paraissait grimé sous les éclats d’ombre et de jours qui les rendait pareils aux dessins de roches et de sang des Monts Hauts.
Il était prêt à tout. A saisir l’épée, à trancher le fil ténu du lien. Ce n’était même pas pour sauver cette vieille nourrice qui n’était coupable de rien. C’était pour Maelivia. Pour cette enfant ramenée d’un autre monde qui imperméable au murmure rassurant des plastines, depuis le cercle clos de son esprit, se lançait sans filet à la découverte du monde. Il pressentait que son isolement nourrirait en elle une soif absolue qui, si elle n’asséchait pas son âme, la porterait au-delà de l’Immuable. Et pour la première fois sa quête lui parut vaine en regard de l’amour qu’il éprouvait.
La nuit venue, il leva les yeux vers le ciel, là-haut les lunes se poursuivaient infatigables au milieu des étoiles. Quand la troisième lune sombra à l’horizon tous les enfants dormaient sauf Didi. Le vieux Fiasc avait insisté pour qu’il puisse assister au départ de sa sœur pour les mines de plastique.
Maelivia avançait tête haute, elle se tenait droite. Elle avait cessé de singer la folie. A quoi bon ? Les nourrices hommes et femmes étaient peu nombreux. Beaucoup avaient préféré se réunir dans la source, sous les feuilles du figuier avec le vieux Blonx, ou dormir, tout simplement. Frère Troc était seul face à une mer encore d’encre, prêt à écrire l’histoire avec le sang. Il pensait aux moines partis un peu plus tôt poursuivre, avec leur troupeau d’écervelés, le seul grand voyage qu’ils feraient encore. Maelivia le rejoignit, il ne sembla pas s’en apercevoir.
— C’est moi, trancha Maelivia en lui touchant l’épaule.
Sans se départir de son calme, elle revêtit la robe de bure que lui tendait Gora puis coiffa le chapeau à large bords. Elle s’assit pour enduire ses pieds d’huile de palme. Ses derniers jours d’entraînement lui avaient rendu ce geste rituel agréable. Elle finissait de chausser ses gourdes, se surprenant à envisager avec impatience de découvrir à quoi ressemblait une mine de plastique, quand Bromax lui tendit une paire supplémentaire beaucoup trop grande. Il lui montra avec émotion la fine gravure qu’il avait réalisée aux talons de celle-ci. Un coq, animal totem du clan de l’île de la Communion symbolisant l’éveil des jeunes générations, la voix des nourrices se brisant sur l’aurore pour célébrer la permanence du lien à travers les âges.
Les deux silhouettes s’élancèrent sur l’eau, tel des danseurs aux robes bouffantes, leur chargement solidement arrimé à leurs épaules. Le soleil se levait trempant d’or leurs formes mouvantes.
Deux grosses larmes coulaient sur les joues de Didi. Elle ne s’est même pas retournée et elle marche sur l’eau et pas moi, pensa-t-il.
— Viens, il fait jour, on va nourrir les bocks, lui dit Fiasc, empoignant sa main.
Avec précaution mais fermement, il l’arrachait au spectacle que lui offrait cet horizon en flamme, le tirant à lui, en direction des boules colorées qui s’affadissaient au soleil naissant et, croyait-il, le conduisant vers le remède au chagrin, offert par l’agitation vertueuse des petites fourmis jaunes.
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