Chapitre XXVII : Maintenir l’équilibre

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Où Craon doit faire face à des choix difficiles.

Les peuples des Plaines Ourlées savaient que l’eau est aussi rare que la guerre est fréquente. Craon était le chef de la Tribu du coq et il ne pouvait oublier que les guerres les plus terribles sont celles ou l’eau manque. Le quotidien des tribus ne s’éloignait jamais vraiment de l’idée de la guerre. Même lors des réjouissances qui réunissaient pacifiquement les clans, chaque appariement était l’occasion de renforcer des alliances, d’affaiblir un adversaire ou d’affirmer sa supériorité.

Craon n’était pas un lâche mais il connaissait bien l’abîme qui sépare l’escarmouche de l’affrontement véritable. La guerre de l’eau avait duré longtemps et fait des ravages. Elle différait des batailles qui rythmaient maintenant la vie des tribus. Ces batailles, lors desquelles il arrivait que l’on perde un homme ou deux, avaient la régularité épisodique d’un mal nécessaire. Elles formaient la jeunesse, soudaient les membres du clan et renforçaient la cohésion de la caravane. Il n’en fallait pas plus pour que la route choisie soit suivie, pour que les règles édictées soient respectées. C’était le prix à payer pour maintenir la vigilance face à une nature aussi aride que sauvage. Celui qui a appris à se méfier de son semblable, ne pose pas volontairement le pied sur un scorpion.

Mais, la guerre véritable est la rupture même de ce fragile équilibre. Une société en guerre n’est plus humaine. Elle est comparable à l’insecte venimeux qui, prêt à tout pour infliger sa piqûre mortelle, se pique souvent lui-même. Les haines nourrissent les appétits, l’action précède la réflexion, la réaction se justifie par anticipation… Nulle prudence dans cet emballement frénétique où la méfiance cède le pas à une aveuglante certitude.

Craon avait cru avoir laissé ce cauchemar derrière lui, dans les terreurs de son enfance. L’eau avait tant manqué qu’on y suçait les tiges des catus korax dont le suc épais teintait de noir la langue et y laissait un goût amer. Il se souvenait des crevasses qui tavelaient ses lèvres d’ombres et de peaux mortes sur lesquelles il passait une langue lourde et gonflée dont le frottement sur ses dents lui faisait l’effet d’un paquet de sable percé. La soif, il ne connaissait rien de pire et, pour lui, la guerre était la soif. Cette étrange faim d’avant la fin, cet étourdissement plat qui étire jusqu’aux secondes et assomme le corps plutôt que de lui accorder ce flottement mou, cet oubli progressif de soi que provoque la privation de nourriture. Il craignait ce cauchemar qui, pour un tonneau de chtuvax, vous fait tuer père et mère. Jeune soldat, il avait été témoin d’une scène qui hantait encore ses nuits. Il gardait le kuva des réserves. Les jeunes frères Tronx, arrivaient depuis l’angle sud du campement. Ils roulaient une barrique vide devant eux.

Grâce à une percée récente en territoire ennemi, l’approvisionnement était de nouveau possible. Craon savait qu’il gardait suffisamment de tonneaux d’eau pour alimenter la tribu pendant un mois entier. Il avait juste prévenu quelques amis. La distribution aurait lieu le lendemain à la première heure. Il entendait encore le son de sa voix résonner dans sa tête. Un chuchotement joyeux reçu par une exclamation et un éclat de rire heureux.

Les frères Tronx lui en étaient reconnaissants. Ils venaient, pendant la nuit, pour être servis les premiers. Ils attendraient, bientôt rejoints par d’autres, prévenus, comme eux, un peu trop en avance. La corne d’appel, devenue d’abondance, retentirait dans le vide écrasant de la plaine où le ciel se couche sur la terre, tel un époux vorace, lui volant sa fraîcheur dès les premières aurores. Comme pour se rire de cet amoureux jaloux, qui n’en finissait pas d’assécher de ses caresses la surface aride d’une terre tannée d’attente, au creux des dunes, l’eau coulerait d’un tonneau de chtuvax à l’autre. Ce serait de nouveau la vie, ce serait rire et joie, ce serait une trêve dans cette guerre de la soif.

Ils étaient encore trop loin pour qu’il leur fasse signe d’approcher. Mais il scrutait le désert comme tendu vers eux pour mieux les inviter à le rejoindre dans cette attente solitaire qu’il menait avec fierté et espoir. Il vit alors un petit groupe hirsute, grimé, glisser d’une dune à l’autre et dont les yeux brillants se faufilaient dans la nuit.

Il s’approcha légèrement pour mieux voir tout en restant dans l’ombre du kuva pour ne pas se faire remarquer. La deuxième lune éclairait de reflets verdâtres l’étendue molle du sable. Aucun bruit ne monta vers le ciel. Craon, fondu dans le silence, regarda sans comprendre. Le campement était situé loin de toutes les tribus étrangères. Les jeunes gens qui se faufilaient tels des hyènes étaient des leurs. Trop jeunes pour être des soldats, ils avaient certainement l’âge des jeunes Tronx, à quelques mois près. Peut-être étaient-ils même des camarades de jeux. Peut-être les avaient-ils entendus discuter entre eux, à moins qu’ils n’aient été mis dans la confidence et qu’abrutis par l’envie ils n’aient pas su attendre.

Ils déboulèrent armés de coutelas neufs, encore vierges de tout champ de bataille. Ils frappèrent à l’aveugle. Les trois frères surpris tombèrent vite à terre, assommés, inconscients ou feignant, par prudence, l’étourdissement. Les assaillants se ruèrent sur le tonneau, le secouèrent. Il était vide. Rendus fous par l’espoir, leur vaine impatience consuma en eux le peu de raison qui restait. Ils se ruèrent sur le plus jeune des frères, la proie la plus facile et, d’un geste vif, ils l’égorgèrent. Tels des bêtes aux abois, prêts à fuir, ils s’accroupirent, lapant la gorge ouverte d’où pulsait par saccades l’affreuse liqueur noire sous les rayons de lune.

Craon rêvait-il ? La soif l’avait-elle, lui aussi, rendu fou ? Il avait envie malgré lui aussi de participer au festin. Tandis que ses muscles se tendaient vrillant ses os il demeurait immobile, cloué sur place, muet, la gorge sèche devant son propre déchirement entre la vie et le mal absolu. Après quelques minutes qui lui parurent des heures, cinq silhouettes se relevèrent en titubant. Difformes, les gestes incohérents, elles semblaient se rhabiller de leurs vêtements humains devenus trop grands ou trop petits, en tous les cas, mal ajusté. Elles erraient au-dessus du corps vide, sans pouvoir partir, perdues à elles-mêmes. Lorsque les deux autres corps allongés, rappelés à la conscience firent mine de s’éveiller, les enfants inhumain sortirent de leur transe.

Panique, calcul, relent nauséabond d’une folie causée par la souffrance et le fantasme de son apaisement, ils tranchèrent, sans culpabilité, d’un geste vif les deux autres gorges, laissant le précieux fluide nourrir le sable.

Craon, il ne savait comment, revint à l’avant du kuva qu’il était censé garder. Vacillant devant la porte vacante derrière laquelle dormaient cinquante tonneaux pleins d’eau, il tomba à genoux. La soif le tenaillait toujours, l’étranglant jusqu’à le faire basculer dans le sommeil ou l’inconscience.

Le lendemain, il expliqua sans être convaincant ni convaincu n’avoir rien vu et s’être tout simplement assoupi. A son grand étonnement il fut simplement puni pour négligence. Les guerriers vétérans ne posèrent aucune question s’accordant à considérer sa version comme véridique. Avec le temps, Craon comprit qu’ils avaient mesuré l’horreur de cette nuit-là. On ne chercha nul coupable. On distribua l’eau, c’est tout. Il n’y eut ni rire, ni joie, seulement la guerre qui les habitait tous. Et l’eau avait un goût amer.

Un homme vint voir Craon dans les jours qui suivirent. Il portait à son front l’emblème du Coq d’Or. Il s’accroupit à son chevet. Craon, depuis cette fameuse nuit, était souffrant. Il dormait mal, était secoué de spasmes, souvent brûlait de fièvre. Dans un demi-délire, il recrachait l’eau qu’on portait à ses lèvres. L’homme au diadème posa la main sur son front brûlant.

— Ton état ne s’améliore pas. Il ne s’améliorera pas si tu ne le veux pas. Certains êtres sont dotés de responsabilités. Ils n’en sont pas forcément plus vertueux.

Craon détourna la tête en gémissant, il ne voulait rien entendre. Il voulait être sourd.

L’homme lui laissa quelques instants et repris :

— Je ne m’excuserai pas, je ne prendrai pas ton fardeau. Sache seulement que j’aurais

pu distribuer l’eau plus tôt. J’aurais également pu l’annoncer avant, à tous. Oui à tous, sans privilégier mes amis, ou ma famille. Mais alors un seul homme n’aurait pas suffi pour garder la réserve.

J’ai voulu accorder une nuit de repos à mes soldats. J’ai choisi, peut-être à tort celui que je pensais être le plus fiable. Je me suis trompé. Peut-être aurais-je dû en choisir un autre. Peut-être n’y en avait-il aucun qui soit capable de tenir sa langue.

Craon grogna comme pour éloigner une vision qui le hantait il aurait voulu être un animal pour ne rien comprendre pour ne pas avoir à se justifier. Il appelait la mort plus que le pardon.

— A quoi bon s’accuser ? Je me suis trompé, tu t’es toi aussi égaré. En croyant privilégier tes amis tu as causé leur perte. En choisissant d’attendre j’ai assoiffé mon clan et dénaturé ses enfants. Il se tut un moment puis ajouta : c’est ainsi ; être chef, c’est maintenir toujours un fragile équilibre entre le confort des uns et l’inconfort des autres.

Craon avait retenu la leçon, cette maxime était son talisman contre l’usage destructeur du pouvoir. Nul pas vers la gloire qui ne l’invite à la circonspection. Le juste milieu traçait un chemin sur les bords duquel il lui semblait voir d’un côté les corps de ses amis, et de l’autre les silhouettes anonymes de chacun d’entre nous, prêtes à se muer en hyènes.

Cette sagesse acquise si tristement avait donné à sa gouvernance une assurance pragmatique et tranquille. D’aucuns disaient qu’il manquait de courage, d’autres d’initiative. Mais, alliée à la détermination implacable de sa première épouse, sa politique ralliait la majorité des membres de la tribu et lui assurait respect et obéissance. Burla veillait en effet à renforcer l’assise de son époux au sein du clan en maîtrisant tous les aspects secondaires, c’est-à-dire tous ceux qu’il lui était permis d’approcher en tant que femme : fabrication des couleurs, mariages, placement des kuvas… Elle avait insisté pour que la famille Rince-Coq soit apparentée au vieil Andelka, le medecin tribal. En échange d’une rente permanente il lui appartenait de maintenir en bonne santé les membres de la tribu. Si la maladie venait à frapper trop longtemps, la pension diminuait d’autant. L’idée avait beaucoup plu à Craon. Il la jugeait en accord avec la notion d’équilibre qui lui tenait à cœur. Burla, trouvait tout simplement qu’il était stupide de payer lorsqu’on était malade, car cela revenait à inciter un esprit droit, sachant manier les potions et les poisons, à emprunter les chemins de l’avarice et de la duperie si peu conformes à sa prime nature. Elle-même n’étant pas toujours désintéressée, elle savait habilement se prémunir des faiblesses des autres. Sa clairvoyance ne garantissait pas pour autant la justesse de son jugement.

Elle était souvent dans l’excès, vindicative et fière. Son fils qu’elle percevait comme un prolongement d’elle-même faisait les frais de ses excès d’orgueil qui viraient parfois à l’aveuglement. Elle ne l’avait pas vu grandir et confondait maintenant les égarements d’un homme avec les caprices d’un enfant. Elle prit donc sa défense contre Craon s’opposant de front à l’autorité du père, du mari et du chef et n’en ayant cure.

Elle parcourait le kuva à grandes enjambées tandis que Craon assis sur leur couche, les épaules rentrées se tenait la tête qui l’élançait douloureusement depuis la veille obscurcissant son jugement et son humeur.

— Tu ne peux pas lui imposer ça ! Des excuses publiques à la rigueur, mais l’exil, c’est le vouer à la mort.

Si Youpur n’était pas le seul fils de Craon, il était l’unique enfant de Burla. Attentive à ses moindres désirs, lui supposant des besoins qu’il n’avait pas, elle l’écrasait de ses attentions alors que lui ne rêvait que d’une chose, s’affirmer et en toute indépendance. Il désespérait de se forger une stature de chef à ses yeux et aux yeux des autres. Enfermé dans les langes d’un amour possessif, il était comme enserré dans une chrysalide trop épaisse qui après l’avoir longtemps protégé des aspérités du monde l’avait réduit à l’impuissance. Burla s’apprêtait à y ajouter la honte et l’opprobre.

— Puisque je te dis qu’un outrage a été commis ! Articula rageusement Craon.

Que voulait-elle qu’il dise de plus ? Il n’avait jamais su parler aux femmes. Alors que les images de providence dénudé heurtaient sa mémoire comment en plus accuser son fils. Même à Rabundar, les mots avaient manqué, il éructait, il bégayait, il hurlait appelant à l’aide, invectivant une jeunesse dénaturée. Ingnorante des circonstances Burla repris la parole en ironisant:

— Un outrage ? Pendant la période d’initiation ? Mais mon ami, l’initiation est par définition un moment outrageusement indécent ! C’est bien pour ça qu’on la laisse aux voiles gris.

— Mais Providence… commença Craon ne sachant comment amener les choses

— Providence, n’est plus une débutante ! Elle doit savoir y faire. D’ailleurs il me semble qu’avec la tête qu’elle a et sa jambe de guingois se serait plutôt à nos jeunes hommes de faire les dégoutés.

Craon, releva la tête. Il observait Burla s’agiter, dénigrer sa servante usant de tous les artifices de la mauvaise foi pour dédouaner son fils. Derrière la matrone autoritaire et impertinente il voyait la femme, sa femme et la mère. Il n’aurait pas la force de lui expliquer. A quoi bon. De toute façon, il ne saurait pas comment s’y prendre, quel mot employer. Il y a des fardeaux qu’il est plus simple de porter seul. Il restait coi, inflexible. Il en allait pour lui de l’équilibre de la tribu du Coq.

— Mais tu vas revenir à la raison, l’invectiva Burla. Rageant de ce silence qui n’en finissait pas de la déstabiliser. Elle décida d’abattre une nouvelle carte. Ton fils est un homme fort, il a de l’énergie à revendre. Il est comme toi à son âge. Si Providence est trop fragile à qui la faute ? Elle est bien nourrie. Je ne la fait pratiquement pas travailler. Elle se déplace même à dos de Dromadane alors que les autres femmes s’usent les pieds dans la poussière entre chaque caravansérail !

Elle guettait l’approbation de son mari et ne perçut rien dans son regard vide. Avec moins d’assurance elle continua

— Nous aurions dû la relever de ses fonctions. La refiler à un autre clan. Qu’en sais-je ? Est-ce à Youpur d’assumer nos négligences ? Les excès sont de son âge. Est-ce un mal ? Etes-vous jaloux vous qui vous plaignez maintenant des assauts de vos jeunes épouses ?

Craon secoua la tête, encore une chose qu’il n’avait pas et ne souhaitait pas annoncer à Burla. Youpur ne porterait jamais le voile orange. Il ne connaitrait ni les inconvénients ni les joies des appariements.

— Tu es le chef ! L’équilibre, c’est toi ; pas cette petite souillon, cria Burla qui se sentant acculée devenait agressive. L’absence de réaction de son époux lui faisait plus peur qu’une réaction violente à laquelle elle aurait pu opposer une stratégie élaborée de plaintes, de récrimination et de marchandages pour finalement parvenir à ses fins et dédouaner son fils.

Le chef de la tribu du coq excédé se leva et quitta la pièce laissant Burla sans interlocuteur. A quoi bon lui parler du ver nu, lui dire que son fils avait lamentablement échoué, lui révéler qu’il n’avait rien découvert des plaisirs du corps… Burla n’avait pas mesuré l’ampleur de la faute. Elle s’accrochait aux projets qu’elle ourdissait depuis des semaines, envisageant encore des fêtes et des mariages. Or, sans l’assentiment de Providence, nulle union n’était possible. Quelle famille respectable voudrait d’un homme indigne du voile orange ?

Tout en ruminant ces idées noires, il se rendit jusqu’à la tente du vieil Andelka, où Providence était alitée depuis sa mésaventure du matin.

— Comment va-t-elle ? s’enquit-il.

— Bien, répondit le médecin. Plus de peur que de mal. Son corps n’a pas souffert, elle est plus solide qu’un kalinx, ces bêtes son difformes mais increvables ! Par contre l’humiliation et la colère habitent son esprit. Je l’ai calmée d’une potion, mais il faudra qu’elle obtienne réparation. A son réveil, je l’engagerai à requérir l’exil de ton fils auprès du Conseil, je pense que tu es d’accord avec moi il en va de l’équilibre de la tribu. Les actes ont des répercussions sur le corps. Cela est valable pour un individu comme pour une communauté. Il est regrettable de se séparer d’un membre, mais quand celui-ci est pourri par la gangrène mieux vaut ne pas tarder sinon l’organisme entier succombe. D’abord à la folie. Ce sont des crises sporadiques, étonnantes qui font surgir le monde des esprits dans celui des hommes. Puis tandis que le poison gagne toute les parties du corps, la souffrance et la douleur augmente dénaturant les êtres. Ils arrivent parfois qu’avant l’aboulie qui précède la mort ils soient gagnés d’une force extraordinaire qui confine au surnaturel. Alors ignorant la douleur, la morale ils s’agitent en tous sens répandant les germes de leur mal partout autour d’eux. Ce sont de grand gestes ou de grandes armées qui lèvent leurs ultimes forces dans une bataille que le charnier habite avant même la défaite. Crois-moi Craon, il ne faut pas fermer les yeux. Pas cette fois. La main qui porte le glaive ne doit pas trembler. Je compte sur toi pour prendre la décision qui s’impose.

Craon, l’air grave et pénétré hocha la tête en signe d’assentiment. Il ne pouvait s’empêcher de penser qu’Andelka n’avait pas besoin de le convaincre lui, mais qu’il serait fort utile qu’il puisse se montrer aussi persuasif auprès de sa première épouse qui ne se résignerait pas facilement à mourir de chagrin.

— Autre chose, ajouta le médecin, concernant Providence. Elle ne pourra plus être servante. Elle a été souillée par cet étranger, ce vers nu que ton fils a ramené. Elle doit pouvoir se reposer sur ta famille et être lavée de l’affront subi. Etant à l’origine du mal, Youpur, selon nos coutumes et nos règles devrait l’épouser. Cela comme nous venons de le voir est inenvisageable. C’est donc à toi, son plus proche parent, qu’il reviendra d’épouser Providence.

Craon baissa la tête et balaya l’air d’une main molle. Broutille que tout cela au regard du sacrifice d’un fils. Ne se trompant pas sur son geste Andelka avec sagesse le mis en garde.

— Ne te méprends pas Craon, trancher n’est pas le plus ardu. Maintenir le lien malgré les forces contraire, là est l’épreuve la plus longue. Ton fils n’ayant encore jamais été marié et ne pouvant accéder au privilège du voile orange, Providence ne peut devenir ni sa femme, ni sa veuve. Elle doit être tienne. Mais… car il y a un mais, elle devra être considérée comme ta première épouse. Ce faisant elle en aura toutes les prérogatives.

Craon releva ses yeux fatigués sur le vieux médecin. Le monde n’en finissait pas de lui tomber sur la tête. Voilà encore une chose qu’il n’avait pas prévu et qu’il devrait pourtant annoncer à Burla. Il devrait procéder avec diplomatie. Pensif, il s’affala sur le siège ou Andelka aimait à se reposer après une longue journée. Il se défit de son diadème et le posa sur son genou contemplant le métal finement ouvragé. Devançant sa demande Andelka saisit un flacon sur le bord d’un coffre et le lui tendit

— Concernant Burla, trois gouttes dans son verre avant de lui annoncer la nouvelle, puis sept après. Laisse-la dormir douze heures, puis fais-lui manger un repas léger. Deux gouttes tous les soirs jusqu’au départ du fils. Six gouttes le jour du départ, quatre le jour du mariage. Après… Après, ça lui passera, mais elle risque de ne pas être facile…

Craon ne trouva rien à répondre, les affaires de la tribu du Coq l’occuperaient un peu plus,

voilà tout. Avec une désinvolture qui déstabilisa Andelka, il remit son diadème en place comme on coiffe un chapeau et quitta le kuva.

Le médecin resta immobile quelques seconde, puis malgré son âge avancé se précipita à la suite de Craon. Il le rattrapa à l’angle d’une venelle l’attrapa par la veste. Il dut s’appuyer à son épaule et se tenir sur la pointe des pieds pour lui murmurer à l’oreille :

— Ce n’est plus l’homme de soin qui te parle, mais l’ami de longue date. Celui qui t’a vu grandir, devenir homme. Tu devrais aller voir le vieux Raboundar et discuter avec lui, de temps en temps. Il a coutume de dire que son champ de bataille, ce sont les femmes ; et je crois qu’avec Burla privée de son fils et Providence comme première épouse, tu auras bien besoin des conseils d’un vétéran en la matière.

Avant même d’attendre une réponse Andelka s’éclipsa en reculant, encore tremblant de son impertinence. Comment allait réagir cet homme à qui il venait de demander de sacrifier son fils, d’humilier son épouse et auquel il conseillait au nom d’une amitié dont il ne savait pas si elle existait d’aller quérir l’assistance d’un vieillard dont toute la tribu se moquait ?

Craon rajusta le voile d’honneur qui pendait mollement à son épaule et sans se retourner il avança d’un pas ferme et décidé jusqu’au bord du camp. L’endroit était le moins commode, le plus exposé au soleil, le plus loin des ressources d’eau. Le cuir même du kuva, usé et rapiécé semblait faire honte au désert. Avant même qu’il ne se soit annoncé une jeune fille charmante aux pommettes fraiches et hautes rabattit la toile élimée qui en fermait l’entrée. Elle n’adressa pas la parole au chef cela aurait été mal vu, mais tout son être témoignait de l’honneur qu’il leur faisait en venant jusqu’à eux.

Luanda voyait dans cette visite la confirmation de ce qu’elle pressentait depuis quelques jours. Des évènements se tramaient au dehors. Elle sentait bruire l’inattendu dans le claquement du vent sur les peaux tendues des kuvas. Elle savait parfois laisser trainer ses oreilles là ou se décidait son avenir et s’en réjouissait. Demain, elle irait chez Burla apprendre à préparer l’orange. Dans quelques jours à la faveur du grand rassemblement elle serait peut-être mariée ! Que d’aventures ! Elle en riait d’avance et se félicitait en secret. Partir, rejoindre une autre tribu, être libre d’aimer ! Le rose lui montait aux joues et ça lui allait bien.

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