Chapitre XXXIX : Coup pour coup
Où Radigan sauve une vie sans en être remercié tandis que Burla ne pense qu’à sauver son fils.
L’équipage qui soutenait la cage était bien mal assorti. Radigan se tenait fermement aux barreaux de bambou essayant tant bien que mal de ne pas trop tanguer. Il parvenait à maintenir un semblant d’équilibre mais malgré tous ses efforts son habit munit de grelots générait un carillon joyeux. « Je vais devenir fou » répétait-il sans même se rendre compte que sa litanie comme le tumulte des clochette suivait le rythme asymétrique imposé par la démarche bancale de Bacurian et de Karlan.
Les deux hommes, imperturbables malgré le ridicule que leur imposait leur mission, accomplissaient leur tâche avec le sourire. Ils étaient heureux d’échapper aux corvées des cuisines et d’être invités, l’honneur était grand, à pénétrer à l’intérieur du kuva de Craon alors que celui-ci n’y serait pas présent. Ils espéraient trouver prétexte à s’y attarder.
Ils désiraient y surprendre leur chef. Peut-être pourraient-ils même le saluer… Depuis l’initiation, et ses suites désastreuses, Youpur restait cloitré dans le kuva familial. Or même s’ils ne se l’avouaient pas en ses termes, son charisme et son énergie leur manquait à tous. Malgré les évènements il demeurait leur chef de cœur, celui vers lequel ils tournaient machinalement leurs pensées, leur fidélité et même leur reconnaissance. Dans le jeu du pouvoir et de la force il demeurait leur chef de cœur. Ils avaient l’impression qu’avec lui à leur tête, jamais on n’aurait pu leur soustraire le bénéfice du voile orange.
Leur attachement s’était trouvé renforcé dans l’adversité et bravait les faux semblants. Ils avaient été nommés « armée d’élite » par Craon, et qu’avaient-ils mené à bien depuis ? Ils avaient égorgé un vieillard à l’ombre d’une dune. Il avait chassé les lièvres des sables comme de vulgaires adolescents. Certains d’entre eux s’amusaient même d’avoir été envoyé à la course à la mousse lorsqu’ils avaient récupéré les lichens sur les roches pour agrémenter les plats. D’autres ne s’amusaient de rien, ils avaient récuré les plats de ktur plutôt qu’aiguiser leurs armes, monté les tentes d’apparat. Ils étaient aux cuisines, maniaient le balais, secouaient les peaux de sol que chacun foulait aux pieds.
Sous prétexte qu’il n’était plus question pour eux de prendre femme, toutes les tâches ingrates et dévalorisantes leur étaient attribuées. Ils leur semblaient avoir hérité du voile gris en lieu et place de leur avenir. Karlan détailla du regard le Vers nu. Même lui avait perdu sa morgue naturelle : sa nudité était plus respectable que cet habit ridicule. On avait fait de leur prisonnier le jouet d’une épouse. Le message était clair : « Rien de glorieux n’a été accompli, nul honneur ne résulte de cette capture ».
La cage n’était guère lourde, pourtant, les muscles de Karlan se contractaient. Il releva son fardeau d’un coup sec. Dans la cage se tenait leur prisonnier. Celui que la compagnie des hommes de Youpur avait capturé. Il porterait cette cage avec dignité, car elle contenait la preuve de leur premier fait d’arme, un trophée.
Bacurian, déstabilisé par le mouvement brusque de son condisciple lâcha prise. La cage, bascula. Les mains de Radigan vinrent s’appuyer paumes contre le sol, à travers les bareaux. Elles étaient plaquées au droit et à la gauche du soldat. Radigan bandant ses bras amaigris tentait d’éviter le pire. Par une tension de tout son corps, il retenait avec ses pieds la cage sur un angle incertain, en suspension au-dessus de Bacurian. L’ornement floral qui recouvrait la serrure de métal pointait la jugulaire du jeune soldat sans pour autant la transpercer.
Radigan maintenait son effort au point que le sang lui battait les tempes et que des crampes couraient le long de ses fémurs. De ses bras, il soutenait la charpente de son squelette, et s’appuyait sur ses os plutôt que sur ses muscles dont il ressentait la faiblesse. Il les aurait crus faits d’eau tant ils lui paraissaient impropres à maintenir le poids de son corps alourdi par cette cage absurde.
Il aurait suffi de presque rien, d’un tremblement involontaire pour que le pistil délicatement ouvragé par Ardénia ne vienne entailler la gorge de son fils et le vider de son sang. Ajoutant à la violence de l’accident le tragique d’une coïncidence macabre.
Radigan sentait pulser la douleur de son dos jusque dans ses doigts. Il ne devait pas lâcher. Il ne pouvait pas. Loin de ressentir de la compassion pour son jeune garde, il craignait que l’issue fatale de cet épisode ne mette en péril les efforts de conciliation qu’il avait entrepris en parlant avec Craon. Il devait tenir.
Karlan massait sa main. La cage en tombant lui avait tordu le bras. Il ne réalisa pas immédiatement dans quelle situation délicate se trouvait son compagnon et attendait qu’il se relève en se massant le poignet et en jurant copieusement. Il lui fallut quelques secondes pour réaliser la situation délicate dans laquelle se trouvait son acolyte n’ayant pas compris pourquoi ce dernier avait subitement lâché sa charge. La mine atterrée des badauds qui se dégourdissaient les jambes entre la cérémonie et le banquet lui fit prendre conscience que la situation était légèrement plus complexe qu’il ne l’avait supposée.
Attirés par le bruit, les promeneurs retenaient leur souffle. Ils reconnaissaient les arabesques florales qu’ils avaient admirées quelques minutes auparavant, et étaient saisis par l’incroyable tête à tête qui se jouait entre le prisonnier et Bacurian, le fils d’Ardénia, dont le visage crispé par la peur semblait lui aussi sculpté dans le métal.
Karlan se retourna et de son bras valide, redressa la cage envoyant son occupant valser sur le bord opposé dans une dégringolade de trilles. Epuisé par l’effort Radigan se laissa couler sur le fond de bois, trop étroit pour qu’il puisse s’y reposer tout entier ou même y allonger ses jambes tremblantes. Les grelots tintaient.
Les deux gardes reprirent leur position. Karlan ignorant la douleur. Bacurian taisant ses émotions. Ils avancèrent. Les corolles d’argent flamboyaient sous la brise, tandis qu’inlassables, les clochettes du costume carillonnais joyeusement.
En l’absence de son mari, ce fut Burla qui les accueillit. Elle regarda avec stupeur leur appareil. Il ne lui avait pas encore été donné de voir jusqu’où l’initiative amoureuse de son époux pouvait le conduire.
Elle avait déjà dû faire place nette pour accueillir Providence. Endormie dans son cocon de soie, telle la chenille qui prétend devenir papillon, la première épouse ne semblait pas si terrible. Burla l’avait contemplée à la dérobée tandis qu’on l’installait dans son ancienne tente. Pendant toutes les années où la servante avait partagé son quotidien, Burla ne l’avait jamais vue dormir. Si cela avait été le cas aurait-elle prêté attention à la finesse de ses traits, à l’impression de vulnérabilité qu’ils dégageaient ? N’était-il pas, plutôt, de bon ton de la maintenir occupée ? Elle renifla méprisante. Qui sait, dans quelle impasse aurait menée l’oisiveté de cette mauvaise graine. Il en va ainsi des gens de peu, le loisir les déforme. Fallait-il qu’elle soit tombée bien bas pour s’en préoccuper aujourd’hui…
Il était urgent qu’elle se ressaisisse. Elle désigna d’un geste autoritaire un emplacement au centre du Kuva d’accueil, à côté des affaires de Youpur. Les deux soldats y déposèrent leur chargement avec précaution. Une forme d’application teintée de respect qui troubla Burla. Dans la cage, replié sur lui-même, le ver nu bruissait à chaque respiration.
La scène aurait pu être causasse et prêter à rire mais étonnement le sérieux des porteurs invitait au respect. Elle s’apprêtait à les congédier quand le plus jeune, brisant la coutume qui veut qu’un homme ne s’adresse pas à une femme en l’absence de son mari, l’interrogea.
— Madame, je vois ici les affaires de notre chef. Je reconnais ses armes. Comment va t-il ?
La voix de Bacurian vibrait légèrement. L’émotion qui étreignait sa gorge était palpable, lui ôtait toute force et toute couleur, aussi sûrement qu’avait failli le faire la fleur ornant la cage.
Burla fut sensible à cette résonnance. Elle éprouvait trop la morsure de l’amour pour ne pas la reconnaître chez un autre. Elle perçu également le voile de tristesse particulier que ce sentiment revêt lorsqu’il est réprimé, caché, travesti par calcul ou par nécessité. Elle s’y employait en ce moment même, en cultivant chez son fils le germe de l’injustice qui devait voir fleurir sa révolte d’homme mûr. Elle considéra Bacurian avec respect et tendresse. Il était son complice et presque son contraire, frêle et fragile. Et pourtant l’amour donne tant de force… mais peut-être était-il encore trop jeune et trop inexpérimenté pour s’en rendre compte.
Puis, son regard se porta sur Karlan. Celui-là était fort. Plus fort que son fils. Sa posture modeste malgré sa carrure témoignait de sa valeur comme de sa fidélité. Voilà un homme dont, plus jeune, elle eût pu aussi faire un chef. Mais son temps à elle était révolu. C’est de son fils qu’aujourd’hui elle devait faire un homme.
Elle jaugea de nouveau Bacurian, il avait osé lui adresser la parole… Elle était l’ex-première épouse de Craon, le chef de la tribu du Coq. Elle ne devait pas se montrer faible. Si elle en parlait à son mari, l’impudent serait puni, il lui cuisait de montrer qu’elle pouvait encore se faire respecter ! Bacurian regrettait sa hardiesse et baissait maintenant la tête en se mordant la lèvre. Probablement imaginait-il déjà les conséquences de son impudence.
— Viens par ici, lui ordonna Burla d’un ton peu amène pour une femme.
Bacurian reconnu en partie l’inflexion autoritaire qu’adoptait parfois Youpur, mais il n’y décelait pas la même franchise spontanée. Cette femme lui faisait peur.
Burla lui saisit le bras assez fermement et tout en y imprimant ses doigts boudinés, elle le traîna plus qu’elle ne l’invita à le suivre.
— Tu peux venir aussi, lança-t-elle à Karlan qui regardait la scène médusé et dont les yeux écarquillés vinrent chercher sur le visage du ver nu confirmation de la légitimité de son étonnement. Radigan ne réagit pas. Il avait bien trop mal.
Burla conduisit les deux hommes à travers les entrailles du kuva. Cette impudique intrusion dans la demeure de leur chef troublait les deux soldats. Quant aux épouses, surprises, elles portèrent la main à leur bouche. Aucune pourtant ne se risqua à critiquer Burla, chacune ayant conscience qu’en se jour particulier, mieux valait ne pas lui faire obstacle. Il serait grand temps, par la suite, de choisir son camp, car rien ne laissait présager que Providence s’avérerait plus commode.
Le kuva tout entier vivait un compte à rebours. Toutes les émotions étaient retenues et suspendues au décompte patient qu’imprimaient les étapes de la noce. Dans ce laps de temps hors du commun, Burla se déplaçait dans les allées du kuva comme l’ombre d’un soleil fou. Ne sachant plus qu’elle serait sa place, elles les occupait toutes, bruyamment, frénétiquement. Elle renversait les coutumes comme on renverse un verre d’eau sur une terre assoiffée.
Elle était sorti du kuva, elle avait renié son fils avant même son exil et maintenant elle brisait un nouveau tabou en laissant pénétrer des hommes dans les appartements des femmes. Le matin, elle exigeait qu’on lui tienne le plateau de ktur pour grignoter pendant des heures des graines de tournasol, l’après-midi elle se proclamait au service du Conseil, s’acharnait sans broncher à préparer le kwa… elle qui ne s’était presque jamais brûlé les doigts à la flamme d’un foyer !
Elle persécutait le pauvre Alexandar dès qu’elle le débusquait lui témoignant des marques d’affections inédite et s’évertuait à transmettre l’art des couleurs à quatre orphelines qu’elle s’entêtait à appeler ses filles chéries. C’est dans ce capharnaüm qu’elle avançait d’un pas décidé suivie par Karlan qui n’osait porter le regard plus haut que la pointe de ses bottes.
Bacurian, à l'inverse, tournait la tête de tout côté tel une bête apeurée. Mais loin de chercher à s’enfuir, il s’imprégnait de tout ce qui avait pu voir grandir Youpur et pensait ne jamais pouvoir se rassasier de ce kaléidoscope de visages de tissus et de formes. Ils lui semblait chercher dans ce faisceau d’indices les traits de son jeune camarade. Il lui semblait y reconnaitre ses froideurs, la morsure de ses boutades et les revers de son caractère.
Pour lui qui s’y connaissait dans l’art du métal il ne faisait aucun doute que Youpur ait été forgé en ces lieux. Dans ce microcosme féminin, tenu comme une petite tribu par la poigne autoritaire et maternelle à laquelle il ne parvenait pas lui non plus à se soustraire.
S’arrêtant au seuil de la cour intérieure du Kuva, Burla lui intima de sa voix à la fois grave et basse effleurant presque le lobe de son oreille:
— Regarde. Elle pointait du doigt alternativement les quatre filles de Raboundar. Tu vois la plus jeune à droite ? Celle avec la tresse noire ?
— Oui, murmura Bacurian. La jeune fille était svelte ; ses mouvements élastiques animaient d’ondulations douces les étoffes qu’elle était en train de plier.
— Eh bien, je tiens à te le dire, ne te fais pas d’illusions. Aucune. Elle est destinée à Youpur. C’est son souhait, et je tâcherai de le faire respecter. Elle se pencha un peu plus, de sorte que seul un filet de sa voix suave parvienne à l’oreille du jeune soldat. Ne te fais pas d’illusions, jeune homme… Il ne verra même pas ce que peut deviner une mère.
Elle resta silencieuse un instant comme pour jauger la détermination du gringalet qu’elle comptait maintenir sous sa férule. Elle reprit son discours, il était important qu’il n’en perde pas une miette.
— Mais tu peux le servir, reprit-elle d’une voix plus forte. Tu peux l’aider à obtenir ce qu’il souhaite. C’est ironique, moi, sa propre mère, j’aurai sacrifié mon amour. Pour lui donner la force de s’émanciper, de revendiquer, de prendre ce qui lui est dû sans en attendre la permission. Vois-tu, la rancœur a ce pouvoir : elle assèche. Les terres les moins fertiles en amour sont les préférées du pouvoir. Ce que j’attends de toi finalement, c’est la même abnégation que celle dont je fais preuve aujourd’hui. Puis baissant encore la voix elle lui murmura dans le creux de l’oreille : Ce qu’une mère peut faire, un amant peut s’y résoudre, non ? Ah j’oubliais, tu lui diras ce que j’ai fait pour lui, quand le temps sera venu. Et tu… tu n’iras pas troubler le cours serein de votre amitié par de mauvais émois. J’y veillerai. Plus elle baissait la voix, plus l’étreinte de ses doigts sur le bras de Bacurian se resserrait, marquant des bleus dans la chair tendre.
Elle se tourna ensuite vers Karlan qui, étranger à la conversation, avait relevé la tête. Il était tout entier absorbé par la contemplation des quatre sœurs. Elles étaient maintenant occupées par leurs travaux de teinturerie, les quatre Danaïdes formaient un tableau stupéfiant. Leurs épaules roulaient sous leurs habits, leurs poitrines se renversaient langoureusement sous la cascade de leurs chevelures abondantes. La courbe de leurs reins épousait l’air qui les entourait d’une étreinte fugace mais passionnée, et leurs jambes mollement appuyées sur le sol tanguaient au rythme des pales qui s’enfonçaient et se relevaient de bassines bouillonnantes. La sueur qui perlait aux commissures de leurs rires, pailletait de reflets dorés ces visages troublants, rendus moites d’efforts. Luanda s’avançait, aérienne dans ce ballet terrestre, plongeant à pleines mains l’étoffe dans une des cuves tièdes. Elle en sortait les bras mangés d’un jus orange, les yeux moitié riant, moitié pleurant sous les vapeurs.
Karlan n’avait jamais rien vu d’aussi beau.
— N’y pense même pas! S’exclama méchamment Burla. Celle-ci est pour mon fils.
Aussitôt Karlan effaça le sourire qui lui était monté au visage et prit un air contrit. Il ne concevait nulle jalousie malgré la déception qui lui étreignait la poitrine. La plus belle revenait au chef. Eh bien, soit. Cela lui semblait normal et le rassurait presque compte tenu de la situation rocambolesque qu’il était en train de vivre. Le rappel à l’ordre de Burla attisait sa loyauté. Si une telle merveille revenait de droit à Youpur, c’était qu’il était un grand chef. Il méritait qu’on le suive.
Burla observa la métamorphose qui s’opérait sur le visage de Karlan. Elle ne s’était pas trompée sur son caractère. Membre de la meute, il irait jusqu’au sacrifice pour sauver Youpur. Si cela, au moins, lui semblait acquis, elle n’aimait pas l’injustice. Elle pensait que maîtriser une situation impliquait autant de devoirs que d’avantages si l’on voulait voir les choses perdurer. Un allié fidèle, c’est bien ; un allié fidèle et porté par l’espoir, c’est plus sûr.
Elle ajouta à son intention d’une voix compatissante :
— Cette initiation… Quelle erreur !
Karlan, sous le choc, eut l’impression de se liquéfier dans ses bottes en cuir de Stir. Malgré la honte qui l’étreignait, les souvenirs le submergèrent, si fades en comparaison du spectacle qui déroulait ses mystères en face de lui, à portée de la sa main et pourtant inaccessible. Il rougit sans parvenir à baisser les yeux.
— Voilà des jeunes gens qui font preuve d’initiative, ricana Burla… en avance pour leur âge… et on les sanctionne ?
Bacurian, la bouche ouverte, les yeux ronds, fixait le front gras et les sourcils tombants de Burla. Les mots qui tombaient de sa bouche le stupéfiaient autant que son absence de gêne. Elle tordait la morale et les règles du clan aussi facilement que son père à lui tordait le métal dans sa forge. Mais quel feu habitait cette femme ? Etait-ce de l’amour ? Elle déployait ruse et perversité autour de son fils comme d’autres distribuent leurs caresses.
— Je t’en donnerai une des trois autres, même plusieurs, se hâta-t-elle d’ajouter à l’adresse de Karlan. Et comme pour le convaincre elle ajouta : Le rêve n’est jamais assez poussé, c’est le propre du rêve que de frôler l’impossible, ainsi on ne prend pas le risque de le croire réalisable. On n’en est jamais rassasié. On s’en délecte. Le rêve est l’allié du présent : il le maintient en l’état… Puis elle conclut : Sers mon fils comme il se doit. Il a besoin d’hommes de confiance comme toi, comme vous ! Son regard se porta d’abord sur le grand vide qui habitait Karlan, puis transperça les pupilles de Bacurian où il fit immédiatement mourir toute velléité de contestation. Elle lui lâcha enfin le bras et détacha un pan du rideau qu’elle tira aussitôt pour dissimuler aux yeux des deux garçons le travail de ses filles.
— Youpur est dans sa tente, rejoignez-le, ordonna-t-elle, avant de les laisser seuls. Bacurian et Karlan s’avancèrent dans la direction indiquée. Ils entendaient encore dans la cour du kuva les rires des sœurs qui résonnaient comme le métal sous le choc des marteaux et des soufflets.
Dans une pièce dépourvue de tout artifice, Youpur était assis, imperturbable, jambes croisées, dos droit. Dans la chaleur de sa tente, il contemplait froidement les méandres du chemin qu’il aurait à parcourir pour que lui revienne ce qu’il attendait depuis de si nombreuses années. Le destin exigeait un sacrifice, il servirait le destin, puis il prendrait la part qui lui revenait.
Lorsqu’il releva la tête, Bacurian se tenait à sa gauche et Karlan à sa droite.
— Mes hommes, murmura-t-il, je vous attendais.
Il n’avait l’air nullement surpris. Karlan et Bacurian échangèrent un regard au-dessus de la tête de Youpur. Ils allaient de surprise en surprise. Etaient-ils attendus ? Par quelle étrange préscience leur chef avait-il pu deviner leur présence ? S’il s’agissait là d’une simple pose improvisée, Youpur avait gagné une habileté que Bacurian, qui avait déjà eu à souffrir de ses coups de sang, ne lui connaissait pas.
— Bacurian, as-tu reçu ton coutelas des Monts-Hauts ? demanda –t-il d’une voix posée et calme.
— Oui, je l’ai à la ceinture, déclara Bacurian qui s’abstint de tout commentaire.
Youpur n’était peut-être pas le seul à avoir changé.
— Donne-le moi, dit Youpur qui se releva lestement. Ses traits tirés et durcis creusaient deux ombres noires en lieu et place de ses fossettes, faisant disparaitre toute trace d’enfance dans son visage fatigué.
Bacurian lui tendit l’objet. Sa main effleura la sienne. C’était une sensation qu’il conserverait au fond de lui comme le fragment d’un rêve épars dont les morceaux ne pourraient jamais constituer un tout.
Youpur se saisit de l’arme et sans un mot il planta là les deux hommes. Il se coula entre eux avec la rapidité d’un serpent, comme le vent souffle entre les dunes, emportant quelques bribes du monde qui les compose.
Les deux compagnons ne le suivirent pas immédiatement. Lorsqu’ils se décidèrent, les allées du kuva leur parurent plus étroites qu’avec Burla qui créait autour d’elle son propre espace. Les rires des sœurs résonnaient toujours. Karlan s’attarda un instant et souleva légèrement le rideau. Trois sœur lui tournaient le dos et maintenait un feu ardent en le nourrissant d’herbes sèches. A sa grande déception Luanda n’était plus là. Elle avait rejoint en catimini la tente principale afin d’entrapercevoir la mariée dans son habit de soie.
Elle découvrit avec stupeur une cage au milieu de l’amoncellement hétéroclite des affaires qui constituaient le paquetage de Youpur. A l’intérieur il y avait un homme qui portait un costume singulier recouvert de clochettes. L’homme respirait le plus doucement possible pour ne pas faire tinter les grelots. Ses traits étaient délicats. Ses mains, posées à l’abandon sur ses genoux pliés, terminaient des bras amaigris aux épaules néanmoins solides. Ses paupières baissées ne permettaient pas de deviner la couleur de ses yeux, mais il avait de longs cils noirs. Elle lui sourit. Elle n’avait eu, jusque-là, que le loisir de détailler les traits d’un seul homme : son père.
Raboundar, comme chacun le savait, était vieux et ronchon. Son nez, ses oreilles déployaient des éventails de cartilage comme seules savent en avoir les vieilles personnes. Il avait la lippe affaissée sur des chicots branlants et une langue, rouge dessus et bleue dessous, qu’il tournait plusieurs fois dans sa bouche en même temps qu’il reprenait sa respiration.
A l’inverse, les lèvres de l’étranger étaient fines et, lorsqu’il lui sourit en retour… Elle entendit du bruit et aussitôt, se faufila entre deux tapisseries. Elle se doutait bien qu’elle n’avait pas à être ici.
Youpur pénétra dans la pièce. Il se dirigea vers la tente de la mariée d’un pas décidé. Son arrogant cousin marchait si droit qu’on avait peine à croire qu’il pût ne pas se briser au premier choc. Tout en lui, lui faisait horreur. Son autoritarisme niais, son front bas, ses narines larges, dont elle devinait qu’avec le temps, elles emprunteraient les mêmes courbes tortueuses que celle de son vieux père. Et ses oreilles ! Des pavillons écarlates veinés de fines radicules bleutées. Certes, on les distinguait à peine aujourd’hui sur sa peau mate, mais elle aurait parié que le temps rendrait à Youpur les traits qu’il méritait.
Lorsqu’ils étaient enfants, ils se chamaillaient souvent. Il courait se réfugier dans les bras dodus de sa mère. Il la pointait du doigt pour l’accuser, elle lui tirait la langue en riant. Burla agacée tapait la main de son marmot en lui faisant la leçon : « On ne se plaint pas d’une femme quand on est un homme ». Elle aimait surtout recommencer à le taquiner, le voir geindre, puis se faire rabrouer encore et encore. Il n’avait pas tant changé.
La veille au soir, elle l’avait entendu pleurnicher mais Burla n’en avait fait aucun cas. Son cousin avait été banni et renié. Elle avait été adoptée. Elle était maintenant la fille de la maison. Nulle ombre ne se porterait sur son futur mariage… elle en était soulagée. Elle se sentait invincible, belle et désirable. Elle repensa distraitement à l’étranger et à son curieux accoutrement. Quelque chose flottait dans l’air, elle ne savait dire quoi, mais cela la ravissait.
Un choc sourd la tira brusquement de sa rêverie. Le sifflement d’une étoffe fendue. Pressentant le danger elle plaqua son corps contre la toile extérieure du kuva, cherchant à y disparaitre tout entière. Le bruit mat et mou de chocs successifs lui tordit les entrailles. Sa respiration lui semblait faire plus de bruit que le soufflet d’une forge. Après un temps qui lui sembla sans fin son cousin réapparut aussi droit qu’il était entré. Luanda épiant à travers les points de la tapisserie distingua son coutelas couvert de sang et réprima un cri en se mordant la main.
Karlan et Bacurian, tout juste arrivés, bloquaient l’entrée du couloir, les yeux fixés sur Youpur ils se tenaient cois. Le silence et le rire des sœurs qu’on entendait au loin les enveloppaient encore. Youpur rangea l’arme à sa ceinture, s’avança. Il tapa de sa main, redevenue libre, l’épaule de Karlan.
— Pars. Je te dirai quoi faire en temps et en heure. Je suis toujours ton chef quoi que tu puisses penser de ce que j’ai fait ou ferai. Dis-le aux autres et attendez mes ordres.
Karlan après une seconde d’hésitation s’inclina. Youpur, conformément aux vœux de sa mère, allait chercher son destin. Il ne l’attendait plus.
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